FYI.

This story is over 5 years old.

Music

Le jour où Leonard Cohen a refusé le prix littéraire le plus prestigieux du Canada

Prends-ça, Bob Dylan.

En 1969, Leonard Cohen a refusé le prix du Gouverneur général pour la poésie avec le motif suivant : « la poésie elle-même l'interdit absolument ». Le Conseil canadien des arts lui avait décerné le plus prestigieux prix littéraire du pays pour son anthologie Selected Poems 1956-1968. En le refusant, Cohen faisait un mouv' aussi noble que porteur d'une vérité bien plus profonde - et politique - que ce qu'elle pouvait laisser paraître. Depuis la création de cette récompense en 1937, seuls cinq auteurs - tous Québécois - ont refusé la distinction, dont Hubert Aquin, qui, comme Cohen, a lui aussi tourné le dos au Prix du GG de 1968. Aquin et Cohen ont été les premiers à se montrer réfractaire, et Cohen demeure le seul anglophone parmi les contestataires. En mai 1969, pour justifier son refus, Cohen allait encore plus loin (un peu trop ?) dans une déclaration au Globe and Mail : « le monde est sans pitié et je n'accepterai aucun cadeau de celui-ci. »

Publicité

L'insolence de Cohen lui aurait toutefois valu une solide réprimande de la part de l'écrivain Mordecai Richler, honoré la même année pour son roman Cocksure. Dans sa biographie de Cohen intitulée Various Positions – A Life Of Leonard Cohen, Ira Nadel raconte que Richler aurait carrément menacé Cohen à la suite de sa décision :

« À la surprise des autres invités, Cohen s'est pointé à une fête organisée par Jack McClelland au Château Laurier pour honorer les lauréats des Prix du Gouverneur général accompagné de la romancière québécoise Diane Giguère. Mordecai Richler l'accueillit en lui glissant, "Viens ici, je veux te parler", sommant Cohen de le rejoindre dans la salle de bain. Furieux, Richler ferma la porte et demanda à Cohen pourquoi il avait refusé un tel honneur. "Je ne sais pas," protesta Cohen. "Si tu m'avais donné une autre réponse, je t'aurais donné un coup de poing au visage," lui répondit Richler. Cohen croyait qu'il n'était pas nécessaire pour lui de se "ranger derrière le Canada à ce moment-là". Il expliquera plus tard qu'à l'époque, le pays ne lui donnait pas l'impression d'avoir besoin de son soutien. Et d'accepter un prix remis par le gouvernement fédéral alors que les séparatistes québécois se battaient pour être reconnus était, pour un Québécois comme lui, maladroit. Cohen comptait des amis parmi les séparatistes, et il ne pouvait se désolidariser si facilement du mouvement. "Je n'ai aucune idée de la raison pour laquelle il était venu à cette soirée," remarqua au passage McClelland. »

Publicité

Le geste de Cohen caractérise très certainement l'homme et l'artiste dans son identité, à la fois cosmopolite et résolument montréalaise.

Leonard Cohen n'est plus. L'artiste s'est éteint dans la nuit du 6 novembre. À la lumière de la pluie d'éloges et d'hommages qui ont accompagné la triste nouvelle, sa maison située aux coins des rues St-Laurent et Marie-Anne est aujourd'hui décorée de lampions, chandelles et autres souvenirs laissés par ses admirateurs, mais aussi par les gens du quartier qui le côtoyaient.

Cohen incarnait, dans son œuvre et sa vie, le montréalais tourné vers le monde, celui qui habitait un quartier où se côtoient Portugais, Juifs, Blancs, hispanophones, anglophones, francophones, allophones, bourgeois et moins nantis, dans une sorte d'harmonie un brin échevelée.

L'entrée de la maison de Leonard Cohen, à Montréal. (Photo : Philippe Larocque)

Aujourd'hui, la ville, la province, le pays et le monde entier se souviennent de Cohen pour ses textes et ses chansons aussi belles qu'hypnotisantes. À l'heure de l'élection de Donald Trump, qui offre un boulevard aux discours de haine, on peut apprécier la clairvoyance troublante d'un de ses textes les plus récents :

If you are the dealer, I'm out of the game
If you are the healer, it means I'm broken and lam
If thine is the glory then mine must be the shame
You want it darker
We kill the flame

Magnified, sanctified, be thy holy name
Vilified, crucified, in the human frame
A million candles burning for the help that never came
You want it darker

Hineni, hineni
I'm ready, my Lord

Rappelons-nous aussi du Cohen qui discutait en français approximatif autant qu'en anglais, qui était de descendance juive mais pratiquait le bouddhisme, qui a été intronisé au Rock'n'Roll Hall of Fame, mais qui dévalait le boulevard St-Laurent en bas de laines et sandales et à qui il arrivait de manger des croustilles au fromage et boire du V8 avec un sans-abri, dans le parc près de chez lui

Rappelons-nous d'un homme, d'une œuvre dont la quête prend des airs aujourd'hui encore plus solennels, sinon carrément spirituels. Rappelons-nous de cette valse – to the end of love.

Stéfane Campbell est sur Twitter.