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Interviews

Alex Jordanov est le plus grand reporter français vivant

L'histoire du journaliste qui a acheté une tête nucléaire à des Bulgares et ouvert un club avec Ice-T.

La carte de presse 2005 d'Alex Jordanov. Toutes les images sont publiées avec son aimable autorisation.

Des origines du rap aux reportages de guerre, Alex Jordanov a tout connu. Au début des années 1980, fraîchement diplômé d'une école d'ingénieur, le Français d'alors à peine vingt ans ouvre à Los Angeles une boîte de nuit fréquentée par Prince, Chaka Kahn et Madonna. Entre deux mondanités, celui que l'on surnomme « Super AJ » trouve le temps d'enregistrer un morceau avec Dr. Dre. À la fermeture du club, il devient peintre.

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En 1999, de retour en France, Jordanov décide d'être journaliste et intègre la bande de reporters du Vrai Journal, l'émission de Karl Zéro sur Canal+ mêlant humour et journalisme de terrain. Durant plusieurs années, l'homme au crâne chauve tourne des reportages sur l'intervention américaine en Irak ou les free parties belges. Suivront des documentaires sur le meurtre de Tupac ou le procès de Phil Spector. En parallèle, il écrit quelques piges de luxe, notamment pour le New Yorker.

Aujourd'hui âgé de 51 ans, Alex Jordanov vient tout juste de signer son retour aux affaires. Après deux ans d'enquête et d'entretiens à travers le monde, le journaliste publie ces jours-ci

Jordanov, tout à droite, avec l'état major du Hamas à Gaza.

Merah, l'itinéraire secret, un livre fouillé sur le parcours du « tueur au scooter ». J'en ai profité pour discuter avec lui de têtes nucléaires bulgares, de journalisme français et de rap américain.

VICE : Une dizaine de livres sont déjà parus sur l'affaire Merah. Pourquoi avoir choisi d'enquêter sur le sujet ?
Alex Jordanov : Grâce à des sources dont je ne peux pas parler, j'ai eu accès au dossier d'instruction. J'ai halluciné sur les personnages et sur ce milieu. Le patron de L'Express m'a dit : « C'est James Ellroy à Toulouse ». Il a raison, c'est un thriller. Dans ce pays, la violence terroriste monte crescendo. Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont les mecs des Izards [ la cité de Merah à Toulouse, N.D.L.R.] aussi bien que Bernard Squarcini, l'ancien patron du Renseignement intérieur. Quand on a une farandole de types qui crient « Allahou Akbar » et qui foncent dans des décorations de Noël, on dit que ce sont des déséquilibrés, bien sûr. Mais il n'y a pas de fumée sans feu.

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Comment avez-vous mené votre enquête ?
Il est extraordinairement compliqué d'approcher les milieux islamistes. On ne peut pas arriver comme ça aux Izards. C'est petit, tout le monde se connaît. Même les Stups ont du mal à travailler là-bas : ils ne peuvent pas circuler dans la cité, ils sont obligés de louer des appartements, d'observer de loin. Ceux qui nous éclairent, ce sont les femmes. Elles savent tout. Souvent, elles prennent des notes, elles n'oublient pas. Au niveau des autorités, c'est différent : il y a plusieurs services et des rivalités sans pitié. Il y en a qui m'aiment bien et ont accepté de me parler, d'autres qui m'aiment moins. Personnellement, j'adore les douanes.

Hormis la police et les proches de Merah, vous avez réussi à parler à Neal Dyson, le capitaine de l'armée américaine qui a interrogé Merah en Afghanistan, mais aussi à un agent des services secrets pakistanais. Comment vous y êtes-vous pris ?
C'est simple, j'ai demandé à un ami haut placé au Pentagone. [ Il montre une capture d'écran d'un e-mail du Bureau du département de la défense américaine ] « Please keep it off the record, m'a-t-il écrit. Play by my rules ». Il m'a donné les coordonnées du capitaine Dyson et je me suis débrouillé. L'agent secret pakistanais, ça s'est fait au cours d'un voyage où j'ai rencontré l'ancien président pakistanais Pervez Musharraf pour la chaîne NBC News. J'étais dans un avion, tout le monde voulait lui parler. Il y avait la BBC, les PPDA du monde anglophone, mais Musharraf ne parlait à personne… En revanche, il était extrêmement gentil avec mon caméraman. Je ne comprenais pas. Une fois arrivé à Karachi, le caméraman m'a dit que Musharraf était son oncle et qu'on allait passer un peu de temps chez lui. À un moment, j'ai parlé de mon enquête à Musharraf et il m'a conseillé d'appeler l'agent secret en question.

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Jordanov avec Adel Mohamed, l'un des fondateurs du Mouvement du 6 avril, sur la place Tahrir au Caire, en 2011.

Qu'est-ce qui vous a donné envie de vous lancer dans le journalisme ?
C'est un coup du sort. En 1999, je suis revenu en France après avoir vécu des années à Los Angeles, où je faisais de la peinture. J'exposais dans les galeries et les musées, je traînais avec Robert Longo et Basquiat. À mon retour, j'ai été accueilli par mon vieil ami Bernard Zekri, qui travaillait à Canal+. J'ai tourné un reportage sur les nouvelles drogues pour Envoyé Spécial. On avait rencontré le type qui a inventé le MDMA en Californie et des professeurs un peu dingues. Curieusement, l'émission a explosé les records d'audimat et on m'a demandé si je voulais faire partie du Vrai Journal . Des années plus tard, j'ai rencontré Walter Pincus, un vieux monsieur du Washington Post considéré comme le grand manitou du Watergate. Il m'a dit : « Les mecs comme toi me font marrer. Ils ne viennent pas du moule, ils ont eu une vision plus juste. » Ça m'a conforté dans mon cheminement.

Pensez-vous qu'il reste une place à la télévision pour des émissions comme le Vrai Journal , avec des reportages laissant de la place à la subjectivité ?
Le Vrai Journal, c'était un OVNI. Le rédacteur en chef Jean-Marie Michel avait mis sur pied une équipe incroyable : John-Paul Lepers, Jérôme Fritel, etc. Les gens qui fabriquaient cette émission, c'était limite des repris de justice, des drogués. Mais c'était les meilleurs. Aujourd'hui, ce serait impossible, surtout vu le contexte économique des médias. Il faut trouver un nouveau modèle. Mais depuis la nuit des temps, depuis le New York Herald qui a chargé un reporter de retrouver Livingstone au XIXe siècle, il y a une constante : la qualité. Les gens paieront toujours pour la qualité.

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On a mis neuf mois pour acheter une tête nucléaire à des mafieux bulgares. La direction de Canal+ nous prenait pour des dingues. Finalement, Karl Zero a tapé dans son compte personnel et m'a remis un sac marron plein de dollars en me disant d'aller acheter l'arme.

Vous ne parlez pas souvent des médias français. En revanche, on vous sent très friand de presse américaine.
C'est ma culture. J'ai un peu de mal avec les mentalités françaises. L'autre jour, un ancien collègue m'a reproché d'avoir fait un selfie avec l'ex-préfet Bernard Squarcini. Mais notre culture au Vrai Journal, c'était de côtoyer les foireux, avec une connotation déconne. Le journaliste qui m'a pris la tête ne vient pas d'une mauvaise émission, mais il devrait balayer devant sa porte. Quand on dénonce des pédophiles et qu'on inclut la séquence dans son reportage, il faut savoir où on est professionnellement [ Jordanov fait référence à une enquête des Infiltrés, diffusée en 2010, au terme de laquelle des prédateurs sexuels ont été dénoncés par un journaliste, N.D.L.R. ]. Soit on est citoyen, on dénonce le pédophile et on n'en fait pas un commerce. Soit on passe la séquence et on fait notre travail de reporter. On ne peut pas être auxiliaire de police et journaliste en même temps.

Jordanov avec la mafia bulgare, à laquelle il finira par acheter une tête nucléaire.

Parmi vos faits d'armes journalistiques, il y a cette fameuse histoire de tête d'obus au plutonium achetée en Bulgarie pour les besoins d'un reportage. Comment avez-vous réussi à vous procurer une telle arme nucléaire ?
Une fois de plus, j'ai rebondi sur une situation. Un mois après le 11 septembre, lors d'un reportage, j'ai interviewé en Bulgarie un colonel qui travaillait pour la Ben Laden Corporation. Oussama Ben Laden lui avait commandé des déchets nucléaires d'une centrale bulgare. À la fin de l'interview, alors qu'on rangeait le matériel, le type lâche : « ces barbus sont totalement cons. Plutôt que d'acheter des déchets, ils feraient mieux de s'acheter ici le vrai truc… » Ensuite, on a mis presque neuf mois pour acheter la tête nucléaire à des mafieux. Personne ne voulait le faire. La direction de Canal+ nous prenait pour des dingues. Finalement, Karl Zero a tapé dans son compte personnel et m'a remis un sac marron plein de dollars en me disant d'aller acheter l'arme et de filmer. Lors du reportage, j'ai eu la tête nucléaire devant moi. Tout d'un coup, tu vois Dieu. Tu ressens une peur ahurissante.

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À l'époque, certains ont mis en doute votre reportage, parce que vous n'aviez pas rapporté la tête nucléaire.
On m'a critiqué. Il y a beaucoup de jaloux dans ce métier. On te reproche des choses, parce qu'on aimerait bien faire ce que tu fais. En 2004, je suis rentré d'Irak, où j'ai été pris en otage. J'avais des plaques, je tremblais – je te passe les détails. Quelqu'un de chez nous m'a dit : « tu as mis la barre tellement haute, comment je vais pouvoir faire mieux ? » Bref, je n'allais pas me trimballer avec une tête nucléaire.


Vidéo associée : Les bombes sales bulgares

Avant d'être journaliste d'investigation, vous avez été artiste mais aussi patron de club à Los Angeles. On raconte notamment que vous avez enregistré un morceau avec Ice-T et Dr. Dre au début des années 1980.
J'ai rencontré Ice-T dans le ghetto, à South Central, en 1983. Il dormait sur un matelas dans le garage de sa tante. Ensemble, on a monté The Radio, un club hip-hop. Ice-T s'est imposé comme MC, il animait les soirées. À l'entrée, c'est le chanteur des Red Hot Chili Peppers qui prenait les tickets. Il avait besoin de thunes. Un jour, la chaîne BET a décidé de faire un documentaire sur nous. À l'origine, la musique du projet devait être faite par des compositeurs dans les collines d'Hollywood. Très fier, du haut de mes 19 ans, j'ai dit au producteur qu'on pouvait produire un titre nous-mêmes et je lui ai promis de l'enregistrer pour le lendemain. Le soir même, Ice-T m'a emmené dans un quartier tout pourri, sur la 110e rue, au croisement avec Alameda Street. Il m'a présenté Andre [ Andre Romell Young, mieux connu sous le nom de Dr. Dre ], qui avait le même âge que nous. Avec sa boîte à rythmes, on a fait « boum boum boum » et on a enregistré le morceau. Bon, c'était pas terrible.

Avec Ice-T dans le New Jersey, juin 2015.

Que conservez-vous de cette période hip-hop à Los Angeles ?
À part un tour en prison qui était moyen, c'était une belle époque. Hollywood, c'est un zoo où le nombre d'animaux bizarres au mètre carré est élevé. Il se passe plein de choses. À 19 ans, la First Interstate Bank m'a dit que j'avais 100 000 dollars sur mon compte. Avec Ice-T, on a fait l'aller-retour à Tokyo pour manger des sushis. On a amené toute notre bande du ghetto, c'était n'importe quoi. À l'époque, grâce à un ami qui travaillait dans une compagnie aérienne, on pouvait prendre l'avion gratuitement. Autant te dire qu'on ne voyageait qu'en première classe ou en Concorde. Il y avait plein d'artistes et de musiciens qui habitaient dans mon loft à Hollywood : Grandmaster Flash, Melle Mel, Cold Crush, DST, Tone Loc ou Jean-Michel Basquiat. C'était un peu la Gare de Lyon. Il n'y avait qu'une seule règle : on ne rentre pas dans ma chambre.

Aujourd'hui, ça vous arrive encore d'écouter du rap ?
En France j'adore Kaaris, l'un des rares rappeurs avec Booba qui aient le sens du show. Il aime l'entertainment, ça va au-delà des rappeurs qui râlent sur la société. J'ai aussi beaucoup de respect pour Ärsenik et Oxmo Puccino, un immense poète français. Le reste, c'est des buses. En rap américain, j'aime bien Birdman. Et puis Ice-T, bien sûr. Un grand monsieur et un formidable acteur mais un mauvais rappeur. Lui-même le reconnaît – il préfère le metal. On prépare un documentaire ensemble. Ce sera sur le business du rap : comment se fait-il que des gens comme 50 Cent ou Dr. Dre, des Noirs qui sont sortis du street corner, se retrouvent au déjeuner des milliardaires avec Warren Buffet et Steve Forbes ?

Grégoire est sur Twitter. Le livre Merah, l'itinéraire secret, est publié aux éditions Nouveau Monde.