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LE NUMÉRO PORTRAITS

Le génie du rinçage

Stephen Sayadian est le plus grand réalisateur de science-fiction porno de tous les temps.

Photo : Virgile Iscan

Le 6 mars 1978, Larry Flynt, fondateur et patron de Hustler, est touché d’une balle tirée par un sniper depuis un immeuble alentour. Ce coup de feu lui fait perdre l’usage de ses jambes. L’empire des médias qu’il a fondé tremble, et le ton du magazine s’en voit changé. Finies les conneries, tel semble être le nouvel adage du magazine érotique le plus vendu d’Amérique. Stephen Sayadian, le directeur artistique de la revue, alors âgé de 25 ans et qui a aidé le magazine à devenir la tête de proue de la transgression internationale, comprend qu’il va devoir rendre des comptes à un comité de rédaction sur la défensive. Il comprend dans le même temps que sa vie pourrait être en danger. Contre toute attente, il décide de quitter Hustler et de fonder sa propre boîte à Los Angeles.

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J’ai rencontré Stephen Sayadian par hasard, par une chaude nuit de l’été 2013, alors qu’il passait à Paris à l’occasion de l’Étrange Festival pour présenter sa rétrospective contenant les classiques de porno bizarro qu’il avait réalisés trente ans auparavant. Je crois qu’autour de moi, personne ne se serait douté que derrière son allure de vieux dandy en costume trois-pièces se cachait le créateur des films pornographiques les plus fous, lugubres et étranges de l’histoire de l’industrie. Depuis son premier film Nightdreams en 1981, en passant par Café Flesh et Dr. Caligari, Stephen Sayadian n’aura réalisé en tout et pour tout que neuf longs-métrages et quelques épisodes des Dessous de Palm Beach, une série diffusée de 1991 à 1999 sur CBS qu’il a tenu à signer sous pseudo. « Je n’ai jamais eu honte de mes boulots à la télé, mais je tiens à cloisonner mon travail. Je ne veux pas que ceux qui aiment mes films pensent qu’ils trouveront la même chose à la télé. » Dans les années 1990, Sayadian a été foudroyé par une insuffisance hépatique qui l’a empêché de faire quoi que ce soit d’autre qu’être cloué misérablement à un lit, échappant à la mort au quotidien. Ce n’est que depuis 2012 qu’il peut profiter du culte que lui vouent une poignée de cinéphiles spécialisés. Le destin de la revue légendaire de Larry Flynt et celui de Stephen Sayadian sont intimement liés. Hustler s’est monté sur les pécules de Larry Flynt, à l’époque simple propriétaire d’un strip-club miteux de Colombus, dans l’Ohio. Au début des années 1970, Stephen Sayadian est un fan boy dont le rêve est de reproduire dans la presse américaine les satires dont il se délecte dans la revue française du Professeur Choron, Hara-Kiri. « Je devais être leur seul abonné américain à l’époque. Je crois que je n’ai jamais compris s’il s’agissait d’un journal politique ou non. » Il décide de faire le tour de tous les canards satiristes émergeant à la suite de Mad et du National Lampoon, version bouffonne de Newsweek spécialisée dans les faux reportages photo. Chris Miller, qui bosse au Lampoon à l’époque (et signera plus tard le scénario du film American College de John Landis), lui conseille de proposer ses sujets à Oui, la version américaine de Lui. Celle-ci, plus frileuse que prévu, trouve aussi ses propositions un peu sauvages. Mais, voyant le talent du jeune et insolent garçon, les rédacteurs de Oui l’envoient présenter son portfolio à un jeune mec qui essaie de lancer un magazine depuis le fin fond de la campagne américaine. « Je me suis pointé dans ce go-go bar de Colombus qui servait de bureau à Hustler. J’ai demandé à voir le chef de la rubrique humour ; on m’a dit qu’il n’y avait rien de tel. Puis Larry est arrivé avec sa copine. Il a regardé mes trucs et m’a dit de revenir une heure plus tard. » Quand il revient, Larry Flynt tend une enveloppe à Stephen. Celle-ci contient un chèque de 2 000 dollars. « Je lui ai demandé : “Vous voulez quoi à ce prix-là ? Il m’a répondu : “Je sais pas, mais je garde ton portfolio. Peut-être qu’on t’appellera.” »

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Un exemple des travaux de Sayadian en publicité et au cinéma, dans les années 1970 et 80.

Une semaine plus tard, il reçoit un coup de fil : Flynt lui propose devenir le premier directeur artistique de sa revue.

Le premier job que lui file l’entrepreneur Flynt concerne les vibromasseurs. « Il voulait que je lui présente une campagne pour des godemichés qu’il venait de dealer avec je-sais-plus-qui. Je lui ai proposé un truc très cartoon, qui n’avait rien à voir avec le produit en soi. Il a adoré. » Six mois plus tard, Hustler commence à se faire un nom et croule déjà sous les propositions commerciales. De nombreux annonceurs se précipitent à la porte de Larry Flynt, offrant à Sayadian, déjà chargé de mettre en scène et en images la majorité des séances porno pour le magazine, de nouvelles opportunités d’illustrer sa créativité. « Un jour, Larry a décidé d’insérer dans le magazine des pubs pour les cigarettes en me disant : “Je veux que tu leur proposes les pubs antitabac les plus violentes du monde.” » Stephen hésite d’abord, puis revient avec une idée. « J’ai fait une pub qui montrait une bande de cow-boys sur des lits d’hôpital reliés à des respirateurs artificiels, où était écrite la mention Welcome to Marlboro Country ! On a perdu notre deal avec Marlboro. Mais le lendemain, Kool signait un contrat à six chiffres avec nous. » En 1976, Sayadian rencontre Jean-Louis Ginibre, ancien directeur des Cahiers du cinéma, récemment expatrié aux États-Unis pour s’occuper de la rédaction de Oui. Flynt essaie de l’approcher, en vue de le débaucher pour monter une version plus chic de Hustler, qu’il compte d’ailleurs appeler Chic. « Ma rencontre avec Jean-Louis a été déterminante. Moi aussi, je tenais à faire des trucs scandaleux avec une sophistication quasi publicitaire : une iconographie bizarre, avec un vernis de luxe. » Quelques mois plus tard, Larry Flynt et son avocat se font tirer dessus à la sortie du tribunal d’Atlanta, où ils ont été convoqués dans le cadre d’un procès pour outrage à l’ordre public. Effrayé et conscient qu’il ne pourra peut-être plus être aussi irresponsable et libre qu’auparavant – Flynt étant cloué à un lit d’hôpital et devant remettre les responsabilités de Hustler « à des connards » – Stephen décide de se carapater avec deux acolytes du magazine. En compagnie du journaliste Jerry Stahl et du photographe Francis Delia, ils décident de monter leur propre studio à Los Angeles, en Californie. En 1978, en réponse aux scènes de New York et Londres, une communauté punk rock commence à émerger dans la capitale du déclin occidental. Sayadian, du fait de ses passions morbides et de son caractère, s’y acclimate tout à fait. Il installe son studio en face du restaurant hollywoodien Musso & Frank’s, au dernier étage de l’immense Cherokee Building. « À gauche de l’immeuble, il y avait le Pussycat, le plus gros cinéma porno de la ville. Et dans le sous-sol du Pussycat, il y avait The Masque. » The Masque est la boîte punk qui a marqué à jamais l’histoire du punk et celle de Los Angeles. « C’est Brendan Mullen qui l’a ouvert, un Écossais adorable. Les Wall of Voodoo vivaient et répétaient à côté de ma loge maquillage. Les Germs jouaient souvent avec eux. Geza X, producteur du “Holiday in Cambodia” des Dead Kennedys et de “Lexicon Devil” des Germs, bossait là aussi. Puis les Bangles, X, les Go-Go’s. Tout le monde y était. »

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Un exemple des travaux de Sayadian en publicité et au cinéma, dans les années 1970 et 80

Quoique punk de par ses voisins de palier, Stephen Sayadian est en réalité plus branché free jazz, modulations de synthés et bandes originales. C’est sa passion pour les films d’avant-guerre qui le convainc de se mettre à travailler sur diverses affiches de films fantastiques des années 1980 aujourd’hui considérés comme classiques. « C’est grâce au piston d’un ancien de Hustler récemment embauché par Paramount ; il m’a trouvé un plan pour designer des affiches de films. » C’est comme ça qu’il réalise les posters de New York 1997 et The Fog de John Carpenter, Massacre dans le train fantôme de Tobe Hooper ou Pulsions de Brian de Palma. Il fera également un essai pour l’affiche de L’Ange de la vengeance d’Abel Ferrara, qui ne sera finalement pas retenu – mais dont on peut apercevoir l’ébauche dans l’édition récente de la bande originale.

Entre deux confections d’affiches pour Hollywood, les trois comparses conçoivent en haut du Cherokee Building leur propre film, Nightdreams, qui paraîtra un an plus tard, en 1981. Il s’agit d’une commande de la part d’un lointain collègue de Larry Flynt – « je préfère taire son nom », m’a dit Sayadian – qui propose au trio 60 000 dollars pour tourner un porno. Stephen est tout de suite d’accord. Il est convaincu que la qualité déplorable du cinéma pour adultes de l’époque ne peut faire que ressortir le sien du lot. « Tout ce qu’on voyait, c’était nul. Frank Delia était un chef opérateur un peu établi. Et moi, je savais monter un décor. Quoi qu’on fasse, ça allait être meilleur. » Encore aujourd’hui, Nightdreams demeure un chef-d’œuvre d’une puissance esthétique infinie. Sayadian y est crédité sous le nom Rinse Dream, que l’on pourrait traduire par le « génie du rinçage », notamment pour sa capacité à rendre l’image limpide, d’une propreté chirurgicale. Le regard du film sur le fantasme féminin semble toujours aussi juste et ses saynètes absurdes d’autant plus terrifiantes. À ce point que toutes les stars du porno de l’époque refusent de jouer dedans, considérant le film comme trop intellectuel. « Tous les acteurs me disaient que ce n’était pas du porno. Pour eux, c’était un film surréaliste ridicule. » Pour appuyer sa différence avec la scène porno traditionnelle, Sayadian veut utiliser la musique électronique de l’avant-gardiste Morton Subotnick, qui ne répond pas à sa demande. Il décide alors de convoquer ses voisins de Wall of Voodoo et la Gymnopédie #1 du compositeur Erik Satie. La réussite est telle que le score de Nightdreams sera abordé par plusieurs essais universitaires au sujet des musiques de films. La renommée du film dans le tout-Hollywood permet à Sayadian et ses camarades de se lancer dans un nouveau film. Celui-ci, financé à hauteur de 100 000 dollars « grâce à l’argent des peep-shows » comme il le dit lui-même, restera dans les annales comme le classique de Stephen Sayadian. Il s’agit de Café Flesh, un porno post-apocalyptique dans lequel les classes populaires « positives » doivent se contenter d’être spectateurs d’une aristocratie « négative », seule autorisée à s’adonner aux plaisirs de la sexualité. « J’avais lu un papier qui parlait du sida comme de la “peste homosexuelle” et ça m’avait fait flipper – j’avais plein d’amis gays. J’ai commencé à imaginer un monde où l’on tatouerait les porteurs du virus. Et comme on était en pleine ère Reagan, j’ai décidé d’ancrer cette idée dans une époque post-apocalyptique. » Café Flesh est un porno high-concept, unique et presque moral, qui ouvrira à Sayadian les portes de productions relativement plus traditionnelles. Le succès artistique du film et les ovations de la critique spécialisée conduiront le réalisateur alors âgé de 30 ans vers un début de respectabilité de la part des pontes du vrai cinéma.

Stephen Sayadian avec son ami et collaborateur Frank Zappa, en 1984 à Los Angeles. Photo : Francis Delia.

C'est cette volonté de s’affranchir des codes naturels du porno qui pousse Sayadian à se pencher sur le remake officieux d’un classique du cinéma muet, Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Weine, sorti en 1920, pour lequel le producteur Joseph Robertson et Gerald Steiner, un fan de films d’horreur à l’initiative du projet, lui proposent 750 000 dollars. Le résultat évoque Forbidden Zone de Richard Elfman, avec des décors en carton peint et autres visions cauchemardesques fluo repêchées dans le cinéma expressionniste. Lors de la sortie du film, Jerry Stahl déclara au LA Times qu’il avait eu « l’impression de bosser avec Salvador Dalí ».

Au milieu des années 1980, tandis que les fastes années Hustler sont déjà loin derrière lui, Stephen collabore et traîne avec les chantres de la nouvelle scène underground américaine. Il partage notamment beaucoup de moments – et de comédiens – avec Alex Cox, par ailleurs réalisateur du classique de science-fiction lo-fi Repo Man, mais aussi avec l’écrivain Timothy Leary, Frank Zappa ou le groupe de new wave Devo. Il intègre également à ses films et sa pièce Jackie, Charge !, toujours écrite par Jerry Stahl, plusieurs membres de la scène alternative historique de Los Angeles : Abbe Wool, Zander Schloss ou encore Michelle Bauer. Dans le même temps, il continue de ne partager que peu d’affinités avec les figures de l’industrie du X. Même les réalisateurs Andrew Blake et Gregory Dark (responsable entre autres de New Wave Hookers), dont il est pourtant proche d’un point de vue artistique, ne lui sont pas familiers. « J’écrivais pour des productions indépendantes, parce que c’était de l’argent facile. Mais en réalité je n’ai jamais fréquenté John Holmes [acteur porno et hit boy américain des années 1980, mort du sida en 1988] ni tous ces mecs. Pourtant tu vois, même Ron Jeremy était super insistant. » Après Dr. Caligari, Stephen Sayadian revient à ses premières amours en tournant deux suites à Nightdreams. Au cours des années 1990, il signera trois pornos destinés à un plus large public dans lesquels sa patte est moins perceptible. Les commentateurs diront que son âge d’or est d’ores et déjà derrière lui. Peu à peu désintéressé par le porno et aidé par sa réputation de directeur artistique hors du commun, il accepte de bosser sur la série Les Dessous de Palm Beach. « Les mecs de CBS voulaient ma DA, mais je ne tenais pas à travailler pour d’autres. Si je signe la DA, je veux réaliser aussi. » En 1998, alors qu’il travaille sur la série, Stephen Sayadian est subitement frappé par la maladie. Pourtant en pleine santé, il est touché par une stéatose hépatique non alcoolique qui l’immobilisera pendant plus de dix ans. « Je n’ai jamais bu en plus, t’y crois à ça ? Bizarrement, être cloué au lit a fait ressortir mes idéaux de gauche. Je n’avais pas de problème de sécurité sociale – j’étais assuré – mais j’ai vu plein de proches mourir du sida juste à cause de ça. Ça a été des années difficiles. » Il doit attendre neuf ans avant de recevoir une greffe du foie, auxquels viennent s’ajouter cinq années de rétablissement. Durant ce long et douloureux black-out, Sayadian est devenu auprès d’une nouvelle génération de gens – nerds du cinéma de genre, collectionneurs de tout poil – une légende semi-vivante. Il suffit de faire une recherche Stephen Sayadian sur Tumblr aujourd’hui. Vous tomberez sur un maximum de résultats en provenance de près de trente comptes différents, partageant des extraits particulièrement étranges des films de Stephen en format.jpg ou.gif. Aujourd’hui, Stephen a l’air heureux. Il prépare May’s Renewal, son premier film depuis vingt ans. Il l’envisage comme un exercice périlleux, quoique marrant selon ses dires. « Je tourne un truc avec des scènes explicites, soit. Mais ce sera sans doute encore plus éloigné du porno que ce que je faisais à l’époque. » Éloigné, à ce point qu’il serait même possible que le film contienne des scènes sentimentales. Ou à peu près. « Ouais, il y aura peut-être quelques trucs tendres ici ou là. Mais aussi plusieurs mutations déclenchées par le coït. » Quoiqu’il n’ait toujours pas trouvé de distributeur, Sayadian, 60 ans, ne s’en fait pas. Il a tout vu, tout connu et tout vécu. Sa fanbase sur internet continue de s’élargir. « Tu sais », m’a-t-il dit tandis que je commençais à ranger mon magnéto, « il n’y a plus de séance de minuit aujourd’hui. Si je ne trouve personne pour le sortir, je ne pourrai même plus me rabattre sur les peep-shows. Honnêtement, je ne saurais pas quoi faire de ce truc. »