Le Guide Noisey de Ruff Ryders

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Le Guide Noisey de Ruff Ryders

Les grands oubliés de l'histoire du rap US fêtent cette année 20 ans d'un parcours sans faute, de DMX à Swizz Beatz en passant par The LOX ou le film « En Sursis ».

Aujourd'hui, l'histoire du rap s'écrit sans l'un de ses partenaires historiques, Ruff Ryders. Mais la tournée entamée ces jours-ci par DMX, Eve, Drag-On ou encore The LOX pour célébrer les vingt ans du collectif rappelle une chose : Ruff Ryders a pendant un temps été
ce label qui soufflait le chaud et le froid sur le hip-hop américain, et donc mondial. C'est simple, que vous étiez rappeurs, producteurs, patrons de label ou simples amateurs de hip-hop, vous deviez dans tous les cas vous positionner avec lui ou contre lui. Un peu comme si Ruff Ryders était trop extrême pour y rester indifférent, comme s'il vous obligeait à vous prendre de sympathie pour des mecs qui, dans la vraie, ne mériteraient même pas votre amitié.

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Pouvait-il seulement en être autrement ? On parle quand même ici d'un collectif qui a toujours su trouver le juste milieu entre le succès commercial et le manifeste underground, qui a révolutionné l'imagerie hip-hop en adoptant une esthétique apte à faire fantasmer les rockeurs nourrissant une profonde obsession pour les motos, les loups et les vestes en cuir, qui a mis un terme au règne de Bad Boy Records et qui a imposé des figures aussi incontrôlables que DMX ou The LOX, désormais suffisamment armés pour faire résonner leur hip-hop lugubre, agressif et racailleux par-delà leurs petits cercles d'initiés.

Dans le contexte de l'époque, donc au croisement des années 1990 et 2000, Ruff Ryders a en effet ouvert le champ des possibles : rarement, dans le hip-hop, on avait entendu des mecs mettre autant les mains dans le cambouis qu'eux, rapper des textes crus, directs et hardcore avec cette rage et cet indépendantisme qui rendaient les productions du collectif si éloignées de toute routine, de toute raison. Egoïstement, on aurait bien évidemment apprécié que l'aventure dure plus longtemps, que Ruff Ryders ne se laisse pas engloutir par Def Jam et que ses meilleurs éléments ne pètent pas complétement les plombs en tapant sur des chiens ou sur leur femme, le nez sans doute aussi chargé que celui des Stones dans les années 1970. Tout ça pour dire qu'il ne reste plus grand-chose de Ruff Ryders aujourd'hui. Ça fait déjà sept ans que la dissolution du label a été actée, et il faut bien avouer qu'il n'irradiait de toute façon plus autant l'Amérique qu'au fait de sa gloire.

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Quoiqu'il en soit, Chivon Dean et ses frères Dee et Waah restent les principaux responsables d'un catalogue apte à faire jalouser les durs à cuire, les thugs de seconde zone ou encore P. Diddy (forcément). Et ça, ça justifiait amplement un Guide Noisey rien que pour eux.

Une affaire de famille

Comme à peu près tous les phénomènes musicaux, Ruff Ryders a su capturer l'esprit d'un endroit, d'une ville, d'une communauté avant d'élargir au reste du monde. Cet endroit, c'est l'Amérique, terre des extrêmes. Cette ville, c'est New York, celui de la corruption politque et des crack addicts. Cette communauté, c'est celle de la famille Dean, Chivon, Joaquin et Darin, oncles et tantes de Swizz Beatz. Ensemble, et ce le temps d'une petite dizaine d'années, cette famille a réussi à créer une énergie et une attitude qui, du moins pendant un temps, a remis un peu de danger au sein du hip-hop américain, toujours sonné par la disparition de 2Pac et Biggie.

À une époque où le sud des États-Unis commence à prendre le pouvoir, les mecs de Ruff Ryders, eux, représentent l'Est américain dans toute sa splendeur : DMX et The LOX défendent les couleurs de Yonkers, Eve en place une pour Philadelphie, tandis que Drag-On et Swizz Beatz soutiennent ouvertement le Bronx. Le tout, avec succès : DMX compte cinq album de platine, deux pour Eve, un pour The LOX, Drag-On a été disque d'or avec Opposite Of H2O et la première compilation du crew, Ryde Or Die Vol.1 s'est illico placée au sommet du Billboard à sa sortie en 1999.

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« Ruff Ryders Anthem »

Swizz Beatz, à Complex : « J'ai fait ce morceau juste avant de bouger sur New York pour lancer le mouvement Ruff Ryders. Je vivais à Atlanta à cette époque, mais je ne produisais pas là-bas. J'étais DJ avant tout, donc j'enchainais les va-et-vient pour assurer mon rôle de DJ pour DMX ou d'autres choses comme ça. C'était dur parce que personne ne me voyait comme un producteur. C'était genre : "Oh, tu es producteur ? Non, Irv Gotti est un producteur, Dame Grease est un producteur, P.K. est un producteur. Toi, tu es DJ, continue de mixer." Du coup, j'étais genre : "Ok, mais je veux quand même produire". »

On ne remerciera donc jamais assez Monsieur Alicia Keys d'avoir cru en lui, de s'être donné une chance et d'avoir mis en son l'un des hymnes les plus forts, les plus rues et les plus sales que le hip-hop new-yorkais, américain et mondial ait connu. Un titre qui, à l'entendre, résume parfaitement sa vie à Atlanta et son amour pour New York, mais que DMX a refusé de prime abord. Soit disant que le beat sonnait trop « rock'n'roll » et pas assez « ghetto »…. Une folie que Swizz Beatz saura heureusement éviter, laissant DMX pousser ses petits cris caractéristiques et apporter son énergie au morceau. Heureusement, tant les deux établissent alors une relation de confiance l'un envers l'autre : vous imaginez It's Dark And Hell Is Hot sans les productions emphatiques, presque gothiques (les cloches, les violons, toussa) et en rupture totale avec l'ère organique de Swizz Beatz ? Bon, DJ Clue a parfaitement assuré le coup sur le remix de « Ruff Ryders Anthem » (avec The LOX, Eve et Drag-On), mais quand même…

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DMX

La carrière de DMX a eu deux phases. Dans la première partie des années 1990, tout d'abord, en posant ses crocs sur des morceaux de Jay-Z et de Mic Geronimo. Puis, à la fin de cette même décennie, lorsqu'il rencontre les gars de Ruff Ryders, ceux-là même qui vont lui permettre d'échapper à son quotidien de voyou, de devenir une star et de signer plus tard chez Def Jam – un deal dans lequel Ruff Ryders se retrouve amplement, gardant la mainmise sur leur poulain et plaçant d'autres artistes du collectif sur le label.

Qui d'autre que DMX aurait pu de toute façon incarner à la perfection le paradoxe de Ruff Ryders ? Qui d'autre que le X a cette faculté à ne jamais choisir entre le bien et le mal, entre le dévot et le gangster, entre le second degré des films de Nicolas Cage et le sérieux des productions estampillées gangsters ? Tout est dans son premier album, finalement : It's Dark And Hell Is Hot. On l'entend se la jouer prêcheur (« Prayer »), raconter son enfance meurtrie (« Look Thru My Eyes »), mais aussi ses instincts criminels (« Damien »), son goût du sang (« X-Is Coming »), sa folie ( « trapped inside a cage »), son manque d'estime de soi ( « I sold my soul to the devil, and the price was cheap ») et son indéniable street cred (« Get At Me Dog », dont le clip fut refusé par MTV au moment de sa sortie). Le tout rappé avec la bave aux lèvres, forcément : on parle quand même ici d'un mec qui a toujours préféré aboyer ou pousser divers cris plutôt que de rapper toute forme d'optimisme, qui s'est recouvert de sang sur la pochette de Flesh Of My Flesh Blood Of My Blood, qui a réussi à sampler Phil Collins sans qu'il soit ridicule ou que quelqu'un ose lui dire quoi que ce soit, et qui, après la mort de 2Pac et Biggie, aura incarné mieux qu'aucun autre ce rap de vandale au potentiel commercial indéniable. Pendant un temps, du moins.

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Ghost Riders

En 1998, deux clips de DMX, « Ruff Ryders Anthem » et « Stop Being Greedy », Ruff Ryders donnait déjà le ton : on y voyait des grosses bécanes, des quads et toute une flopée de meutes de chiens. Quelques années plus tard, Eve prenait elle aussi la pose devant des motos, Jadakiss rappait « What You Ride For ? », Drag-On « I'm A Ryder » et tous les gars du crew envoyaient valser les hippies qui, main dans la main, pensaient que le monde gambaderait vers des lendemains fleuris. Après tout, eux, ce sont des artistes de mauvaise vie, rebelles et prêts à défendre leur mode de vie de bikers, comme le rappelle le site Ruff Ryders Lifestyle : « Après les succès de « Ruff Ryders Anthem » de DMX et Swizz Beatz, une révolution de la moto a commencé. Les ventes de motos se sont accélérées, davantage de gens voulaient rider, etc. » Traduction : au croisement des années 1990 et 2000, Ruff Ryders est devenu bien plus qu'un collectif. On parlait alors d'un mode de vie et d'un style vestimentaire pointilleux (le bandana, la veste en cuir avec le fameux « R » brodé au dos, les Timberland aux pieds et la batte de baseball), parfaitement entretenus par des clips produits alors en masse : « What Y'all Want » de la first lady Eve, « We In Here » de DMX, « Time's Up » de Jadakiss et Nate Dogg ou encore « We Right Here » où on voit DMX rapper sur le toit d'un camion, aux côtés de The LOX et de Swizz Beatz. « Ryde or die, bitch ! »

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En sursis

« Un film à la finesse de parpaing, dont l'unique motivation est d'enchaîner les scènes d'action, si possible simultanées » ; « Poursuites, cascades, bagarres. Bagarres, cascades, poursuites : ça casse à la fois les pieds et les oreilles ». Ces deux critiques sont celles de Première et Télérama lors de la sortie en salle d' En Sursis. C'était en juin 2003 : le film d'Andrzej Bartkowiak mettait en scène Jet Li, DMX et Drag-On (le pote du X dans le long-métrage) et donnait vie à une BO mémorable – avec DMX, Eminem, G-Unit, Foxy Brown et Fat Joe, la compilation, coproduite par Ruff Ryders, a tout d'un classique. Ce que ne captaient pas les critiques de l'époque, c'est à quel point En Sursis collait parfaitement aux codes de Ruff Ryders. Oui, le scénario manquait de profondeur ; oui, il ressemblait parfois à une parodie de film d'actions, mais, à l'instar du collectif new-yorkais, qui n'a pas produit que des chefs-d'œuvre, il lui a suffi d'une scène pour tout se faire pardonner et marquer l'imaginaire collectif. Cette scène, elle interview dans la deuxième partie du film lorsque DMX se lance dans une course-poursuite à bord d'un quad au son de « X Gonna Give It To Ya ». On retrouve alors tout ce qui caractérise Ruff Ryders : le goût des artilleries lourdes, l'opposition à la flicaille et les hymnes de barbares, ceux qui ont toujours rebuté les journalistes effrayés à l'idée de tout ce qui est sale ou violent.

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The LOX

The LOX, c'est l'histoire d'un duo qui s'est fait un nom via l'underground, notamment à travers les mixtapes de DJ Clue, avant de connaître le succès chez Bad Boy Records, tape l'incruste sur des singles de Mariah Carey (« Honey ») et décide de tout plaquer pour arpenter de nouveau les rues crades de New York au sein de Ruff Ryders. En résulte un album au titre éloquent : We Are The Streets, sorti en janvier 2000 et classé cinquième au Billboard dans la foulée. L'occasion d'entendre Styles P et Jadakiss nous raconter leurs vies faites de bavures, de destins inéluctables, de haine ( « I'll cut your fuckin' hand off if your pinky ring is hot ») et de prise de conscience parfois soudaine ( « Think you Scarface but you ain't see the end of the movie »). L'occasion, surtout, d'entendre le duo au sommet pour la dernière fois, bien aidé par le travail impeccable réalisé à la production par Swizz Beatz, mais aussi P.K. (autre protégé de Ruff Ryders), DJ Premier et Timbaland.

Swizz Beatz

DMX, Eve, The LOX ou Drag-On : ces noms viennent spontanément en tête lorsqu'on évoque Ruff Ryders. Ils en sont les voix et les porte-drapeaux. Mais ils ne sont que rappeurs ; l'artisan du son local, c'est en fait Swizz Beatz, le petit pistonné du collectif qui a fini par s'imposer rapidement auprès des gars en repoussant encore plus loin les limites en matière de gros rap scandaleux, chargé en testostérone. Là, on parle quand même d'un mec qui, en plus d'avoir épousé Alicia Keys et avoir reçu les louanges de Kanye West ( « c'est le meilleur rappeur-producteur de tous les temps »), a façonné toute l'esthétique sonore de Ruff Ryders. « Jigga My Nigga » de Jay-Z, c'est lui. « We Are The Streets » de The LOX, c'est encore lui. « Gotta Mean » d'Eve (à la base écrit pour Aaliyah) et « Kiss Is Spittin' » de Jadakiss et Nate Dogg, c'est encore encore lui. Bref, le mec est clairement partout, même derrière les tubes du crew, comme « Got What You Need » d'Eve et Drag-On.

Plus qu'un son Ruff Ryders, il existe donc un son Swizz Beatz, reconnaissable entre mille : un beat minimal, rugueux, très éloigné des niaiseries sirupeuses de la FM, quand bien même l'Américain a permis aux gars du collectif d'accéder au sommet des charts avec des instrus qui, même lorsqu'elles s'approprient les canons du rock (le mec a également bossé pour Marilyn Manson and Limp Bizkit), vont toujours bien au-delà de l'immédiateté d'un tube. À ces rappeurs, il fallait en effet les sons qui convenaient à leur exaltation, à leur gouaille et à leur colère. Dans de telles conditions, Swizz Beatz était alors l'homme de confiance, le producteur à écouter pour comprendre à quoi pouvait bien ressembler le cœur du rap made in Ruff Ryders au croisement des années 1990 et 2000.

Fin d'une époque

Pas si facile de quitter son petit cercle de marginaux sans se prendre le « monde réel » dans la figure : en trustant le sommet des charts à chaque sortie, en s'associant à Def Jam, Ruff Ryders devait bien finir par perdre un peu de son identité, au point qu'il est souvent difficile de distinguer les sorties de Ruff Ryders de celles du label de Lyor Cohen. Au sommet, DMX, Drag-On et les autres s'attirent également les critiques de tous ces gens pour qui le moindre succès commercial est forcément suspect. Pour les vieux traditionnalistes de l'ère du boom-bap, ils représentaient une franche menace. Pour les adeptes du rap indé, un symbole du mainstream. Pour beaucoup, ils étaient surtout les nouveaux maîtres de la scène rap, ces mecs capables d'humaniser l'abominable, de célébrer un mode de vie longtemps insulté – celui de la rue, donc.

Malheureusement, les mecs de Ruff Ryders n'ont pas su échapper au sort traditionnellement réservé aux parvenus que l'on extrait du caniveau pour en faire des idoles : Eve a fini par céder le pied aux bandes FM avant d'exploser en plein vol, Swizz Beatz semble vouloir concurrencer Jay-Z dans la course à celui qui pèsera le plus dans l'industrie culturelle, la plupart des sous-labels montés par les artistes du crew n'ont pas vraiment fonctionné (bon, D-Block Records de The LOX a quand même permis l'éclosion de J-Hood) et DMX a multiplié les aller-retours en prison, les annonces d'albums sans suite, les cures de désintox et tout un tas d'autres trucs malsains venus rappeler que, derrière son allure de gros dur et sa voix de bête furieuse, Earl Simmons a toujours eu beaucoup de mal à dissimuler ses cicatrices, ses addictions et ses traits dépressifs.

Histoire de se refaire une santé (et un peu d'argent par la même occasion), les membres du crew ont donc eu l'idée de se réunir sur scène cette année, pour une tournée américaine censée célébrer les vingt ans du gang. Intitulée Past, Present and Future 20th Anniversary, la tournée réuni les grandes figures du collectif (DMX, Eve, Swizz Beatz, tous habillés avec leurs fringues estampillées Ruff Ryders sur scène), mais également quelques proches : Fat Joe, French Montana, Cassidy ou encore Ja Rule. Un peu comme s'il ne s'agissait plus de parcourir la ville en quête de danger, mais simplement d'encaisser les chèques d'avant de rentrer tranquillement chez soi. Triste vie.

Maxime Delcourt est sur Noisey.