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©S.Berda / AFP
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Les six leçons que j'ai retenues de Cannes 2019

Sean Penn a dit : « Voir des films à Cannes sert à devenir plus conscient du monde. » C'est vrai, mais ça l'est encore plus quand on se fait happer par des gros plans de 10 minutes sur des culs sans avoir dormi la veille.

« Nous avons souhaité filmer un appel à la vie, ce qui est aussi la vocation du cinéma ». Chaque discours de lauréat pendant le palmarès cannois est l'occasion de se rappeler la fonction du cinéma, à l'évidence premier sur la liste des trucs dont on oublie tout le temps à quoi ils servent exactement, comme le linoléum, le bidet ou le Parlement européen. Les sorties comme celle qu'on vient de mentionner (due à l'un des deux Dardenne bros, récipiendaires du prix de la mise en scène) ont toujours ce petit parfum philosophique, vous rappelant non seulement où va le cinéma mais aussi d'où il vient, de quoi il est fait : selon Juliette Binoche il y a deux ans, il était fait d'amour, car les films se font avec de la lumière, or l'amour c'est de la lumière (elle l'avait même dit en anglais : « Love is light »).

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Une fois de plus cette année, la cérémonie nous a donc tous rendus un peu moins bêtes, nous les festivaliers, en nous expliquant donc à quoi servaient les films vus là-bas, et ce qu'ils nous apprenaient au juste (par exemple à vivre « dans un monde où les populismes identitaires et les crispations religieuses montent », pour compléter la formule de Luc Dardenne). Mais il y a une chose dont on n'entend pas parler : les leçons que les films, et tout le battage autour d'eux, nous enseignent sur le festival lui-même (et donc sur le monde contemporain aussi, un peu : Cannes reste quand même une des plus belles caisses de résonance des doutes existentiels de l'Occident). Il y a aussi tous les petits récits silencieux qui se racontent entre les projections, et qu'on n'écoute pas toujours alors qu'ils en disent long, eux aussi, sur la marche de l'humanité. Alors on a choisi de lister quelques conclusions cannoises de cette édition, qu'on n'aurait jamais pu tirer en allant simplement rattraper les films du palmarès à leur sortie. Parfois, la vérité vaut bien cinq heures de trajet en Ouigo.

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© Christophe Simon / AFP

1. À Cannes, les morts ne meurent pas

O.K., une Palme d'or remise à Bong Joon-ho a de quoi excuser les quelques navetons rencontrés en cours de route. Mais ce coup-ci, difficile d'oublier le message déprimant envoyé par le film d'ouverture, The Dead Don't Die de Jim Jarmusch. On ne veut pas parler de son angoisse eschatologique, ni de ses zombies bouffons qui prophétisent la chute de notre civilisation en ravageant une bourgade d'Americana à la Twin Peaks. Le problème, c'est plutôt le combo de come-backs calamiteux survenus avec le film : d'abord le come-back du Jarmusch comique, ensuite celui de la thématique « morts-vivants et apocalypse ». La seconde est ringarde depuis 2012, année où l'apocalypse maya inspirait des éditos sur George Romero à la quasi-totalité de la presse culturelle (et comme il y avait d'autres films de zombies un peu partout dans le festival 2019, cette dernière a subi une grave rechute). Le premier est ringard depuis encore plus longtemps, mais il est coriace : forcément Bill Murray se fait zombifier (dix ans pile après Bienvenue à Zombieland, bonjour l'imagination), forcément Tilda Swinton a un personnage « qui renouvelle les codes du genre », forcément Iggy Pop est arraché à sa lecture du dernier Houellebecq pour jouer un des morts-vivants - logique pour un type qui ajourne sa retraite (ou son O.D. terminale) depuis environ 45 ans.

Mêmes Ray-Ban noires vissées sur le nez en plein Théâtre Lumière, même laconisme très « no comment » de rock-star arrogante sur le tapis rouge, Jarmusch refuse de rendre l'âme et recycle une vieille tambouille qui en est complètement dépourvue (d'âme). Ouvrant le bal, il incarnait de toute façon la tentation zombie d'un festival un peu bloqué dans les années 90. Il n'y avait qu'à voir les enjeux de la sélection avant que n'y débarque l'armée de gros boules emmenée par Abdel Kechiche (le second Mektoub my love) : le Tarantino serait-il prêt ? Almodovar aurait-il la Palme ? Qui aurait la portion de frites la plus misérable dans son assiette, entre les prolos du Loach et ceux du Dardenne ? Autant de questions qu'on aurait pu poser circa 1998. À ce compte-là, pas étonnant que les cadavres jaillissent hors de terre.

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©Valery Hache / AFP

2. À Cannes, les gilets jaunes s'assoient au balcon

C'était la grande inconnue cette année : comment le festival allait-il faire pour ne pas trop dissoner avec la déferlante jaune fluo occupée à transformer le pays ? Au fond, cette question revient chaque année, gilets ou pas gilets. Cannes, après tout, c'est ce paradis sous cloche où des films dénonçant l'uberisation massive ou la fraude fiscale sont montrés grâce aux partenariats avec des groupes comme Kering (2,5 milliards d'euros grattés aux impôts depuis 2002), dans des salles souvent pleines de happy few émargeant à 5000 euros par mois en moyenne. Tout est donc question d'équilibre dans la manière de ménager deux vitrines : celle de l'art concerné et celle du luxe. Autant dire que ce n'est pas cette année qu'il fallait se planter de ce côté. C'était sans compter les inévitables petits couacs provoqués par la coupette de trop, le soir venu. Comme à cette séance de minuit où Gaspar Noé s'est pointé présenter Lux Aeterna, juste après que Thierry Frémaux, délégué général du festival, ne monte sur scène pour chauffer le théâtre Lumière. « Bonsooooir les bourgeois ! », lançait le grand MC du septième art en regardant l'orchestre où trônent les invités prioritaires, juste avant d'ajouter, le nez en l'air, à l'adresse du balcon où s'entassent les 80% restants de la salle : « …et bonsoir le peuple ! » Silence gêné, vite fendu par la voix d'un sans-dent irrité émanant du haut du balcon : « Le peuple t'emmerde ! ». Ambiance.

De quoi faire plaisir à Juan Branco, qui twitte des photos de son brûlot Crépuscule posé sur les fameuses marches du palais (sans préciser si une de ses fanzouzes l'a déposé là, ou si son papou producteur lui a trouvé une accréditation pour qu'il vienne le faire en personne). Le même soir, déboulant en Renault Latitude noire (la voiture officielle du festival), Gaspar Noé n'a pas pu se priver d'un petit dérapage au moment de délivrer son traditionnel petit moment de punk attitude (autre classique cannois : Noé et son casting déboulant fracassés sur le tapis, sapés comme pour aller siffler des pintes aux Caves St-Sabin). Passant devant la longue, très longue file de festivaliers endimanchés et transformés en chiens mouillés par la pluie battante, l'auteur d'Irréversible baisse sa vitre teintée et les interpelle en beuglant : « Tu rentreras pas, hahaha ! Ce film-là c'est pas pour toi ! » On comprend l'inoxydable envie qu'a Gaspar de choquer le bourgeois depuis son confortable coussin d'abonné cannois mais, en l'occurrence, le privilégié n'est peut-être pas celui qu'il croit.

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Heureusement que d'autres cinéastes, comme Ken Loach, gardent contact avec « le peuple »… ou presque. Alors que tous ses confrères se répartissent les palaces de la Croisette, le vieux working class hero rencontrait la presse au modeste Residéal Premium (autant dire un Formule 1, comparé au Martinez). Voilà un artiste en accord avec ses convictions, se dit-on avant que ses attachées de presse ne nous informent, un peu gênés, que Loach donne ses interviews ici mais préfère dormir ailleurs… Tiens ! Plutôt Majestic ou Martinez, Ken ? Peu importe : les apparences sont sauves.

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© L. Venance / AFP

3. À Cannes, nul n'est rockstar en son pays

De la doublette Brad Pitt-DiCaprio à Sly Stallone en passant par Elton John, on ne peut pas dire que ce Cannes fut risible en matière de star power. Plus rigolo en revanche : l'irruption d'icônes canno-cannoises, attendues de pied ferme par le quota franchouillard du festival tandis que le reste du monde s'en fout éperdument. On peut citer le cas d'Ophélie Bau, Vénus callipyge idolâtrée par les nombreux fans français de Mektoub my love : Canto Uno. La cinéphilie de chez nous attendait la suite en bavant de l'écume, mais les Américains ont dû se demander qui était cette Kardashian du Languedoc. D'ailleurs ils ont allègrement snobé la projection d'Intermezzo, supposée tenir lieu de grand-messe lubrique et œcuménique.

Mais les réalisateurs étrangers révèlent le mieux ces petits décalages culturels. D'abord John Carpenter, invité par la Quinzaine des réalisateurs à donner une masterclass. Un vrai cadeau de Noël aux ciné-geeks de France et de Navarre, même si « Big John » se tue à le répéter lui-même : il est considéré en Europe comme un maître du cinéma d'horreur, et chez lui comme un loser cramé au moins depuis Los Angeles 2013. D'où ses réponses lapidaires, et le ton un peu perplexe quand la Quinzaine s'adresse au vieux génie roublard comme à un auteur maudit, lui qui a toujours revendiqué son plaisir d'être au chômage technique et d'empocher les royalties des remakes de The Thing ou Halloween, tout en jouant à Dead Space sur son canapé.

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Au rayon « merci la France », Terrence Malick se pose également là. De l'indécrottable ermite texan, on se demande toujours : daignera-t-il montrer sa barbe en public ? À quoi ressemble-t-il aujourd'hui ? Existe-t-il ? Les radars de ses fans européens se sont fatalement affolés quand la fête donnée en sa présence pour Une Vie cachée s'est transformée en boum-éclair et inaccessible sur la très privative terrasse UGC. De quoi sourire en se rappelant que deux ans plus tôt, à Austin (son fief), Malick donnait dans le cadre de South By Southwest une masterclass… dans une salle à moitié vide. Rockstar évanescente à la Salinger, Malick ? Oui, mais nul n'est rockstar en son pays. Alors rien de tel que de se faire tout petit à Cannes pour entretenir votre petite mystique perso.

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©Valery Hache / AFP

4. À Cannes, Alain Delon a un double nippon

Que seraient les stars sans ceux qui veulent leur mort ? Sans doute pas grand-chose, alors qu'Alain Delon soit remercié d'avoir fait souffler un bon vent d'hystérie collective sur la Croisette en acceptant de recevoir une Palme d'or d'honneur. D'autant qu'en lançant une cabale contre notre samouraï du terroir (plus exactement une pétition demandant au festival de ne pas l'accueillir car il serait raciste, misogyne et homophobe), l'association américaine Women and Hollywood lui a donné l'occasion de se montrer en martyr aux yeux mouillés, un poil cabot (quoique visiblement ému, le bougre) dans ses remerciements au public. Les raccourcis aberrants des censeurs, basés sur des extraits d'interviews à moitié fantasmées, oublient en plus les casseroles vraiment crédibles qui lui pendent à l'arrière-train (notamment les accusations de violence contre Rosalie van Breemen, venues de son fils).

Toujours amusant, en tout cas, de voir ce genre de polémiques hors-films s'emparer de la fête et jeter un froid dans les conférences de presse - cf. les bastos verbales de Kechiche face aux procès en sorcellerie male gaze, et le cinglant « Well I just reject your hypothesis » de Tarantino quand on lui reproche de ne pas écrire plus de dialogues à Margot Robbie. D'autant que pendant ce temps-là, au pays des films (qu'on ne s'emmerde même plus à voir avant de dégainer des concepts en sabir sociologique), l'équation « mâle blanc = male gaze et misogynie » se trouve mise à l'épreuve. Outre Once Upon A Time in Hollywood dans lequel le démocrate Brad Pitt (attention spoiler) démonte la tête d'une hippie chtarbée, First Love du foufou Takashi Miike s'offre une scène burlesque voyant une femme d'âge mûr se manger par erreur le puissant gnon d'un yakuza - sous les rires nourris de la salle, qui a même applaudi ce gag hardcore. L'Amérique-de-Trump et son masculinisme déborderaient-ils jusqu'au Japon ? Faut-il exiger de Miike un seppuku sur la place publique ? En tout cas, Delon s'est trouvé un beau double maléfique dans First Love. Alors en cas de pépin, il songera peut-être à s'exiler en Asie où, rappelons-le, il est respecté au point d'être devenu une marque de clopes.

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© Valery Hache / AFP

5. À Cannes, Tarantino ne hurle pas « PAW PAW » pendant les projections

Parmi les petites madeleines 90's offertes par le festival, il y en a une sur laquelle on ne crache pas : la légende du cinéphage Tarantino, supposé sublimer toutes les projections avec ses cris d'enfant enthousiaste à chaque headshot. « PAW ! WOW ! Vive le sssinemaa », ce genre de choses. Sauf que, si on a bien pu retrouver la joie de voir le maestro s'enchainer quelques films de la compète pour le plaisir (notamment Le lac aux oies sauvages), il est devenu en fait sage comme une image. Le poids des années ? Peut-être et ce serait tant mieux : Once Upon A Time in Hollywood témoigne d'un apaisement et d'un envie différente de cinéma chez ce « Quint » contemplatif, qui ne cherche plus la scène maligne, le plan-choc qui fait justement crier « PAW ! » ou « WOW ! ». À la bonne heure, parce qu'on commençait à en avoir marre d'être censé attendre tous ses films comme des monuments de coolitude, écrits comme des tubes et synonymes de « grand cinoche » dans les esprits. En voilà un qui se rend compte que le triomphe de Pulp Fiction à Cannes, c'était il y a 25 ans et qu'il faut aller de l'avant. Pour les gloires du cool sous naphtaline, il nous reste la version zombie de Jim Jarmusch.

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©F. Guillot / AFP

6. À Cannes, les films sont parfois leurs propres fêtes

Comptant parmi les rares non-français de la salle où on a vu la suite de Mektoub, deux journalistes russes nous interrogent un peu avant le début : qu'est-ce que c'est que ce truc ? Comment on épelle « Mektoub » ? D'où sort Kechiche ? Ça dure combien de temps ? On se marre intérieurement, d'abord parce que ça ne nous viendrait pas à l'idée d'entrer dans une salle au pif, mais aussi parce que ce sémillant tandem a l'air de ne pas du tout savoir dans quelle expérience psychotonique il s'engage. À savoir 3h30 de danse lascive et de culs parfaits à l'intérieur d'une boite, ponctuée d'une scène de cunni mythique avant d'avoir été vue - d'ores et déjà le plus gros scandale érotico-porno ici depuis The Brown Bunny en 2003 (et la pipe non simulée que s'offrait Vincent Gallo). Ça ne loupe pas : durant la séquence de twerk à la plage, les voisines prennent l'air réprobateur mais restent silencieuses. On capte leur gêne. Idem quand Kechiche force sur les contre-plongées au niveau du pole dance, dans le club. Puis, quelques protestations en russe quand les corps se touchent de trop près.

Un peu plus tard encore, les danses sont devenues stroboscopiques, les corps sont enveloppés dans un magma électrique, vert, bleu et mauve, et nos deux Russes ne disent plus rien. Elles opinent doucement en rythme avec le beat techno. Puis elles commentent, mais calmement, ce qui se passe à l'écran. Elles sortent leurs téléphones pour shazamer un morceau. Parfois, elles rient. L'une d'elles tente une petite photo au moment où commence le long tunnel de cunni torride, sur le mode : « Sinon, on ne me croira pas ». Bref, nos voisines pas franchement conquises d'avance se sont laissées happer par Mektoub : Intermezzo. Exactement comme on se laisserait happer par une fête alors qu'on ne connaissait personne : on observe, on commente, on écoute, on rit, on prend des photos et surtout on contemple la beauté simple de la jouissance. Dans l'histoire cannoise, beaucoup de traquenards ont fait le coup du scandale à fesses et à zizis, mais très peu ont provoqué cet effet sur le public : transformer la salle en fête, dans laquelle se jeter plutôt que d'attendre la fin pour se dégoter une soirée promotionnelle. Intermezzo est une célébration avant d'être un film. C'est un festival à lui tout seul, mais débarrassé des foules déguisées en pingouins, perdues dans des controverses intempestives. Les culs les ont remplacés. La preuve qu'ici, le cinéma ne regarde pas que vers le monde, mais aussi le festival lui-même. Qui sait, un jour Cannes ressemblera peut-être à Mektoub My Love : Intermezzo.

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