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Music

L'explosion de la scène électronique à Cuba

Sans argent ni Internet, les DJs de Cuba sont bien décidés à montrer que leur île ne rime pas seulement avec rumba et salsa.

Fête d’anniversaire de Joyvan « Djoy de Cuba » Guevara. Photo - Gabriela Sanchez

Il est 00h30 à El Vedado, un quartier de La Havane, quand un policier cubain, bloc-notes en main, vient signifier la fin de la fête. C’est l’anniversaire de Joyvan « Djoy de Cuba » Guevara, vétéran des raves de La Havane, et autant dire que la fête bat son plein, musique à fort volume et rhum à fort débit. La soirée s’est déjà prolongée au-delà de l’heure autorisée, minuit, mais personne n’a envie de rentrer à la maison, hormis peut-être ce chien qui se balade sur scène.

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Les nombreuses averses de la journée n’ont pas découragé la foule de 300 Cubains, danseurs enflammés et noctambules de tous âges et toutes préférences sexuelles, en piste depuis 18h : malgré le ciel gris typique de La Havane, ça s’embrasse à pleine bouche et ça danse le 2-step dans tous les coins. À chaque fois que la pluie retombe, des cris d’euphorie éclatent, des gamins sortent dans les rues en tournoyant sous les gouttes, et ceux qui ont l’âge règlementaire célèbrent l’événement en versant du rhum dans le verre du voisin. L’enthousiasme légendaire de Cuba pour la musique et la danse se révèle au grand jour, même sous la pluie.

Photo - Gabriela Sanchez

C’est la dixième année que Guevara organise une fête de quartier chez lui pour son anniversaire. Son mix de six heures - « un cadeau fait à la culture électronique » - et les trois générations de Cubains qui dansent et se trémoussent au son de ses beats massifs, sont la preuve de l’infatigable effort de promotion de la musique électronique qu’il met en place avec son collectif Analogica depuis les années 90. Face au policier, Guevara s’en sort aisément, obtenant de jouer une dernière chanson devant ce pauvre flic penaud qui assiste au spectacle les bras croisés. Il ira même jusqu’à clôturer cette longue journée de festivités par un discours passionné - et noyé dans la reverb de son micro - et annoncera que l’after aura lieu plus loin dans la rue, au Club Tropical, le spot dance des initiés du quartier.

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« Ça fait déjà dix ans qu’on fait ça, et on va continuer pendant les dix prochaines années », s’exclame-t-il.

La fête est une affaire de famille à La Havane (Photo de l’auteur)

Cette fête de quartier joyeusement bruyante ne ressemble en rien au Cuba de Fidel Castro. D’ailleurs, l’exubérance de la danse, qui continue même après l’extinction de la musique, est probablement une réaction indirecte au contrôle serré que le régime communiste exerce sur la société. Cuba est un pays où les biens et les idées ne peuvent pas franchir librement les frontières, non seulement à cause de l’embargo économique, commercial et financier, mais aussi à cause de l’absence d’un réseau internet public. Pourtant, ici à El Vedado, un quartier autrefois réputé pour être le terrain de jeu des gangsters nord-américains dans les années 50 (oui, comme dans Le Parrain II), il existe aujourd’hui une vie nocturne très riche, avec ses clubs, restaurants privés et bars qui attirent aussi bien les touristes que les locaux. Des endroits comme Fabrica de Arte Cubano, une ancienne usine reconvertie en espace artistique et boîte de nuit, accueille un nombre croissant de visiteurs internationaux curieux, comme Questlove, et une scène locale de DJs avides de laisser une trace dans l’histoire de la musique cubaine.

La FAC, Fabrica de Arte Cubano (Photo de l’auteur)

L’histoire musicale de l’île est longue et complexe, remontant à l’époque pré-révolutionnaire, au XVIe siècle, lorsque les esclaves africains furent amenés de force dans la colonie espagnole. Tandis qu’en Amérique du Nord, on interdisait aux esclaves d’utiliser leurs percussions, à Cuba, ils le pouvaient et on pu de cette façon transmettre leurs chants spirituels de génération en génération, à travers les cérémonies religieuses de la Santería (aussi appelée Lukumi, une religion originaire des Caraïbes dérivée de la religion yoruba). Lorsque les esclaves ont enfin recouvré leur liberté à la fin du XIXe siècle, ces longues années de labeur et de fusion des influences a donné naissance à des genres cubains bien distincts, intégrant la polyrythmie africaine à l’élégante musique européenne des danses de salon.

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La rumba est l’un des premiers genres cubains qui fut découvert par le reste du monde. Naissant avec les dockers qui marquaient le rythme en frappant sur des conteneurs, elle a évolué en un assemblage de chants et de rythmes percussifs, accompagnés de la danse. La culture cubaine a été soigneusement préservée et conserve une influence dans le monde entier, malgré l’embargo au travers duquel elle a réussi à filtrer, mais elle reste aussi étroitement liée à une époque d’un autre âge : la musique électronique ne fait donc pas partie de l’image d’Épinal de l’île, alors même que sa popularité mondiale hors Cuba, et le peu d’investissement nécessaire pour la produire, est favorable aux échanges. Pour preuve, le récent projet de remixes rumba mené par le célèbre digger Gilles Peterson, de la BBC.

« Pour les gens, la musique cubaine, c’est Buena Vista Social Club, la salsa, le merengue, voire le reggaeton - qui ne vient même pas de Cuba ! », nous raconte Iván Lejardi, DJ et membre-clé de la scène locale. « On essaie simplement de faire de la musique pour les gens et montrer au monde le talent de nos DJs. »

Ivan Lejardi avec une Chevrolet des 50's dans le quartier El Centro Habana (Photo de l’auteur)

C’est parce que la musique électronique moderne n’existait pas à Cuba, qu’elle a été longtemps ignorée. Tandis que des artistes locaux comme Juan Blanco ont réussi à créer une petite scène autour de l'électronique et l'électro-acoustique, les sons techno et house qui émergeaient ailleurs dans les années 80 ne sont pas arrivés aux oreilles des Cubains. Quand j’ai rencontré Guevara la veille de sa fête d’anniversaire, il m’a expliqué comment, dans sa jeunesse, les nouvelles sonorités ont pu entrer dans l'île malgré l’embargo. Il raconte que dans les années 90, les Cubains installaient des antennes sur les toits pour enregistrer sur cassette les émissions de radio diffusées depuis Miami. Les cassettes passaient alors de main en main, et c’est ainsi que Guevara a pu se familiariser avec les musiques expérimentales et industrielles, via des groupes comme Nine Inch Nails. Et ce n’est que récemment, lorsqu’un touriste espagnol a apporté avec lui des cassettes du premier Essential mix de Carl Cox et du Profound sounds vol.1 de Josh Wink, que la musique électronique a vraiment - et littéralement - atterri à Cuba.

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« La première fois que j’ai entendu de la musique électronique, je n’avais aucune idée de ce que c’était, ni pourquoi la chanson ne s’arrêtait jamais », se rappelle Guevara. « J’écoutais juste ça en faisant le ménage, en me disant que c’était un truc génial ! »

Guevara et une de ses filles dans son quartier (Photo de l'auteur)

1997 est une année charnière pour la musique électronique à Cuba : une délégation d’artistes allemands, pour la plupart membres de la légendaire Love Parade de Berlin, visitaient l’île pour la première fois. L’équipe, composée d’artistes, de DJs et de vidéastes, avait apporté des disques, un peu de matériel audio, et pas mal d’idées promotionnelles qui allaient faire germer la première vague de DJs cubains. Un des membres du crew n’était autre que DJ Hell, qui utilisera sur l’album Munich Machine (1998) des samples tirés d'un field recording qu’il avait enregistré à Cuba.

Pourtant, quand on assiste à l’after de l’anniversaire de Guevara au Club Tropical, on a l’impression que les Cubains ont toujours écouté de la musique électronique : des cris et hurlements euphoriques accompagnent l’entrée des charleys et des lignes de basse, et les bières à 1 dollar boostent le dancefloor du sous-sol. Un type tend un énorme truc vers la cabine du DJ, en me faisant signe de bien vouloir le mettre à l’abri. J’ai déjà mis de côté un paquet de trucs bizarres dans la cabine, mais un trombone, jamais. C’est apparemment quelque chose de tout à fait normal à La Havane.

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Un setup de DJ simple mais efficace au Club Tropical (Photo de l’auteur)

La musique prend un tournant techno et les choses commencent à devenir vraiment caliente quand soudain le club est plongé dans le noir, le dancefloor s’arrête, et le son disparait dans la sono. Il y a eu un court-circuit à l’étage, et le courant est coupé dans tout l’immeuble. Puis, comme si c’était prévu dans le mix, la foule se met à applaudir et à chanter « Joyeux anniversaire » pour Guevara, et à taper dans les mains en attendant le retour de l’électricité. Il s’agit d’une panne assez sérieuse, et après plusieurs minutes passées à trébucher dans le sous-sol, torche de smartphone allumée, le public quitte la salle pour aller fumer dehors, et quelques personnes demandent le remboursement du chavito qu’ils ont payé en entrant (le chavito est l’autre nom du peso cubain convertible, le CUC, dont le taux de change est à peu près équivalent à l’euro).

Vingt minutes plus tard, les lumières multicolores extérieures du club clignotent à nouveau, et tout le monde se rue au sous-sol, après une dernière bouffée de cigarette. Dans le club, l’excitation est palpable quand Guevara cale un morceau pour relancer le dancefloor. Puis il fait signe à notre ami tromboniste de le rejoindre dans la cabine du DJ, lui passe l’instrument récupéré dans le tas de manteaux derrière lui, et colle le micro devant le cuivre pendant que le musicien joue des solos par-dessus la techno. Au moment du break, le tromboniste continue à envoyer ses notes vers le dancefloor et la foule exulte. Le frère de Guevara me regarde en haussant des épaules et me dit « Ça, c’est Cuba, mec. »

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Vue du balcon depuis le quartier El Centro (Photo de l’auteur)

Cuba est comme une cocotte-minute verrouillée depuis les années 50, et dans laquelle cuisent toutes les musiques d’Afrique, des Caraïbes et d’Espagne, ce qui en fait un des endroits les plus originaux au monde. Les rues de La Havane sont remplies de ces voitures emblématiques des années 50, ce qui confère à la ville son apparence légendaire, mais ce qui rend ce pays aussi spécial, c’est l’idée même d’entretenir ces voitures et de les faire fonctionner depuis plus de 50 ans. Faire avec ce qu’on a, et le faire avec style et élégance, c’est Cuba.

À Cuba, tout le monde est mécano (Photo de l’auteur)

Dans le milieu musical, ces contraintes ont eu des conséquences particulières qui semblent aller à l’encontre des règles de la musique électronique mainstream contemporaine et mondialisée. L’accès public à Internet est quasi-inexistant, disponible uniquement dans les hôtels et, depuis peu, dans certains parkings, pour un tarif d’environ 5€ de l’heure - un prix élevé pour quiconque, et surtout exorbitant pour les Cubains. D’autant plus que le connexion est très lente, élément très gênant pour aller sur le web, encore plus pour regarder des vidéos de musique, sans parler de télécharger des fichiers : quasiment impossible.

« On n’a pas le temps de traîner sur les réseaux sociaux », me confie Obi Gonzalez, un DJ qui a un pied dans l’underground, l’autre dans le commercial. En effet, aucun des Cubains que j’ai rencontrés durant mon séjour n’avait de compte Instagram ou Twitter. « Juste Facebook, à la rigueur, mais c’est la dernière de mes priorités. Quand je vais sur le net, c’est pour chercher de nouveaux morceaux. »

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Gonzalez a un arrangement avec la sécurité de l’hôtel qui lui permet de rallonger son forfait d’accès à Internet, pour un total de quatre ou cinq heures par semaine - bien plus que le Cubain moyen. Malgré cet avantage considérable, ce n’est pas l’idéal : à cause des restrictions bancaires nationales envers Paypal et les transactions internationales par carte bancaire, les Cubains ne peuvent même pas acheter les derniers morceaux publiés sur Beatport. Si Gonzalez ne trouve pas le titre qu’il veut sur les plateformes de téléchargement, il demande sur Facebook à des amis basés à l’étranger.

Obi Gonzalez devant son hôtel de prédilection, une clé USB à la main (Photo de l’auteur)

Comme source musicale, la plupart des DJs cubains se contentent des packs de téléchargement du genre « Beatport Top 100 » qu’on leur apporte depuis l’étranger, et qui circulent sur le rudimentaire intranet local. C’est sur ce même intranet que s’échangent les films piratés des États-Unis, et les vieilles versions des logiciels de production musicale comme Reason, utilisé par défaut par la quasi majorité des producteurs cubains, en l’absence d’alternative.

Rasiel « DJ Ra » Portilla est une des rares exceptions. Celui qui a créé le premier studio indépendant de musique électronique de La Havane, 101% Music, s’est fait un nom en tant que DJ de la star du reggaeton Baby Lores, et a investi les fruits de ce succès dans sa passion pour la musique électronique. En plus d’avoir créé son studio - entièrement équipé en matériel Pro Tools, license officielle incluse, enceintes de monitoring et casques audio achetés neufs lors des tournées avec Baby Lores - DJ Ra a aussi soutenu le lancement de l’agence d’événements Sarao, organisatrice de soirées très populaires à Cuba.

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DJ Ra dans son studio, 101% Music (Photo de l'auteur)

L’iPhone 6 doré de DJ Ra n’a pas arrêté de sonner et de vibrer pendant qu’il me faisait visiter son studio : on aurait pu être dans n’importe quel autre studio ailleurs dans le monde. Sauf qu’à Cuba persistent encore quelques obstacles qu’on ne peut contourner. Par exemple, le stock de CDs vierges de l’île est épuisé depuis août dernier, ce qui oblige les DJs à utiliser des clés USB. Et aucun signe de réassort à l’horizon.

« Cuba est un mystère, même pour les Cubains », m’a confié Gonzalez. Les problèmes logistiques ont tout de même un bon côté. Lejardi nous a raconté que lors d’un récent séminaire de production musicale, un de ses collègues cubains se plaignait auprès du producteur et invité DJ Koze, du manque de technologie et de ressources. Ce à quoi le DJ allemand lui a répondu, la voix teintée d’une émotion sincère : « Ce sont ces contraintes qui vous rendent différents et intéressants, les gars. Ne vous plaignez pas : vous êtes uniques au monde ! »

Ivan Lejardi dans son home studio (Photo de l'auteur)

Et c’est vrai. Tout ce qui manque à Cuba parmi les choses que l’on considère fondamentales, comme l’accès à Internet, est compensé d’une autre manière grâce à la santé gratuite, l’éducation gratuite, et un mode de vie décontracté. C’est assez facile de gagner sa vie - modestement - en tant que DJ à Cuba : Lejardi et Gonzalez, par exemple, subviennent à leurs besoins en jouant deux fois par semaine. La plupart des Cubains ont hérité de leur maison grâce à des emprunts remboursés d’avance, et n’ayant pas de loyer à payer, ils n’ont à se soucier que des charges mensuelles et des quelques biens qu’ils veulent s’acheter, comme des cigarettes et des bières.

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Photos de l'auteur

Mais au même moment, le climat socio-politique est en mutation rapide, et bien qu’aucun de mes interlocuteurs ne semblait pressé de discuter de sujets politiques, des grands changements sont à l’oeuvre au niveau international, notamment pour les Nord-Américains. Après avoir annoncé le rétablissement des liens diplomatiques entre les États-Unis et Cuba, Barack Obama a également prévu de fermer Guantanamo, de serrer la main de Raul Castro, et de favoriser les voyages entre les deux pays.

L’immeuble depuis lequel s’exerçait la propagande anti-socialiste pendant la présidence de Jimmy Carter, est passé du statut de « Interest Sections » (« Département d’intérêts ») à celui d’Ambassade des États-Unis à Cuba. Des vols charters directs depuis Miami et Tampa vers La Havane sont désormais disponibles, et les vols commerciaux entre les États-Unis et Cuba devraient bientôt voir le jour, maintenant que les compagnies aériennes ont déposé leurs demandes d’ouverture de nouvelles routes. Enfin la rumeur court sur un ferry qui relierait Miami à La Havane dès le printemps prochain.

L’ambassade des États-Unis, bien gardée (Photo de l’auteur)

Le monde entier est en train de réaliser l’existence du côté cool de Cuba. Major Lazer a récemment annoncé un concert gratuit à La Havane pour mars 2016, et de nombreuses personnes que j’ai rencontrées dans le milieu de la musique prétendent que les Rolling Stones et David Guetta étaient en train d’y projeter des concerts. L’attente de ce genre d’opportunités m’a semblée énorme durant mon séjour. Dans un pays à l’histoire musicale aussi riche, il est évident que l’isolement relatif, le faible nombre de médias - seulement trois magazines musicaux pour tout le pays - et la quasi inexistence d’internet, ont rendu les Cubains extrêmement curieux de ce qui se passe dans le reste du monde. C’est donc ce qui rend exotique les musiques non cubaines comme le reggaeton, et place le top 50 des charts américains dans les genres les plus populaires auprès des jeunes Cubains.

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Lejardi se souvient d’un mix de Ricardo Villalobos à La Havane en 2009 : « Il jouait énormément de techno orientée Latine en pensant que les gens allaient adorer ça, mais ça a fait un bide. Il y a un fossé entre les sons cubains traditionnels et ce qui est populaire dans le reste du monde. Et les gens veulent écouter ce qui sonne exotique à leurs oreilles. »

Photo de l'auteur

Plusieurs producteurs cubains m'ont mentionné le « boom de Skrillex », citant la vidéo de « First of the Year » comme l’instant décisif qui a amené le public à prendre conscience de l’existence de la musique électronique. Alors que ce genre est encore en compétition avec des styles plus commerciaux comme le reggaeton et la salsa, la demande a connu un pic au cours de ces dernières années. Les soirées du promoteur « Sarao » - qui signifie littéralement « fête » - attirent régulièrement plus de 2000 personnes le vendredi et le samedi dans des clubs comme El Salon Rosado et Jardines de Tropical, dans le quartier Playa de La Havane.

El Salon Rosado, où Sarao organise ses fêtes du vendredi soir, est un immense club d’extérieur avec deux terrasses superposées et tout ce que n’importe quel autre méga-club peut offrir : un gros rack d’enceintes, un système de lasers, des dames-pipi qui attendent leur pourboire, des filles en petite tenue, des mecs musclés, et même des duck-face en selfie. Dans le public, la plupart des jeunes portent des lunettes de soleil, mais aucune chance qu’ils soient sous MD ; ils ont sans doute plutôt descendu une tonne de Cristal, la bière locale populaire. En effet, les drogues font courir le risque d’une grosse sanction, et sont de toute façon inabordables pour la majorité des jeunes. Sarao propose une entrée bon marché, entre 1 et 2€ ; ceux qui ont de l’argent à dépenser vont aux soirées reggaeton et salsa, où le billet coûte 25€, voire plus.

Un vendredi soir au Sarao (Photo - Sarao)

L’influence anglo-saxonne sur la jeunesse cubaine est évidente dès le début de la soirée, quand la foule remplit le club au son des tubes de The Weeknd et Disclosure. Lorsque Michel Perez, le boss de Sarao, entre sur scène, un vrombissement traverse la foule : c’est le moment d’aller danser. DJ John Ex et DJ Lejardi prennent le contrôle des platines et des beats lourds et puissants commencent à secouer le public. Les hits du top 50 comme « CoCo » de O.T. Genasis, « Bitch Better Have My Money » de Rihanna, et « Lean On » de Major Lazer font leur entrée dans le mix pendant que Michel met les danseurs en transe à l’aide de son micro, leur demandant de lever les mains en l’air, et entonnant des chants que la foule reprend en choeur. On sent une véritable catharsis dans le public des soirées Sarao, alors que le beat est de plus en plus gros, et de plus en plus lourd, évoluant vers le dubstep. Cette génération a une soif de liberté et de relâchement, et cherche assurément un exutoire. Un type un peu trop zélé et bien trop bourré, vêtu d’un t-shirt à l’effigie de Slayer, se hisse sur scène et se voit brusquement rejeté dans la foule par les videurs, qui secouent la tête devant l’agresseur, qui n’en est apparemment pas à sa première tentative.

Entre deux gros beats, une guillerette mélodie de guitare latino émerge du mix, et ce qui est en réalité un classique de folk cubain déclenche immédiatement des cris dans le public. Des groupes de femmes organisent leur propre espace de danse dans la foule compacte, et leurs déhanchements donneraient des sueurs froides à n’importe quel kiné. Les chansons issues du folklore sont toujours appréciées de la jeunesse, assurément, mais seulement lorsqu’elles sont intégrées aux sons populaires de l’étranger, que les jeunes adorent par-dessus tout. La foule reste sur la piste, et dansera jusqu’à la dernière note de la soirée (« Black or White » de Michael Jackson), et une grande partie du public dansera toujours, une fois la musique coupée. Désormais, c’est une scène qui m’est devenue familière.

Lejardi et John EX ; Michel Perez, boss de Sarao en train d’ambiancer la foule (Photo - Sarao)

Alors que l’on range le matériel, je discute avec les DJs de Sarao à propos de ce qu’ils attendent de la modernisation de l’économie et de la politique, et ses effets sur la culture cubaine. La pénurie du réseau Internet est une des principales sources de frustration : les producteurs cubains en ont marre de voir leurs morceaux rester dans l’ombre de Soundcloud, uniquement joués à l’intérieur des frontières de l’île. La prochaine étape sera de les faire voyager dans le monde extérieur et de les sortir sur des labels.

Tous les DJs de Sarao étaient en train de discuter d’un concours de remixes organisé par le gros label néerlandais Spinnin’ Records. Ils y ont tous participé, vérifient les votes tous les jours et demandent à leurs amis de les soutenir via Facebook, Lejardi étant en tête de la course parmi les trois DJs. Il faudra peut-être du temps avant que le beat binaire de la house et de la techno remplace le reggaeton comme le genre de prédilection des jeunes de La Havane, mais ce n’est pas inenvisageable, au contraire. Quand on voit l’excitation pour les soirées de Analogica ou Sarao, ainsi que le peu d’investissement financier que demande la production de musique électronique, on peut assurer qu'une grande lignée de producteurs est à venir. Que ce soit Lejardi qui saisisse sa chance maintenant, ou quelqu’un d’autre dans son sillage, ce n’est plus qu’une question de temps avant que le monde entier se jette sur le nouveau son de Cuba. Chris Burrell est un DJ basé à Philadelphie et animateur radio sur WDKU. Il est aussi sur Twitter.