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Les repas inhumains servis aux détenus américains

Asticots, moisissure et fientes de rat dans les plateaux-repas : quand l'ultime source de réconfort devient un véritable cauchemar.

Quand j'étais ado, j'ai eu quelques démêlées avec la justice à force de reproduire systématiquement toutes les conneries que je voyais à la télé. Après de nombreuses gardes à vue, j'avais développé une certaine connaissance des plats servis en cellules de dégrisement. Je pensais donc être suffisamment préparé aux aléas de la popote en milieu carcéral quand, quelques années plus tard, de plus grosses conneries m'ont cette fois-ci entrainé en taule pour de bon.

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Mais après avoir passé sept mois à l'ombre, je suis sûr d'une chose : il n'existe pas de repas plus cruel que celui que les prisons américaines servent à leurs détenus.

Sans pousser le vice jusqu'à imaginer que les repas sont cuisinés avec le contenu des poubelles – c'est déjà arrivé dans une prison du Michigan – on a quand même du mal à en croire ses yeux quand on se retrouve nez à nez avec son plateau de nourriture. La « soupe bolognaise », par exemple, paraît tellement fausse qu'elle semble tout droit sortie d'un dessin animé. Si on m'avait dit un jour que je saliverai devant des boulettes de « viande » noyées dans une sauce grise fluorescente… et pourtant, c'est le meilleur truc que ces cuisines sont capables de nous sortir.

En 2014, dans l'État de l'Ohio, l'entreprise en charge de la préparation des repas des détenus a été accusée à plus de 240 reprises d'avoir privé délibérément les détenus de nourriture dans le simple but de réaliser des économies.

Et je ne parle pas de la sensation de solitude intense qui s'empare de chaque détenu quand on en est rendus à devoir cantiner des trucs sordides comme des paquets de haricots lyophilisés premier-prix. Des haricots que l'on réchauffe ensuite dans l'eau tiédasse qui sort des douches – la même qui sert pour faire sa lessive et, accessoirement, de lieu de résidence pour toute une famille de moucherons.

Mais pire vraiment, c'est cette sensation de faim qui ne vous lâche pas, du soir au matin. Dans la prison dans laquelle j'étais, le dîner était servi très tôt, à 15 h 30 tous les jours. Il était juste composé de deux cookies et de quatre tranches de pain de mie bien humides sur lesquelles était étalé de la sauce bolo et on avait rien d'autre à se mettre sous la dent avant le prochain petit-déjeuner, servi à 4 h 30 du matin, et le déjeuner, servi à 10 h 30.

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J'étais déjà un peu maigrichon à la base, mais au bout de quelques semaines à suivre ce régime déséquilibré, dégueulasse et non équilibré, j'avais perdu presque 10 kg. Pendant la journée, avec mon camarade de cellule, on passait notre temps à se faire saliver et on se lançait dans des débats enflammés pour savoir quels restaurants de Détroit faisaient les plus gros sandwiches Reubens (ceux à base de choucroute) ou servaient la meilleure recette de salade de pommes de terre. La nuit je rêvais de parts de pizza et de shawarmas au poulet qui flottaient dans les airs.

La cerise sur le gâteau pourri de l'inimaginable c'est qu'en 2014, dans l'État de l'Ohio, Aramark, l'entreprise en charge de la préparation des repas des détenus, a été accusée à plus de 240 reprises d'avoir privé délibérément les détenus de nourriture dans le simple but de réaliser des économies. À la même époque, elle était aussi dans le collimateur de l'État du Michigan après que la société ait été à l'origine de nombreux incidents préoccupants qui impliquaient de la nourriture contaminée, des conditions d'hygiène affreuses, et de nombreux autres cas de violations des règles sanitaires de base.

Que les choses soient claires : personne ne demande aux matons de sortir l'argenterie et le service en porcelaine pour servir la soupe aux voyous.

Ces dix dernières années, la nourriture pourrie et pauvre en calorie servie par Aramark a été le facteur déclencheur de tellement d'émeutes, de grèves de la faim et de démonstrations de violences au sein même des prisons, qu'un nombre croissant de voix s'est élevé un peu partout dans l'industrie carcérale. Tout le monde se met à dénoncer le fait que servir les plateaux-repas de cette entreprise aux détenus représentait une réelle menace pour la sécurité des biens et des personnes.

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En juillet, un peu après ma libération, le Michigan a mis un terme au contrat de 145 millions de dollars qui le liait à Aramark pour encore trois ans – mais la société reste le fournisseur le plus important des prisons américaines, bien que de nombreux incidents continuent d'être répertoriés tous les mois.

Que les choses soient claires : personne ne demande aux matons de sortir l'argenterie et le service en porcelaine pour servir la soupe aux voyous. On pourrait d'ailleurs être d'avis, que la bouffe servie en prison se doit d'être un minimum dégueu ou peu enviable en se disant que c'est un inconfort en quelque sorte mérité. Mais accepter que la bouffe servie en prison soit pourrie, grouillante de larves, cuisinée avec des ordures, assaisonnée à la merde de rat ou encore, rendue impropre à la consommation, relève tout simplement de l'inacceptable et de l'inhumain.

Jamais un repas de prison ne devrait être à ce point dégueulasse pour qu'il provoque des émeutes et menace la sécurité des matons et des détenus. Malgré tout, ce genre d'incidents est régulièrement à déplorer dans les prisons qui sont sous contrat avec Aramark.

Une réalité confirmée par Mike Brickner, responsable de l'Union Américaine pour les Libertés Civiles (ACLU) dans l'États de l'Ohio : « Les prisons constituent un environnement très sensible et l'alimentation est une préoccupation majeure chez les détenus. Ça devient un problème pour la sécurité des prisonniers et des gardiens. Ce que l'on constate dans les prisons où les repas sont gérés par Aramark, c'est que la privatisation du service de restauration entraîne un véritable chaos. »

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Des employés de la même société auraient été surpris en train d'avoir des rapports sexuels avec des détenus ou en train de faire passer de la drogue et des portables à l'intérieur des établissements pénitentiaires.

À l'échelle planétaire, Aramark est le plus grand groupe de restauration institutionnelle. L'entreprise fournit les plateaux-repas des prisons et des lieux de détention, mais aussi ceux des parcs nationaux, des hôpitaux, des écoles ou encore des stades de baseball. Selon le site internet de la compagnie, 380 000 000 plats répartis dans 500 centres de détention sont servis chaque année aux prisonniers. Mais ce chiffre est en baisse, à mesure qu'Aramark est en train de devenir le symbole de tout ce qui ne va pas dans la politique américaine de sous-traitance des services. Surtout depuis la médiatisation des incidents dans le Michigan et l'Ohio.

Ces dix-huit derniers mois, dans ces deux États, les employés d'Aramark sont accusés d'avoir sorti de la nourriture des poubelles pour la resservir et d'avoir obligé les détenus à se partager des gâteaux que des rats avaient apparemment commencé à grignoter. Certains prisonniers ont trouvé des merdes de rongeurs dans leurs plateaux. En tout, on dénombre une quinzaine d'incidents « liés à la présence d'asticots », dont au moins un, dans le centre pénitencier de Jackson, Michigan, qui aurait entrainé la mise en quarantaine de 30 détenus. Dans le comté de Kent, toujours dans le Michigan, seize détenus ont décidé de poursuivre Aramark en justice, accusant la firme d'avoir empoisonné 250 prisonniers en servant des tacos au poulet qu'ils savaient périmés. Dans la prison du comté de Macomb, une violente épidémie de moisissure a fait fermer les cuisines et a contraint les prisonniers à manger froid pendant plusieurs mois d'affilée.

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Des employés de la même société auraient été surpris en train d'avoir des rapports sexuels avec des détenus ou en train de faire passer de la drogue et des portables à l'intérieur des établissements pénitentiaires. L'un des employés d'Aramark est poursuivi pour avoir mis une droite à un prisonnier ; chaque année, des centaines d'employés d'Aramark seraient virés pour des problèmes de comportement similaires, selon l'ACLU et les organismes de surveillance.

Contrairement à l'État du Michigan, celui de l'Ohio a accepté de prolonger le contrat d'Aramark de deux ans en juin dernier et par la même occasion, d'augmenter son montant, qui passe de 110 millions de dollars à 130.

Pourtant, comme le déplore Mike Brickner, rien ne semble vraiment changer : « C'est vraiment aberrant qu'un État continue à travailler avec Aramark alors que tout le monde voit bien que quand c'est le secteur privé qui s'occupe de ce servie, rien ne va plus. On n'est pas en train de dire qu'il faut servir du homard tous les jours, mais pour nous, la moindre des choses c'est de faire en sorte que ces gens emprisonnés aient au moins le minimum nécessaire, en termes d'alimentation, pour que leur corps survive. »

Le Michigan et l'Ohio prétendent épargner 14 millions chaque année – des économies qui leur permettraient d'investir dans des programmes plus « essentiels », selon la porte-parole d'Aramark, Karen Cutler.

Les scandales ne touchent pas que l'Ohio et le Michigan. Il y a plusieurs années, des prisonniers du New Jersey ont été empoisonnés par de la nourriture malsaine, ont perdu plusieurs kilos, et ont trouvé des petites crottes de rats dans leur beurre. Et qui était en charge de la cuisine carcérale, à votre avis ? Aramark, dans le mille. En Floride, le département qui gère les incarcérations a rompu son contrat avec Aramark en 2009 après avoir rencontré des problèmes comparables et avoir fait la découverte d'une « facture fantôme » de 5 millions de dollars pour des repas que la société n'avait en réalité jamais servi.

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Idem dans l'État du Kentucky, où la mauvaise qualité de la nourriture et les trop petites portions des plateaux-repas distribués par Aramark ont provoqué une émeute dans laquelle huit gardiens et huit prisonniers ont été blessés. Faire passer des aliments pour ce qu'ils ne sont pas – du ketchup pour de la sauce bolognaise par exemple – est aussi à l'origine de ces autres émeutes qui ont eu lieu dans le Michigan en 2015. Sur internet, on trouve un paquet d'autres histoires de ce genre dans les prisons de tout le pays.

Mais les administrations continuent de signer des contrats avec l'entreprise parce que faire appel à ses services serait – apparement – plus économique. Le Michigan et l'Ohio prétendent épargner 14 millions chaque année – des économies qui leur permettraient d'investir dans des programmes plus « essentiels », selon la porte-parole d'Aramark, Karen Cutler.

Les scandales liés aux activités d'Aramark ne cessent de s'accumuler et on en viendrait presque à se demander si les autorités ne fermeraient pas tout simplement les yeux – sur les asticots et la bouffe pourrie, entre autres – tant que cela permettrait aux contribuables d'économiser 14 millions par an ?

Si on leur sert des plats de mauvaise qualité qui ne remplissent pas l'estomac, on crée des problèmes dommageables pour la sécurité de tous.

Mi-juillet, dans l'État du Michigan, le gouverneur Rick Snyder et les autorités pénitentiaires de l'État semblent avoir fait un pas dans le sens de l'opinion publique – de plus en plus dégoûtée par cette affaire – en rompant le contrat qui les liait à Aramark. Mais, interrogés sur les raisons de la rupture du contrat, ils ont expliqué que leur choix avait été motivé par des questions davantage budgétaires que sanitaires.

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Pour Alex Friedmann, directeur associé du Centre pour la Défense des Droits de l'Homme et rédacteur en chef du magazine Prison Legal News, qui a passé une décennie à l'ombre, le repas est l'une des rares choses qui suscitent l'enthousiasme chez les prisonniers au quotidien. Leur servir n'importe quoi n'est « pas une bonne option ». Il développe : « Le système carcéral est fait pour déshumaniser le prisonnier – l'individu perd ses droits, ses propriétés, sa capacité de mouvement, et devient à la merci des gardiens. C'est pour ça que la bouffe est si importante. Si on leur sert des plats de mauvaise qualité qui ne remplissent pas l'estomac, on crée des problèmes dommageables pour la sécurité de tous. »

Quand on évolue dans un environnement déprimant, l'acte de manger représente l'une des rares sources de réconfort. C'est d'autant plus vrai en prison.

Ceux qui ont la chance de pouvoir être aidé par leur famille reçoivent de l'argent directement sur leur compte à la cantine de la prison et peuvent alors faire leurs courses parmi les différentes merdes vendues dans l'unique « supermarché » de la prison. C'est pas le Pérou, mais avec ce que l'on y trouve, on peut se faire des festins : j'ai le souvenir d'une tortilla géante remplie de junk-food de la taille d'un ballon de foot. Avoir l'estomac rempli peut rendre tolérable un jour misérable et enjoliver un peu ses journées permet de tuer le temps.

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Certes, techniquement, trouver une larve dans sa bouffe constitue une violation constitutionnelle. Mais le prisonnier doit apporter tellement de preuves relatives à un hypothétique tort causé sur son intégrité.

Mais même quand on a accès aux cantines, ce n'est pas la panacée : les produits coûtent deux fois plus cher qu'à l'extérieur et l'argent qui est dépensé va directement dans les poches… d'Aramark. Une raison de plus de les laisser crever de faim à côté.

Alors concrètement, que peut faire un prisonnier américain pour lutter contre les horribles conditions du système de restauration carcérale ?

Pas grand-chose.

« Les plaintes en justice n'aboutissent jamais », déplore Dan Manville, le directeur du dispensaire de l'Université du Michigan. Certes, techniquement, trouver une larve dans sa bouffe constitue une violation constitutionnelle. Mais le prisonnier doit apporter tellement de preuves relatives à un hypothétique tort causé sur son intégrité – ou doit pouvoir prouver qu'il y a eu un vice du système – que c'est mission impossible, judiciairement parlant. Quelques asticots et un repas non équilibré, ça ne tient pas.

Dan Manville poursuit : « À moins de pouvoir prouver que l'on a perdu du poids, la cour ne retiendra aucun élément du dossier. Ils considèrent que le détenu a effectivement crevé la dalle mais qu'il n'y a pas eu de dommage visible. »

Heureusement, le Michigan, l'Ohio, la Floride et d'autres États des États-Unis ont lancé des attaques en justice contre Aramark et réclament des amendes s'élevant à plusieurs centaines de milliers de dollars. Sauf que le Michigan a secrètement annulé la moitié de ces amendes et que personne ne sait si Aramark leur a, au bout du compte, jamais versé un centime.

Mike Brickner est pourtant convaincu qu'alerter l'opinion publique reste le meilleur moyen de faire changer les choses. Avant que le Michigan ne mette fin à son contrat, un sondage avait indiqué que 62 % de la population de cet État ne voulait plus faire appel à la société Aramark – sans doute parce que la plupart pensent qu'un pays aussi puissant que les Etats-Unis a le devoir de traiter ses détenus humainement.

Et Brickner de conclure : « À la base, le but c'est de mettre les détenus dans un environnement qui favorise leur réinsertion, mais dans un endroit où règne le chaos et où les gens se battent pour de la bouffe, c'est impossible. S'assurer que ces personnes sont traitées humainement alors qu'elles sont incarcérées, c'est bien ce qu'il y a de plus intelligent à faire. »