Incursion dans l’esprit déjanté du cuisinier, peintre et musicien montréalais Beaver Sheppard
Alison Slattery

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Culture

Incursion dans l’esprit déjanté du cuisinier, peintre et musicien montréalais Beaver Sheppard

La torture physique et psychologique qu'est le travail dans les cuisines les plus réputées en ville a nourri la folle créativité de Beaver.

La plupart des chefs n'ont pas la voix d'un ange. La plupart des chefs ne se voient pas offrir des milliers de dollars par une mannequin pour une peinture d'Hugue Dufour qu'ils ont réalisée. Et la plupart des chefs ne créent pas un menu de la semaine consacré au califat. Mais Beaver Sheppard n'est pas comme la plupart des chefs. En fait, ce n'est même pas un chef.

Jonathan Sheppard, alias Beaver, est un artiste dans le sens le plus large du terme : il cuisine, peint et compose des paroles de chanson avec la naïveté et l'insouciance d'un enfant qui a mangé trop de bonbons.

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Ce qu'il est en grande partie resté.

Beaver « mange » sa peinture d'une baleine qui saute au-dessus de lasers sortant de la bouche de dinosaures. Toutes les photos : Alison Slattery

S'exprimant comme dans un courant de conscience tranquille venu des provinces maritimes, passant d'une idée à l'autre, mais aboutissant la plupart du temps à une chute inusité, Beaver est un hôte par lequel se manifestent diverses formes de créativité. Beaucoup de ses anecdotes racontent le côté sombre et dévoyé du travail dans certains des restaurants les plus réputés de Montréal. Mais les fans de la série de Munchies Chef's Night Out se rappellent peut-être aussi un Beaver particulièrement surexcité, survolté dirigeant la cuisine chaotique du défunt Bethlehem XXX.

En plus de ses bouffonneries et de ses occasionnels épisodes sombres, on voit immanquablement de l'innocence dans son visage de chérubin et ses yeux d'un bleu brillant, exactement le même d'ailleurs que le t-shirt et la casquette qu'il portait quand je l'ai rencontré sur un banc dans son quartier, Parc-Extension.

« Je ne suis pas un gars très profond, confesse Beaver. C'est juste que je vis comme un enfant qui n'a peur de rien. »

Cette absence de peur est en effet à l'origine de sa créativité, mais il y a aussi une joie enfantine, qui remonte au moins à l'époque des camps de jour dans sa province natale de Terre-Neuve. Pour représenter le Canada, il avait fabriqué un castor géant en papier mâché.

« Les enfants ont commencé à m'appeler Beaver dick [Bite de castor] à cause de mon bricolage. Les moniteurs ont dit : "Arrêtez de l'appeler comme ça", et un des garçons, Buzz, a dit : "On va l'appeler seulement Beaver alors", et c'est resté. J'ai essayé de m'en débarrasser, parce qu'il est con, ce surnom, mais après un certain temps je l'ai accepté. »

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Quand il est parti à l'Île-du-Prince-Édouard pour suivre des cours de cuisine, le surnom l'a suivi.

« Je me suis dit : "Je suppose que je suis Beaver maintenant." Les gens pensent que c'est un nom absurde, mais il y avait une émission qui s'appelait Leave It to Beaver. C'est pas comme si je m'appelais Zebra! »

Il assure que Beaver n'est pas un alter ego à la Ziggy Stardust, mais admet que son surnom ne laisse pas indifférent. « Beaver Sheppard est le nom le plus con jamais entendu, mais quand on est gros et qu'on a un nom comique, le monde ne nous oublie pas. »

Nous mangeons du poulet et des dosas aux lentilles à son restaurant préféré dans le quartier, Dosa Pointe, à quelques coins de rue du marché BK, là où il se procurait des testicules d'agneau pour son menu du califat il y a quatre ans au Bethlehem XXX.

« On avait besoin d'un approvisionnement constant en couilles d'agneau pour le tak-a-tak, une spécialité dans les rues de Karachi, m'explique-t-il, et le seul endroit où on pouvait en trouver, c'était chez BK. »

Chaque semaine, ce menu était inspiré d'un pays à majorité musulmane : du Pakistan à la Syrie, en passant par Madagascar, le Nigeria, le Mali, l'Afghanistan, l'ouest de la Chine et l'Indonésie. « C'était avant l'immense nuage noir qui s'est formé dernièrement. On essayait simplement d'être fidèles aux plats, même si c'était difficile de trouver les ingrédients. »

Beaver avait acquis une solide base en cuisine française dans ses cours, mais cette incursion dans la cuisine de pays musulmans lui a permis d'avoir une toute nouvelle perspective des ingrédients de base.

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« Les plats de l'Afrique de l'Ouest sont tous parfumés avec du poisson fumé », m'explique-t-il avec enthousiasme. « La viande a un goût fumé extrêmement fort, mais ils la cuisent avec du poisson d'eaux vaseuses et ça la rend délicieuse. On a des combinaisons comme du poisson fumé et du beurre d'arachide, puis du piment fort et des fines herbes, et de l'huile de palme et des escargots. »

Cette exploration fait partie du voyage culinaire que Beaver a entrepris dès l'enfance, à Terre-Neuve, avide de découvrir d'autres saveurs que la multitude de bonbons et les gorgées de bière que lui donnaient ses parents.

« Mon plus lointain souvenir lié à la cuisine, c'est quand j'avais à peu près six ans : toute la rue s'était rassemblée pour un repas, je ne portais que des sous-vêtements, je courais dans tous les sens et des gens me donnaient des bouts de viande », raconte Beaver. Puis, un voisin d'origine indienne lui a donné un bout de viande assaisonnée. « J'ai été renversé. C'était la première fois que je goûtais des choses comme du cari. »

Malgré sa formation en cuisine française, Beaver a continué de s'intéresser aux mets en dehors de la gastronomie classique. « En grandissant avec des voisins du Texas, je suis devenu obsédé par ce qu'ils mangeaient. Les plats de tous les jours des gens sont tellement plus intéressants; c'est des milliers d'années de culture. »

Le Bethlehem XXX a été pour Beaver une porte de sortie après plus d'une décennie de dur labeur dans les cuisines des restaurants les plus courus et les plus réputés de Montréal. De son séjour comme garde-manger au Pied de cochon à son rôle d'aide-cuisinier au Globe au plus fort de l'ostentatoire période des restaurants-boîtes de nuit de la rue Saint-Laurent ou à son passage dans un casse-croûte de dépanneur, il a vu de l'intérieur ce que ne voient d'ordinaire que ceux qui se consacrent entièrement à la cuisine. Et, en dépit de ses intérêts parallèles, il en porte les stigmates, physiques et autres, pour le prouver.

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« C'était l'enfer sur Terre, assure-t-il. Je détestais ça, j'adorais ça. C'était une vie de guerrier. On allait à la guerre tous les soirs. Une guerre contre soi-même pour faire le boulot, et répondre aux attentes du chef. »

Il ajoute une anecdote : « Je me rappelle la semaine du grand prix de la F1 au Globe. Je suis revenu chez moi le dimanche, je me suis regardé dans le miroir et, l'instant d'après pour moi, mon coloc était en train de me réveiller. J'avais perdu conscience dans la salle de bains, la queue à l'air et tout, à cause de l'épuisement. Quand je me suis couché ce soir-là, j'entendais encore le son du papier des commandes et je me préparais déjà mentalement pour la journée du lendemain. Ça te bousille complètement la tête. »

Un soir au Pied de cochon, sous les ordres de Martin Picard et de Hugue Dufour, Beaver a reçu 130 commandes d'un coup. Plutôt que de se coucher en fœtus et de pleurer, comme beaucoup auraient été tentés de le faire, il affirme qu'il a sauté sur une table de cuisine, un couteau entre les dents, et qu'il a levé les bras au ciel en signe de triomphe. Les clients ont applaudi, et il a ensuite préparé un nombre incroyable de plats.

Hugue garde cependant le souvenir d'un Beaver un peu moins glorieux.

« J'avais beaucoup d'affection pour lui, mais c'était un cuisiner complètement désorganisé et désordonné », me dit Hugue, maintenant propriétaire de M. Wells Steakhouse et de M. Wells Dinette dans le Queens, à New York. « Mon chef de cuisine était toujours sur son dos. Je me souviens qu'une fois, on le cherchait partout et, quand je l'ai trouvé en bas, il versait du caramel et écrivait le mot happy [avec le caramel] sur la porte de la pièce réfrigérée. Je lui ai dit : " What the fuck? On te cherchait!" Il était spécial, absolument unique. »

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A Conversation Between Man and Pig de Beaver Sheppard

Beaver est ensuite devenu peintre. Il a peint des portraits abstraits de Hugue Dufour, de Martin Picard et de beaucoup d'autres, qu'il a présentés dans une exposition intitulée The Chefs I Worked For à la galerie Never Apart au début de 2017. Une de ses toiles de chef sera bientôt présentée à la Galerie Robert Poulin.

Le directeur général de Never Apart, Michael Venus, me dit qu'il n'a pas hésité un seul instant à présenter les œuvres de Beaver. « Il est véritablement original et il possède un talent extrême. La première fois que j'ai vu ses toiles, j'admets que j'ai été très étonné. Il peint le sujet d'une façon crue et puissante, avec une audace qui reflète les émotions que ces chefs provoquent chez lui, avec des couleurs éclatantes, des lignes précises et intenses, et des textures dramatiques. Son travail est rafraîchissant; il touche les gens et les gens l'apprécient. J'espère qu'il continuera de peindre. »

Dave McMillan, le sujet de la toute première toile de Beaver et peintre lui-même, qualifie son style de « naïf contemporain ».

« C'est plutôt drôle, dit Dave. J'aime bien les gens qui font de la peinture. Si vous avez ça en vous, j'espère que vous en faites. J'aime aussi la musique de Beaver. Il travaillait pour moi au Globe il y a longtemps. Talentueux. Il est complètement désorganisé, mais il sait vraiment comment préparer des plats savoureux. »

Quand il était cuisinier ou propriétaire de restaurant, Beaver pouvait dessiner pendant des heures après être rentré chez lui pour retrouver le calme. Il y a deux ans, après s'être cassé un bras, il a décidé sur un coup de tête de se mettre à la peinture et de profiter du temps loin d'un désastreux partenariat avec un autre chef. Des années de douleur mentale et physique ont été extériorisées, et le résultat de ses coups de pinceau, ce sont des peintures de personnages démoniaques accompagnées d'anecdotes candides, parfois au point de mettre mal à l'aise, à propos de chefs aujourd'hui renommés.

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« Quelqu'un m'a demandé : "Veux-tu cette grosse pile de pots de peinture?", et j'ai dit oui. Ma blonde faisait de la peinture et elle avait laissé tout son matériel de peinture chez moi. Alors j'ai peint, puis je me suis reculé et, je ne sais pas pourquoi, je les ai appelées Dave McMillan et Fred Morin du Joe Beef. J'ai commencé à mélanger et à jeter de la peinture sur la toile de façon super agressive. Je n'avais aucune idée de ce que je faisais. »

« Je veux qu'on se rappelle que j'ai fait des choses cool. Je vais mourir un jour, je veux laisser derrière quelques affaires cool. »

Bien qu'il n'arrive pas à expliquer exactement la signification de ses peintures, Beaver s'en sert pour reprendre possession d'une partie de son passé qui appartient davantage à ses patrons qu'à lui. « Ils font partie des gens les plus brillants et perspicaces que j'ai rencontrés et mes créations capturent à jamais leur essence », dit-il dans le texte de présentation de l'exposition à la galerie Never Apart.

Assez vite, il s'est rendu compte qu'il était sur une piste et a commencé à creuser davantage dans son passé en cuisine. Il affirme que les amateurs de son travail n'ont pas tardé à se manifester, dont une mannequin roumaine qui lui a offert 1000 $ pour sa toile de Hugue Dufour. « Je me suis dit : "Je ne vais pas la laisser partir. Je l'aime." »

La peinture est pour lui un exercice qui permet à la fois de créer et de se faire justice. « J'aime l'idée d'avoir été mal payé par ces chefs, mais d'avoir aujourd'hui ces peintures que je peux vendre pour compenser une partie des pertes. J'ai l'impression que j'ai peut-être un don pour la peinture et j'ai toujours voulu être un artiste plus que n'importe quoi d'autre dans ma vie. »

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Chuck Hughes. Photo : Never Apart

Parmi les peintures particulièrement brutales, il y a celle de Chuck Hughes, pour lequel Beaver a travaillé il y a plus d'une décennie, dans les premières années du Garde Manger. À côté de la toile à la galerie Never Apart, on pouvait lire une anecdote à propos de Chuck qui engueule un plongeur.

« C'est sombre, mais ça s'est vraiment passé, et c'est la vie », dit Beaver. Il admet cependant qu'a posteriori, il se sent mal d'avoir inclus l'anecdote. « Je regrette un peu. Chuck était dans une période étrange. Il s'est vraiment calmé et j'ai entendu qu'il voulait réparer tout ce qu'il avait brisé. »

Quand je l'ai joint pour avoir ses commentaires, Chuck m'a dit qu'il n'avait pas entendu parler de la toile. « Est-ce que Beaver est toujours en vie? » m'a-t-il sérieusement demandé.

En apprenant que Beaver était toujours de ce monde, il a été soulagé. Et il aimerait beaucoup voir la peinture : « S'il se sent mal, c'est qu'elle doit être plutôt fantastique. »

Après lui avoir envoyé une photo de la toile par message texte, il m'a répondu : « Un chef d'œuvre! »

Il m'a aussi admis avoir été pas mal accroc aux drogues dures et à l'alcool à l'époque, et que la toile le représente bien à ce moment-là. « Je me battais contre mes démons et je n'étais pas équipé pour faire face à tout ce qui se passait dans ma vie. Mais, en mai dernier, ça a fait dix ans que je suis sobre. »

Chuck ne m'a pas semblé irrité par le côté sombre du portrait qu'a fait de lui son ancien cuisinier. Il m'a même parlé d'acheter la toile.

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Comme le capitaine Willard dans Apocalypse Now, quelque chose semble continuer de pousser Beaver vers la jungle de la restauration, où il a vécu si longtemps. Même son gagne-pain, c'est maintenant en grande partie la musique et les tournées avec son groupe CO/NTRY, l'appel du puissant buzz de dopamine et de testostérone que son cerveau libère à la fin d'une soirée en cuisine réussie se fait toujours entendre, comme les cris d'un animal blessé.

« Ce qu'il y a avec la cuisine, c'est qu'autant ça te rend malade — ça te rend complètement fou, en fait —, autant ça t'obsède. Ça détruit ta vie, mais, si tu t'éloignes pendant quelques mois, tu ne penses qu'à revenir. »

« C'est si addictif que tu veux retourner en enfer. Être sur scène, c'est super, mais je commence à être fatigué de jouer de la musique, de donner des concerts, de faire des sound checks et d'attendre; l'attente, c'est tellement ennuyeux. Il y a beaucoup d'angoisse. Avec la cuisine, quand c'est fini, tu as l'impression d'être un surhomme. Tu as l'impression d'avoir accompli l'impossible. »

Pendant un moment, Beaver est resté loin des cuisines, mais ne s'est pas éloigné des périls pour autant. Alors qu'il était sans emploi, il a vendu « des bonbons », ce à propos de quoi il ne tient pas à donner de détails. « J'étais fou. Je sortais tous les soirs et c'était chaque fois le party. Pendant deux ans, ma vie, c'était de faire la fête sans arrêt. J'habitais au-dessus du Cinéma L'Amour et j'allais beaucoup au Blue Dog et au Blizzarts [en face]. »

Aujourd'hui, Beaver se concentre sur la musique, le végétarisme et sa dentition, qui selon lui a souffert du trop grand nombre de bonbons qu'il a mangés dans son enfance. Il voudrait aussi ouvrir un restaurant « de la ferme à la table » dans sa ville natale de Harbour Grace, Terre-Neuve, où il possède un terrain près du quai.

« Je veux redonner à la ville très, très déserte où j'ai grandi. Avant, c'était animé, mais maintenant il n'y a plus rien. »

Cette décision ramènerait Beaver là où, enfant, il se peinturait le visage en noir, combattait des ninjas imaginaires, tendait des pièges dans la forêt, s'égarait dans sa tête pendant des jours et des jours, découvrait les effets de la solitude.

« En huitième année, tous mes amis m'ont tourné le dos. Du jour au lendemain, je n'avais plus d'amis. J'écoutais beaucoup Nirvana et j'écrivais des chansons sur la cocaïne et la constipation, raconte-t-il. J'ai écrit tellement de chansons; l'isolement est un bon moteur de créativité. »

Harbour Grace, c'est aussi là où son père, un architecte qui plus tard dans sa vie s'est lui aussi adonné à la peinture, a remarqué que son fils exploitait un filon de créativité auquel accèdent peu d'entre nous. « Il a toujours pensé que j'étais fou, se rappelle Beaver. Il regardait mes peintures et disait : "T'es spécial. T'es vraiment spécial, fiston!" »