Il n'y avait pas deux mecs comme Chris Cornell

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Il n'y avait pas deux mecs comme Chris Cornell

Le chanteur de Soundgarden et Audioslave, décédé la semaine dernière, vivra sur le Mont Rushmore du grunge pour l'éternité.

Le grunge était un genre au nom parfait. À sa simple prononciation s'étalait devant nous toute une constellation d'immondices. Guitares vaseuses, hurlements primitifs, et vieilles chemises ternes en flanelle. Une bande de types de Seattle, intéressés par tout ce qui touchait à l'art et aux opiacés réunissait sous leur triste flambeau tout ce que l'Amérique pouvait compter d'angoisses adolescentes et fut à l'origine de milliers de tatouages malheureux et d'une récession économique massive chez les coiffeurs-barbiers de tout le pays. Tous les genres musicaux s'élaborent sur une part de fiction, mais certains semblent plus réels que d'autres. Et Soundgarden appartenait à la frange la plus pure du grunge – lourds et puissants, gorgés de colère et de frustration. En 1991, leur chanteur, Chris Cornell, 27 ans à l'époque, a déclaré qu'il ne se passait pas un jour sans qu'il soit en colère. Il est mort le 17 mai dernier, à l'âge de 52 ans, n'ayant eu droit qu'à de brèves périodes de répit au cours de ces 25 dernières années.

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Le mythe narcissique et rimbaldien de la folie créatrice s'est trop souvent révélé incorrect pour qu'on y accorde un tant soi peu de crédit. Mais il arrive qu'on soit forcé d'accepter l'existence de forces aussi ténébreuses que Chris Cornell, retrouvé la corde au cou dans une chambre d'hôtel de Détroit, point final à une brillante carrière – une fin à la tristesse paralysante, qui re-contextualise les profondeurs abyssales et les hauteurs surnaturelles que sa voix pouvait atteindre.

Oubliez les hymnes sépulcraux comme « The Day I Tried To Live », « Like Suicide », « Fell On Black Day » ou « Pretty Noose ». Il suffit d'écouter une balade folk sous-estimée comme « Seasons », tirée de la B.O. du film Singles de Cameron Crowe, pour déceler la sensibilité mélancolique enfouie sous sa pose de Dieu du Sexe, cette solitude désolée propre à l'extrême nord-ouest des États-Unis, et ces démons, toujours présents mais si ingénieusement dissimulés.

Guru l'avait bien dit : « It's mostly the voice » [tout est dans la voix]. Cornell était capable de chanter tour à tour avec une douceur angélique et une suavité démoniaque, et pouvait faire geler le mercure comme l'amener à ébullition, selon son humeur du moment. Il déroulait un registre d'octaves à vous filer le vertige, qui pouvait tomber en chute libre d'un falsetto des plus stratosphériques pour atterrir aux tréfonds des Enfers et prendre la forme d'une cover blues scabreuse du « Smokestack Lightning » de Howlin' Wolf. Robert Plant et AC/DC sont les références les plus faciles à citer, mais point de mysticisme et d'elfes aux oreilles pointues ni de métaphores sous la ceinture chez Cornell, seulement la douleur, l'opacité, et l'agonie sans espoir. Grunge not glam.

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Grandir dans les années 90, avec un Cornell omniprésent sur MTV, c'était assimiler automatiquement la notion de ce que devait être une rock-star. Qu'est-ce que le grunge, sinon du classic rock ressuscité par la rugosité du punk et la puissance du metal ? Qu'était le grunge sans Cornell ? Soundgarden fut le deuxième nom signé par Sub Pop. Kurt Cobain aurait même déclaré que le groupe était la raison principale qui l'avait poussé à vouloir collaborer avec le label emblématique de Seattle. Même Axl Rose les considérait comme son « nouveau groupe favori », avant de les embarquer sur la tournée Use Your Illusion de Guns N' Roses, entre 91 et 93.

Etait-il possible de faire plus cool que Cornell ? Dans leurs premiers clips, il ressemblait à un mélange de Clark Gable et de Jésus – un peu à Jack Sparrow aussi, certes, mais pas sûr qu'on puisse apposer le statut de « cool » à un mec qui porte des chapeaux aussi débiles dans le civil. Ethan Hawke a copié son style dans Génération 90. Quant à Jordan Catalano [le personnage de Jared Leto dans Angela 15 ans], il peut bien se targuer d'avoir repris les Ramones et les Violent Femmes, au fond de lui, je le soupçonne d'avoir toujours voulu faire partie de Soundgarden.

Cornell n'a jamais enfilé une chemise sans qu'elle finisse en lambeaux, ou qu'elle soit au moins privée de ses manches – pas une seconde sans qu'il ne se torde dans la douleur, faisant hurler sa guitare, à genoux, en lançant les plus imparables regards qui disaient, en gros, « je vais te piquer ta meuf ». Il est probable qu'il soit à l'origine d'un plus grand nombre d'horribles boucs taillés qu'Abraham Lincoln lui-même. Le genre de mec tellement naturellement stylé qu'il pouvait même porter le béret, et une marinière, tel un putain de Français. Et cette coupe, cette coupe ! Le mec avait une coiffure transcendantale, dans la lignée, presque éteinte aujourd'hui, de Bryan Ferry, Keith Richards, Jim Morrison, Jimi Hendrix et Robert Plant.

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Puis le jour est arrivé où le grunge a été assez mûr pour sa satire, et le sommet en la matière reste l'épisode « The Grungies » du Ben Stiller Show, qui parodiait autant les Monkees que la scène de Seattle de l'époque. Ben Stiller y assurait le rôle du frontman, un sosie parfait de Cornell. Pourtant, ce dernier a toujours été plus conscient et intelligent qu'on le lui accorde souvent. Sa « pose Jésus-Christ » tournait en dérision l'auto-déification ridicule de tous les Perry Farrel à travers le monde, tout en étant assez subtile pour assurer à Soundgarden sa place au festival Lollapalooza de 1992 ; tandis que « Big Dumb Sex » rompait avec la tradition des bravades macho-rock.

N'ayant jamais hésité à porter des attaques franches et directes, Cornell a un jour déclaré dans le magazine Spin que « Les Stone Temple Pilots, Bush et Silverchair [avaient récupéré] les éléments les plus simples de Soundgarden, Nirvana et Pearl Jam, pour les refondre en un truc plat et homogène. » Il ajoutait : « Alice in Chains n'était qu'une bande de kids qui sonnait comme Ratt, et soudain, ils ont vu ce qui était en train de se passer et l'ont assimilé. Ils ont été aspirés [par le grunge], ce qui est cool, mais ce n'était pas la même chose que nous. » Cornell était un pur, un vrai.

Et il pouvait se permettre de tailler, car il reste le seul vrai natif de Seattle à avoir sa place au Panthéon du grunge. Cobain venait d'Aberdeen. Eddie Vedder de San Diego, en passant par Chicago. Layne Staley avait grandi en banlieue. Et Scott Weiland donnait juste l'impression d'avoir fait les trois-huit au marché aux poissons du port de Seattle.

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Cornell, lui, était le plus jeune fils de deux parents alcooliques (une comptable et un pharmacien), et a grandi dans un environnement déprimant et détrempé, qui n'avait pas grand chose à voir avec l'espèce de vortex amazonien gentrifié qu'est devenue la ville en 2017. Son obsession pour la musique a débuté avec la découverte d'une pile de disques des Beatles, abandonnés et gondolés, dans la cave d'un voisin. Les habitants du coin appartenaient à la classe moyenne inférieure ; un endroit où tout le monde prenait ou vendait de la drogue dès l'âge de 12 ans. Un bad trip au PCP, à 14 ans, l'a fait abandonner très tôt les drogues, devenir agoraphobe et perdre tous ses amis, à une époque cruciale pour le développement d'un adolescent. « Jusque-là, la vie avait été plutôt géniale » a-t-il un jour déclaré. « Le monde était vaste, et j'avais le sentiment de pouvoir faire tout ce que je voulais. Et d'un coup, j'ai eu l'impression de ne plus pouvoir rien faire du tout. Mais dans cette isolation, mon imagination a vraiment eu le temps de galoper. »

Après avoir brièvement fréquenté un lycée alternatif, Cornell a abandonné les études, s'est mis à apprendre la batterie, et a commencé à enchaîner une série d'épuisants jobs en cuisine. Le point culminant de sa carrière a été atteint avec le poste de sous-chef chez Ray's Kitchen. Il pensait être assez bon à la batterie et aux chœurs pour qu'un groupe génial le recrute ; ça n'a pas été le cas. C'est donc à l'âge de 21 ans que Cornell a eu une épiphanie, et a réalisé que s'il comptait jouer la musique qu'il aimait, il allait devoir la faire lui-même.

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Tirant leur nom d'une installation d'art sonore placée sur les rives du lac Washington, Soundgarden se sont officiellement formés en 1984. Leur lien initial se basait sur les Minutemen, Meat Puppets, Butthole Surfers, Wire et Joy Division. Ils appréciaient Black Sabbath, mais Kim Thayil, le guitariste lead, a un jour expliqué que leur mission était « d'essayer de faire des chansons à la Black Sabbath, sans les parties chiantes. »

En plus de la voix incomparable de Cornell, l'innovation majeure apportée par le groupe a sûrement été la découverte du passage du nord-ouest reliant les Beatles, Black Sabbath, le heavy metal et le punk rock expérimental des années 80 (en tout cas en trouvant un autre chemin que celui emprunté par Nirvana). Après tout, ils font partie des premiers groupes à être à la fois apparus dans l'émission Headbangers Ball (consacrée au heavy metal) que dans 120 Minutes (consacrée au rock alternatif). Les premiers disques de Soundgarden ne sont pas dénués d'éclairs de génie, mais la réputation du groupe et de Cornell demeurera à jamais liée à la parenthèse 1991-1994, durant laquelle sont sortis leurs chefs-d'œuvre jumeaux : Badmotorfinger et Superunknown. Il faut bien sûr rendre leurs honneurs à Mudhoney, Green River, aux Melvins, U-Men et Screaming Trees. À Nirvana et Pearl Jam, aussi. Mais ces classiques de Soundgarden ont sans nul doute posé les fondements des archétypes et du son auxquels on pense lorsqu'on évoque le grunge aujourd'hui.

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Prenez le clip de « Rusty Cage » (dont Johnny Cash fera plus tard une reprise magistrale). Il s'ouvre sur les images d'une forêt surnaturelle, dans les tons d'un négatif, et montre des arbres tristes et dénudés, ainsi qu'un homme courant vers la caméra en brandissant une hache. Un riff brutal de guitare retentit. On voit une vieille cabane abandonnée, le genre de décor idéal pour se débarrasser d'un corps. Il y a des cheveux longs. Des gros solos de guitare. Ou alors « Outshined », dans lequel Cornell a « un look Californie, mais un cœur Minnesota », et pulvérise sa guitare, torse-nu, contre une clôture grillagée. On a ensuite entendu le morceau dans la B.O. de True Romance, et sûrement dans une pub Dr Marten's que vous avez rêvée.

Quand j'avais 12 ans, j'ai automatiquement pensé que tous les morceaux de Superunknown parlaient d'héroïne. Selon Cornell, c'est faux. Son addiction à la drogue n'a vraiment commencé qu'un peu avant ses 30 ans. L'alcool l'a mené aux médicaments sur ordonnance, puis à tout le reste. La dépression était une constante chez lui. Mais il a volontiers reconnu que le chef-d'œuvre du groupe était un disque de mecs défoncés à la weed, et probablement le seul classique stoner produit par la scène grunge.

C'est peut-être une affirmation un peu bateau, mais pour moi, « Black Hole Sun », leur plus grand tube, reste l'apogée indéniable du groupe. Même si les comparaisons avec Led Zeppelin étaient en partie acceptables, c'est à ce moment-là que Soundgarden est devenu totalement unique. Si vous avez vu la vidéo en 1994, la brûlure doit toujours être vivace aujourd'hui, et elle le sera jusqu'à la fin de vos jours. C'était les Beatles traversés par le sludge, le grunge déformé sous l'assaut brutal des punchlines fatalistes de Cornell comme « times are gone for honest men » [le temps des honnêtes hommes est révolu]. On y voit des massifs lunaires, des goules au visage de latex en train de découper des poissons visqueux au hachoir, des ciels d'apocalypse appelant à la chute de Babylone, le fléau des chauves-souris bibliques, et de magnifiques filles en bikini tirant des langues de lézard. Seattle Parano.

Après ça, tout a commencé à se disloquer. Soundgarden se sont séparés en 1997. Cornell a publié le sous-estimé Euphoria Morning en 1999, avant de former Audioslave avec des membres de Rage Against The Machine. Je les ai vus une fois, et je ne le regrette pas. Personne ici-bas n'aurait dû être capable de balancer à la fois des morceaux de Soundgarden et de R.A.T.M. sur scène, mais Cornell était unique en son genre.

On pourrait passer la journée à analyser les deux décennies de la carrière de Cornell. Elles méritent plus que les quelques lignes de cet hommage posthume, mais prenez ça comme ma façon de passer sous silence son album avec Timbaland. Tout ce que vous avez besoin de savoir se trouve dans la reprise qu'a fait Cornell de « Nothing Compares 2 You » de Prince – dernier morceau à se classer dans les charts du Billboard de sa vie. Ce morceau nous rappelle toute la beauté, la puissance et la diversité de sa voix – un instrument qui mérite sa place au paradis des rockers maudits, aux côtés de Jeff Buckley, ami qui lui était cher. Ce titre nous rappelle que lorsque Cornell nous a quitté, il était toujours en plein possession de ce don venu d'ailleurs.

Il y a quelques années, on a interrogé Cornell sur toutes les victimes de Seattle, tous les malheurs qui ont conduit le grunge à sa perte. Comme à son habitude, il a évité les clichés fastidieux et l'existentialisme à deux balles. Il a émis un jugement offrant un minimum de réconfort à tout ceux qui tentent désespérément de comprendre comment et pourquoi tout cela est arrivé, et quelles leçons en tirer. Un exemple de ce qu'il faisait le mieux : trouver le sens de ce qui semblait ne pas en avoir.

« Ce n'est pas quelque chose dont on se remet. Je ne crois pas en un processus de guérison. À quel moment est-ce qu'on peut s'arrêter et dire 'Bon ben, c'est la volonté de Dieu' ? J'ai toujours pensé que cette phrase, que j'ai entendue un milliard de fois – 'ceux qui brillent deux fois plus fort, brillent deux fois moins longtemps' –, est une pure connerie. C'est juste une tragédie » a-t-il déclaré. « Je me trimballe tout ça, tout le temps. La seule chose que je puisse faire, si tant est que je puisse faire quelque chose, par respect pour mes amis qui ne sont plus là, c'est faire de mon mieux pour mener une vie décente, profiter du fait que je suis toujours là et saisir les opportunités que je rencontre, celles qu'ils auraient dû avoir. » Jeff Weiss est un journaliste basé Los Angeles. Il est sur Twitter.