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Music

Deux jours au festival Éphémère à Hammamet, entre tension, espoir, zèle sécuritaire et euphorie

Fragilisée par l'attentat de Sousse en juin dernier, la Tunisie garde la tête haute et donne naissance à des artistes passionnants, comme le collectif Arabstasy.

Toutes les photos sont de Camille Chaleil Festival International des Oasis de Tozeur fin 2014, attentat contre la garde nationale tunisienne le 17 février 2015 dans le Gouvernorat de Kasserine. Festival des Dunes électronique les 20, 21 et 22 février, attentat du Musée du Bardo le 18 mars 2015*. Inauguration du nouvel Institut Français de Tunis avec un live de Souad Massi en plein air le 14 mai, puis fête de la musique le 21 juin sur l’Avenue Bourguiba (plus de 5000 personnes réunies), attentat de Sousse cinq jours plus tard*, avec un bilan qui s’élève à 39 morts**. Je me rends tous les trois mois en Tunisie, au rythme d’une chronologie ponctuée par le drame et la fête. En ce mois d’août, je suis de retour dans le petit pays. Pour couvrir deux jours de fête techno dans un complexe hôtelier à Hammamet : le Festival Éphémère. Les nouvelles sentent le treillis : « Après des consultations avec le chef du gouvernement et le président du Parlement, le président de la République a décidé de prolonger l'état d'urgence sur tout le territoire de deux mois à partir du 3 août 2015 », indique la présidence. À Tunis, j’ai rencard avec mon pote L.*** L. bosse depuis près de deux ans dans un organisme ministériel français. Je lui demande s'il n'a pas commencé à se poser de sérieuses questions sur sa présence dans le pays après les attentats de Sousse. « Franchement non, me répond-t-il. Au contraire des anglais, dont le ministère des Affaires étrangères a déconseillé la Tunisie à ses ressortissants pour tout voyage estimé non essentiel. On sait ici que Cameron a rappelé pas mal d’opérateurs britanniques au pays. En fait, une fois le sentiment d’effroi passé, et crois-moi il s’estompe vite, en une poignée de jours à peine, le quotidien reprend le dessus. Seuls restent de la tristesse, et une inquiétude amère. Et tenace. Après, on a évidemment reçu des circulaires internes, nous conseillant d'emprunter des chemins différents lorsqu'on se rend au taf par exemple. Nous au bureau, on a installé une corde à l’autre bout du bâtiment, histoire de pouvoir s’échapper par la fenêtre si des mecs prenaient l’entrée d’assaut. Il y a bien un soldat posté à l’accueil. Mais c'est un gamin qui passe son temps à fumer des chichas en fait. Il faut dire que ce sont les grandes places touristiques qui figurent sur la top list des sites les plus visés par les terroristes. Comme Hammamet. » Ce sera donc Hammamet. Et sans corde. Hammamet, une des villes les plus hardcore en terme de tourisme de masse méditerranéen. Hammamet et ses complexes hôteliers semblables à de vilaines pâtisseries autrichiennes farcies de néons. Hammamet et ses plages, ses touristes aux gueules d’enterrements et ses putain de ballades en calèches. Le cauchemar climatisé de J.G. Ballard. En mode bled. Plage privée, piano-bar, piscine où seuls les hommes se baignent et personnel qui flirte avec la servilité : bienvenue à l’Al Hambra, un hotel thalasso viriliste dans lequel nous a installé l’Office National du Tourisme. L’Al Hambra, le même genre de cinq étoiles, où vendredi 26 juin à Sousse, un gamin entrait par la plage, tout sourire, une Kalashnikov planquée dans un parasol, juste d’avant d’arroser 38 touristes britanniques, allemands et belges, durant prêt d’une demi-heure. Mais le droit aux vacances n'est pas soluble dans le terrorisme ou la mort : le lieu est plein et le buffet à volonté déborde : « Il y a du monde cet été, c’est bien. À part les russes, eux ils sont pas venus. Parce qu’ils ont trop fait la guerre cette année tu comprends ? On les reverra sûrement l’an prochain », m’explique un jeune membre du personnel chargé des animations aqua-gym. Il me demande si je vais voir les DJs. Je lui réponds que oui. Et justement, c'est sur le point de commencer.

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Les artistes en question sont Loco Dice, Ada, Evan Baggs, le chanteur syrien Omar Souleyman ou Nastia, la version Ukrainienne et techno de Nina Kravitz, toutes et tous programmés dans le cadre du Festival Éphémère. L’événement se tient pour la seconde année consécutive au Playa Hotel Club. Un Resort à étages labelisé « Adults Only ». Sur le papier, l’entrée est interdite au moins de 18 ans. En réalité, le public est truffé de gamines et de gamins : à soixante dinars tunisiens par nuit - près de trente euros -, la sélection s’opère naturellement. Néo-fluokids qui ont succombés à la tentation fitness, schéhérazades de dancefloor tendance spring break, clubbers b-boys et mini-shorts über alles : on est ici face à la jeune élite tunisienne, défoncée et chaude, entre étudiants bien lotis de Sousse ou jeunes bourges de La Marsa, la banlieue chic de Tunis. Lunettes de soleil, bouteilles d’eau à la main et chewing-gums vissés à la mâchoire dominent également largement le dress-code : oui, depuis une poignée d’années, cette jeunesse kiffe sérieusement l’exta et la MDMA. Là où le bon sens aurait disposé tous les dix mètres des tentes de préventions, le très altruiste esprit entreprenarial tunisien avait lui installé des stands de vente de clopes et d’opérateurs téléphoniques. Plus de 4000 personnes par soir, toutes placées sous la surveillance serrée de trois services de sécurité cumulés, sans compter la très brutale police locale et autres brigades anti-déconnade. Mais malgré cette pression sécuritaire des plus zélées - les mecs ont pris mon dictaphone pour un tazer -, le public n’a pas boudé pas son plaisir. Parce qu’en Tunisie, on célèbre la musique comme aux derniers jours. Le droit de faire la fête, de faire de la politique, le droit de s’exprimer a été arraché au système Ben-Ali. Et la scène électronique émergente capte ici toutes les attentions d’une jeunesse qui a digéré la Révolution et s’émancipe, malgré des conflits sociaux à répétition et une économie chancelante. Aussi, la Tunisie danse. Avec classe et naïveté, sans la moindre inhibition, avec une générosité dont beaucoup de clubs parisiens n’ont plus le moindre souvenirs. Le héros local Loco Dice, Marwan Sabb, Evan Baggs ou la très deep Ada profiteront tous de ce public acquis d'avance. Des sets assénés sur un dancefloor comble donc, alors qu’une seconde scène égrenait dans le même temps des projets locaux beaucoup plus audacieux. La découverte de Dawan, du duo Afghan Project ou du live bouillant du franco-tunisien Epi sont venus confirmer en deux nuit la vitalité de la scène underground électronique, un mouvement capable de s'aventurer en terres trip-hop, electronica voire même noise. Mettani et Deena de Arabstasy Comme Arabstazy, vus le deuxième soir. Derrière le nom le plus cool de tout ce line-up se cache un jeune collectif encapuchonné, aux contours instables. Emmenés par le producteur Mettani, Sun Jun, SKNDR ou la Vjette Waf figurent au casting du Projet Chaos tunisien. Deena Abdelwahed est une des dernières recrues du dark-all-Star band. J’ai rencontré Deena en début d’année, à Tozeur. En pleine nuit et en plein déluge. On l’avait ramassé en caisse. Une caisse trouée, qui prenait l’eau, tandis que le reste de la ville débordait littéralement. Deena tentait alors de fuir un événement digne de figurer au top ten des festival ratés : les Dunes Électroniques, cuvée 2015. Une débâcle faite de boue, d’orga foireuse, de chiottes qui débordent et de flics véreux. Seule circonstance atténuante : des pluies diluviennes s’abattaient alors sur le le Jérid, une région où, habituellement, les précipitations annuelles cumulées ne dépassent pas le centimètre. « À Tozeur, se souvient-elle, j’avais effectivement joué seule, mais deux mois auparavant, on s’était retrouvés en formation Arabstazy, avec trois membres du groupe pour le Festival International des Oasis, un événement gratuit. Et dédié au Tozérois. Arabstazy, c’est une formation que l’on invoque à l’envie pour des soirées live, que l’on estime en phase avec notre façon de vivre la musique. Et on dit bien live, viens pas nous voir pour booker un DJ set. » Avec leur productions ténébreuses, leur esthétique très sombre et leur blaze sur-tendu, Arabstasy seraient-ils devenus la police politique de la scène locale ? « Pas de panique, m'explique Mettani. Le 'stazy' fait référence au terme 'extase'. En référence aux sonorités de rituels, de transe, de possession bref, de toute la mystique qui innerve la musique traditionnelle africaine et qui nous influence beaucoup. Il n'y a donc là aucun rappel douteux avec la RDA. On n’est pas dans une posture de provoc’. Et on n'est la police de personne. Mais c’est vrai que cette esthétique minimale et très dépouillée, on y tient beaucoup. Tout comme la façon dont on se met en scène en concert. »

« On est conscients de l’imagerie qu’on peut inspirer, reprend Deena. Mais l'interprétation, on la confie au public uniquement. On est aussi conscient qu’à l’heure où les lieux de nuit tunisiens sont tenus par des mafias ou des gens hyper liés au business d’alcool, et donc en recherche de programmations super commerciales, on part pas favoris pour squatter les affiches des clubs du Tunisie. Mais pas questions de transiger avec notre musique pour être plus joués. » Mettani acquiesce avant d'ajouter « Mécaniquement, l'émergence de cette vaste scène dessine un nouvel underground. Avec des productions différentes, un public attentif. Et demain, des lieux. » * tous deux revendiqués par l’organisation État islamique.

** au delà de l’effroi de ces deux récents massacres, le corps social qui paye en réalité le plus lourd tribut à l’instabilité politique et au terrorisme en Tunisie sont en fait les forces de sécurités. Depuis 2011, les affrontements avec des individus armés ont causé à la police, l’armée et la garde nationale le décès de 79 personnes, pour plus de 200 blessés. Les autorités communiquent rarement le décomptes précis des événements. Certains citoyens le font, comme les très courageux reporters du weblog d’informations tunisiens Inkyfada. *** L. qui, en ces temps un peu troubles, a préféré rester anonyme. Theo est sur Twitter.