La musique de N.E.R.D. a-t-elle encore quelque chose à dire en 2017 ?

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La musique de N.E.R.D. a-t-elle encore quelque chose à dire en 2017 ?

Après 7 ans d'absence discographique, le groupe de Pharrell Williams a sorti, il y a quelques jours, « No_One Ever Really Dies », nouvel album bourré de paradoxes.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Quand on écrit sur la musique, on se dit toujours qu'on va essayer de prendre un peu de hauteur. Qu'on va éviter de commencer par dire que tel ou tel disque est « bien produit », que ce hi-hat n'est pas assez en avant dans le mix ou que ces paroles nous semblent « peu inspirées ». Bref, qu'on va essayer de faire passer l'objet qu'on écoute pour autre chose qu'un simple objet justement, que la musique n'est parfois pas juste de la musique mais aussi un biais pour pouvoir dire d'autres choses - sur le monde, tiens, pendant qu'on y est. Et si le texte qu'on en sort à la fin peut tenir tout seul comme un grand sur ses deux jambes, c'est carrément gagné.

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Pourtant, ce qui frappe quand on écoute le nouvel album de N.E.R.D, sorti vendredi dernier après sept ans d'absence discographique, ce sont des choses purement et bassement triviales, comme cette putain de basse, trop forte, ou depuis quand Rihanna s'est mise à rapper. Au premier abord, on n'arrive pas à projeter autre chose que des réflexions de type audiofanzine, comme si nos exégèses de puceaux se cognaient d'emblée à un disque qui ne veut pas nous parler.

Pendant un moment on a même un peu peur : après des années de prodiges et de frustrations, la musique de N.E.R.D n'aurait-elle tout simplement plus rien à nous dire ?

Plus caméléon que véritablement vampirique

Tout ça est forcément un peu plus compliqué que ça, et le parcours de Pharrell et sa bande, ainsi que l'empreinte indélébile qu'ils ont laissée dès le début de leur carrière sur la pop music et au-delà, y sont pour beaucoup. Pour ma part, je me rappelle du morceau « Provider » chopé sur Kazaa (ou sur Limewire ?), à l'époque où on téléchargeait les albums titre par titre et où je me gavais plus que me nourrissais de musique, la faute à une culture en la matière encore bien en friche.

Au moment d'In Search Of…, premier album de N.E.R.D paru en 2002 dans lequel apparaît ledit morceau, Pharrell Williams et Chad Hugo sont déjà deux producteurs-arrangeurs de génie, responsables sous la signature The Neptunes de certaines des productions les plus novatrices en matière pop et de hip-hop de l'époque – on pense à Britney Spears, à Clipse, et bientôt au relookage complet de Justin Timberlake avec l'album Justified. Leur patte est protéiforme, sert les personnalités des artistes plus qu'elle ne les vampirisent. Il y a déjà chez eux un mélange de singe savant et de savant fou : ils savent alors tout faire, tout reproduire, mais semblent en même temps vouloir à tout prix inventer la pop du futur, comme s'ils étaient conscients d'avoir la meilleure came sur le marché sans avoir l'air d'y toucher.

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Cette couleur mouvante va infuser le projet parallèle du duo, lequel est selon eux plus fidèle « à ce qu'ils sont vraiment ». Les deux amis d'enfance, aidés de leur homie de Virginia Beach Shay Haley, envisagent alors N.E.R.D comme un prototype hybride et expérimental, à cheval entre le crossover rap rock des années 80 (pour faire très court, ce moment où les Beastie Boys ont laissé tomber le hardcore pour le hip-hop) et un mélange des genres nouveau, sans distinction de goût ni de style, caractérisé par l'avènement d'Internet dans les pratiques musicales de chacun, et qui imprègnera la pop contemporaine lors de la décennie suivante.

Si In Search Of… a si bien vieilli, c'est qu'il apparaît aujourd'hui comme un disque de teenager (même si ses metteurs en scène ne sont pas loin de la trentaine lorsqu'ils le réalisent), portant ses influences en bandoulière comme un ado tapisserait le mur de sa chambre de posters de ses idoles : on y entend du smooth jazz et du funk rock, des associations psychédéliques et des tabous stylistiques qui s'effondrent, un peu comme si Laetitia Sadier et Tim Gane se retrouvaient à jammer avec Slipknot sans que ça ne pose de problème à personne.

Comme l'écrit notre contributeur Étienne Menu dans un article sur Timbaland, The Neptunes et Swizz Beatz dans le fanzine PRODUCE, « avec N.E.R.D, le passé est revisité dans un mode cool, démystifié et paré pour Internet. En plongeant en profondeur dans le terreau de l'Amérique noire – et indirectement celui de l'Europe noire, le projet parallèle des Neptunes reconnait officiellement la figure du Black Nerd. Voici le message qu'il envoie à ses auditeurs : tu peux être un gamin afro-américain du ghetto, écouter du rock sudiste aussi bien que Stereolab, être fan d'astronautique, et ressentir le besoin de parler de tes doutes et de tes angoisses – tout ça est OK à 100%, et tu peux même être cool et créatif en étant cette personne. »

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À ce titre, In Search Of… est particulièrement en avance sur son temps. Difficile de ne pas y voir déjà le modus operandi de la plupart des artistes pop, hip-hop et indie (quoi que ça veuille dire encore aujourd'hui) contemporains. Un disque grisant et toujours en mouvement, traversé par une peur du vide caractéristique de l'époque, où on jette plein d'éléments à la face de l'auditeur pour éviter ainsi qu'il ne zappe et aille voir ailleurs.

Gommer les aspérités

Difficile également de ne pas voir aujourd'hui très directement les descendants directs de N.E.R.D dans ses deux premiers albums. Qu'est donc Odd Future, à part le rejeton mal éduqué, régressif et plus inquiétant de N.E.R.D, dont Pharrell a collaboré aux albums de Tyler The Creator, tandis que Chad Hugo s'est lui entiché d'Earl Sweatshirt ? Que dire également du sorte de revival funk psychédélisant de Solange mais également de SZA cette année ? Dans des albums comme CTRL ou A Seat at The Table, il est frappant de reconnaître certaines sonorités, certains sons de synthés, certaines guitares qu'on retrouvait précisément dans In Search Of… ou Fly or Die. Plus généralement, cette manière nouvelle d'envisager le rap, non plus comme, en gros, un art oratoire (l'école de « qui aura le meilleur flow ? »), mais comme une entreprise globale de branding (on vend sa persona au même titre que ses prods, ses fringues, ses couplets et sa storyline).

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Tous ces trucs qui font que, même lorsqu'il sort un album assez anecdotique (ce qu'il fait depuis 2008, on ne va pas se mentir), on est aujourd'hui quand même toujours content de retrouver N.E.R.D, à l'image de ce vieux pote qu'on n'a pas vu depuis dix ans mais sur qui on retombe par hasard avec autant de plaisir. Comme s'il ne s'était rien passé, et qu'il avait, d'une manière ou d'une autre, toujours été là.

Ce sentiment de familiarité a aussi sans doute à voir avec l'intemporalité des productions des Neptunes depuis le début. Pour ça, il faut les mettre en parallèle avec celles de Timbaland, lui aussi originaire de Virginie, et avec qui le duo a travaillé en parallèle depuis le début, notamment sur le Justified de Timberlake cité plus haut.

Si les trois ont contribué à façonner un nouveau visage de la pop music des années 2000, le second semblait vouloir exclusivement la placer à travers le prisme du futur. Futurisme des prods, des compositions, des collaborations, en comparaison du pragmatisme des deux Neptunes, lesquels ont été repérés assez tôt par Teddy Riley, une des plus grandes influences de Timbaland en termes de production. Ce qui a paradoxalement plutôt œuvré en faveur des deux jeunes loups : aujourd'hui on se souvient beaucoup plus de « Drop It Like It's Hot » produit par les Neptunes et pur engobage du style de Timbaland, que des singles révolutionnaires de ce dernier pour Missy Elliott ou Nelly Furtado. Oui, c'est injuste, mais l'histoire l'est souvent.

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Cette manière d'envisager la musique, à la fois dans la régurgitation instantanée que dans le rapport au passé est, encore une fois, plus raccord avec l'obsession rétromaniaque digestive de notre époque que celle d'alors, ce qui a paradoxalement a sans doute permis à la musique de N.E.R.D de mieux vieillir que les autres.

L'autre parallèle qu'on peut établir - même si un peu plus casse-gueule cette fois - c'est celui de Daft Punk, autre groupe-somme à avoir su compassé son espace-temps, auquel Pharrell a donné de sa voix sur le mastodonte « Get Lucky », titre rincé jusqu'à la moelle qu'on a voulu un peu oublier depuis. Avec Random Access Memories, tout le monde est tombé sur Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem Christo sous prétexte de s'être trahis, et d'avoir fait le geste inverse de leur album Homework : soit de la musique globale lancée à la face du monde composée depuis leur chambre d'ado avec les moyens du bord, tandis que Random Access Memories consistait à composer de la musique elle aussi en autarcie avec une armada de techniciens, d'invités et de matériel all stars, hors de prix, hors du temps mais aussi et surtout hors du monde.

Le cas N.E.R.D est déjà d'office intéressant et compliqué, dans le sens où lorsqu'ils publient leur album d'ado, à l'inverse de Daft Punk, Pharrell Williams et Chad Hugo ne sont plus des gamins, et déjà millionnaires. Ils peuvent alors se permettre de tout réenregistrer, de remplacer la boite à rythme par un vrai batteur. Comme si à l'époque de In Search Of…, N.E.R.D publiait en fait déjà son Random Access Memories. À la différence près que le premier album de N.E.R.D est quinze ans après toujours aussi fondamental, alors que celui de Daft Punk était déjà fin 2013 totalement ringard.

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C'est comme si Daft Punk rassemblait des tropes impropres (la pop guimauve, Supertramp, le hard rock FM), les lustrait et leur redonnait vie à la faveur d'une sorte de révisionnisme post-moderne, tandis que le travail de N.E.R.D consistait depuis le début à faire l'inverse, soit prendre des éléments plus edgy (le post punk, le rap sudiste, le metal) et les rendre, disons, plus présentables pour votre belle-maman.

Une éternelle contradiction

C'est un peu ce qui se passe sur le nouvel album d'ailleurs, pour lequel Pharrell cite sans discontinuer en interview Alan Vega, Gang of Four ou Devo, mais semble avoir ôté tout élément de discordance ou de confrontation de ces influences.

C'est un peu le paradoxe de N.E.R.D (et à plus forte raison, de Pharrell Williams) depuis le début : comme si, à trop vouloir être à la fois le chien punk de la pop et l'artiste contemporain total et globalisant, il en était aujourd'hui condamné à se mordre la queue.

C'est ce qu'il s'est passé avec « Blurred Lines » et surtout « Happy », deux morceaux monstrueux qui en disaient plus sur l'état d'un artiste aux abois que sur les polémiques un peu stériles qui les ont entourés. D'ailleurs, le malaise complet est apparu ensuite, pas avec ce foutu chapeau, ni même avec l'album de crooner flaccide G I R L, mais plutôt avec le morceau « Freedom » (et son clip façon « We Are The World » en plus « funky fresh »). Un titre, quant à lui, qui n'a engendré aucun remous médiatique.

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Ce qui donne au nouvel album de N.E.R.D un statut un peu bizarre. Comme si, depuis les succès planétaires des soupes de Pharrell Williams (et c'est dur à avaler pour ses fans de la première heure, mais le mec fait bel et bien de la soupe depuis dix ans), le travail de N.E.R.D n'était là que pour lui (ré)assurer une sorte de street créd' artistique.

D'ailleurs, qui se souvient vraiment des albums Seeing Sounds et Nothing ? À part un single vaguement scandaleux sur les us et coutumes de la faune de club cocaïnée lorsqu'elle se rend aux toilettes, et à peu près rien pour le second, ces deux disques n'ont pas vraiment marqué. Il faut dire qu'ils ont été composés au moment où il n'y avait plus vraiment d'enjeux pour N.E.R.D, alors que In Search Of… et Fly or Die étaient publiés en parallèle de productions géniales, et servaient d'appendices à des vrais déplacements de la pop music. Alors que maintenant ? Mis à part des apparitions sur des B.O de films d'animation de seconde zone, des featurings avec un des fossoyeurs de la pop moderne (Calvin Harris) pour l'un et un quasi retrait monacal pour les deux autres, on ne trouve plus grand chose.

L'absence d'enjeux, c'est paradoxalement l'atout et la principale faiblesse de N.E.R.D aujourd'hui, même si Pharrell Williams prend pour prétexte de s'attaquer à l'administration Trump sur son nouvel album pour relancer la machine. À ce titre, la référence à Dead Kennedys dans le clip de « 1000 » est tellement nigaude qu'elle en devient presque touchante. Et puis, c'est sans doute un peu naïf, mais il n'y avait pas moyen d'inviter quelqu'un d'autre que Ed Sheeran pour sortir un brûlot politique ? Ou alors j'ai zappé un truc et on en est encore à filer la métaphore des opprimés avec les roux ?

Étrangement, et malgré toutes les invectives qu'on a envie de leur lancer, N.E.R.D échappera toujours, involontairement ou non, à certains écueils de ses contemporains. Déjà, à l'inverse d'Eminem, qui lui aussi a décidé de se fâcher tout rouge contre son michant président tout récemment, N.E.R.D ne vient pas de sortir un album embarrassant. On ne sait pas exactement à quoi ça tient (sans doute un peu de la imprudence dont on parlait plus haut, qui les fait plus pencher du côté de la naïveté communicative que du total cynisme), ou du fait que l'on arrive toujours à être surpris grâce au côté toujours plus montagnes russes de l'entreprise (apparemment, Pharrell parle en conférence de presse de vouloir créer une pop transformer), ou encore ces coups de couteau dans l'eau transformés en coups de guidons un peu tarés grâce à la dinguerie de l'ensemble. À vrai dire, No_One Ever Really Dies est un tel labyrinthe d'émotions et de contradictions qu'on est presque surpris de ne pas y trouver Kanye West, tant on ne voit personne aujourd'hui, à ce stade de popularité, qui rivalise avec Pharrell Williams d'aussi près dans la schizophrénie et la débauche d'énergie.

C'est sans doute ce qui distinguera toujours N.E.R.D du commun des mortels : même si ils essaient de transformer Rihanna en rappeuse et de faire de Future un activiste qui s'ignorait jusqu'alors, même si leur nouvel album possède la même puissance et portée politiques qu'un Nicolas Jaar, leur musique ne sera jamais aussi lisible que le r'n'b hiératique de Frank Ocean, que la potacherie de Tyler The Creator ou que la conscience-gadget de Kendrick Lamar (ça n'empêche pas ces artistes d'avoir sorti de bons disques, hein). Toujours un peu incontrôlable, toujours un peu en deçà ou en avance des exigences de l'époque, il n'est même pas impossible de se dire que quelque chose chez N.E.R.D survivra justement à ses contemporains, ceux de la grande époque comme ceux d'aujourd'hui. On comprend que l'acronyme ne soit pas simplement là pour satisfaire des tics de pubards, mais une vraie croyance dans cette idée, encore une fois à la fois très naïve et très précieuse, de la pop comme éternelle fontaine de jouvence. Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.