« Uneven Paths », quand la vieille Europe imposait son rythme déviant

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« Uneven Paths », quand la vieille Europe imposait son rythme déviant

Le label Music From Memory sort une compilation de pop dissidente des années 80, laquelle nous plonge dans une bulle temporelle où tous les mélanges étaient bons à prendre, et où la notion d'appropriation culturelle n’existait pas encore.

Depuis quelques années, les diggers font la loi et on ne leur dira jamais assez merci de nous transporter dans le passé et nous faire voyager aux quatre coins du monde, nous faisant découvrir ici une compile de boogie eighties d’Afrique du Sud, là de la disco-funk orientale découverte dans les souk de Tunis, Casablanca, Beyrouth ou du Caire, plus loin du zouk proto-électronique prompt à casser tous les clichés malheureusement associés au genre quand ce n’est pas une plongée dans les archives oubliées du Mali.

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Avec Uneven Paths : Deviant Pop from Europe 1980-1991, la double compilation qui sort ces jours-ci chez Music From Memory (le label de rééditions mais-pas-que qui, en quelques années, s’est imposé largement au-dessus de la pile par la qualité et l’exigence de ses sorties), c’est une autre forme de balade sonore, jet-lag et exotisme en moins, qui nous est proposée. Une dérive plus continentale en quelque sorte, qui de la Belgique à l’Italie, en passant par la France et l’Allemagne avec un détour par la Grèce et l’Angleterre, repart 30 ans en arrière. Elle revient sur les traces d’une pop qui, confrontée aux nouvelles technologies, l’apparition des synthétiseurs et autres boites à rythmes, et qui après avoir digéré la new-wave, le punk, le post-punk et la no-wave, se cherche ou plutôt se terre dans les angles morts de la pop music.

« Je connais Jamie et Tako, qui ont fondé Music From Memory, depuis une bonne dizaine d’années, explique Raphaël Top-Secret, digger, DJ et auteur-compositeur, derrière la conception avec Jamie de ce disque pas comme les autres. On s’est toujours rejoint musicalement, questions goûts et esthétiques. Ils avaient l’idée de cette compilation depuis un moment, et certains morceaux qu’ils voulaient utiliser, j’avais été le premier à les dénicher. Dans le diggin il y a une comme une sorte de crédit, de respect, pour celui qui a redécouvert en premier le morceau. C’est comme ça que Jamie m’a demandé de l’aider à compiler ce disque. Le projet de départ était assez large et le risque était de perdre en cohérence, mais au fur et à mesure on a resserré la playlist, on est parti sur l’idée d’une pop d’avant-garde, en marge pour être plus exact. C’est une pop qui n’a jamais existé vraiment, des formes d’escapades sur le terrain, des morceaux accidentels, des collaborations singulières. Mais il fallait aussi composer avec beaucoup de morceaux qui nous plaisaient et entraient dans cette définition mais qui avaient été déjà diggés, compilés et ressortis. Je dois reconnaître qu’on s’est pas mal creusé la tête pour arriver au résultat final. »

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21 morceaux peu connus, 21 ovnis ressortis du fin fond d’une boutique d’occase, 21 merveilles oubliées que Raphael, grand fouineur devant l’éternel, a débusquées aux quatre coins d’Europe en se perdant dans les magasins de disques. « Je ne suis pas vraiment un digger d’Internet, je ne traîne pas sur les groupes Facebook consacrés, je préfère trouver les disques par accident, en mettant mes mains dans les bacs. Avec le temps j’ai développé une sorte de sixième sens : je sais souvent, rien qu’au design de la pochette qui provoque chez moi une sorte de déclic, à quoi je peux m’attendre. »

À l’écoute, « Uneven Paths » est au final complètement raccord avec l’univers développé par Music From Memory, le label d’Amsterdam qui depuis quelques années et une poignée de sorties de haut vol comme Leon Lowman, Gigi Masin ou Joan Bibiloni, a développé son drôle d’univers fait de musiques feutrées, raffinées, languides et placides, plus aptes à une écoute domestique qu’une vie sur le dancefloor. Du spoken world de Night Fall In Camp qui ouvre la compile au boogie de Patrick Forgas, de la new-wave psyché de Violet Eyes à la proto-électro sautillante de Ströer Duo, du tropical de Miko & Mubere à l’ovni perdu de Piscine et Charles, les quatre faces du vinyl dessinent une cartographie de l’intime et du tendre où le jazz se mélange aux machines, où des mélopées orientales croisent le fer avec des rythmiques afro, ou l’ambient se mêle au post-disco ou le goût du minimal se frotte à un certain maniérisme.

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« C’est une période de liberté tous azimuts, d’affranchissement des règles, une époque où les choses ne sont pas rangées dans des cases toutes faites, explique Raphaël. Ce sont des années assez magiques où on assiste à un mélange réussi entre la world music, le jazz, la new-wave et l’arrivée de nouvelles sonorités (et de nouvelles manières de composer aussi) issues des synthétiseurs. Ce mix de textures sonores est très intéressant. Quasiment la moitié de la compile est composée de morceaux composés par des amateurs, des gens dont la musique était le hobby, qui faisaient ça à côté de leur travail, des groupes d’ado qui bricolaient leur synthés et boites à rythmes du fond de leur chambre, des musiciens de studio qui s’essaient à d’autres registres. Les musiciens de l’époque n’avaient pas trop de limites, ils ne se cantonnaient pas à un style ou un registre précis, tu sens leur enthousiasme à tenter des expériences, c’est une période où tu tombes sur des morceaux enregistrés en live, d’autres en studio, où se mélangent autant la part contrôlée qu’accidentelle, l’impro et le professionnel. »

Qu’on le veuille ou pas, Uneven Paths est marquée au fer rouge de la philosophie des années 80, période bénie où tous les mélanges sont bons à prendre, où la notion de réappropriation culturelle n’existe pas, où musique, art, performance, mode et littérature se mélangent sans se préoccuper comme aujourd’hui de convergence des retombées commerciales en forme de Powerpoint. C’est la période du bordel comme raison d’être, de la sono mondiale popularisée par Jean-François Bizot d’Actuel, du grand mix planétaire où des villes comme Bruxelles ou Paris, fortes de leur immigration et du souffle de liberté qui en résulte, s’ouvrent à d’autre cultures et sonorités, où des labels comme Les Disques du Crépuscules ou Crammed s’amusent à tout secouer, où dans la lignée des Talking Heads, Arthur Russell, Laurie Anderson, Polyphonic Size ou Zazou Bikaye, tout s’expérimente, tout se tente, sans ordre de priorité. On passe du punk au disco, du jazz à la new-wave, de l’indus à l’ambient d’un claquement de doigt. Sauf que jamais, au grand jamais, on ne se prend au sérieux.

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Le plus touchant dans ce long voyage musical à travers une certaine idée de l’Europe, ou plutôt de la vieille Europe, c’est la mélancolie qui s’en dégage. Une tendresse palpable, en forme de cœur qui bat et de larmes qui pointent comme sur « Cada Dia » de Nightfall In Camp, morceau incroyable, fruit d’un couple qui s’est rencontré deux semaines plus tôt, est tombé amoureux dans l’instant, et qui, un soir d’été où Bruxelles suffoque sous la chaleur, vitres ouvertes, enregistre cette perle qui avec ses paroles susurrées en espagnol file la chair de poule. Ou ce « Confortable Gesture » où le prolifique Steve Beresford s’acoquine avec la styliste Anne Marie Beretta non sans second-degré ou le français Patrick Forgas, qui désespéré parce que sa fiancée, danseuse au Crazy Horse, a rejoint son Australie natale, lui dédie « Sex Move ». « Les artistes que j’ai contactés sont souvent très fiers qu’on se souviennent d’eux, explique Raphaël, un deux m’a confié que son morceau était comme une bouteille qu’il avait jetée à la mer trente ans plus tôt et sa joie que quelqu’un la retrouve enfin. »

C’est un peu comme si Uneven Paths, en bonne madeleine de Proust, se faisait le témoignage d’une époque fantasmée où la technologie était synonyme d’un futur meilleur, où les collaborations se faisaient en tête à tête, où la pop ne craignait pas de franchir la barrière de l’expérimental. Et où, réciproquement, les mutations étaient une aire de jeu dans laquelle la musique comportait encore cette part de naïveté et d’enthousiasme, loin des compteurs Facebook, des likes Instagram, des vues Youtube et des algorithmes Spotify. Bref, une plongée dans les méandres d’une époque où l'avenir semblait radieux. Ce qui nous fait défaut aujourd’hui, et qui explique sans doute la douce mélancolie que distille cette compilation qui retourne vers le futur.

La compilation Uneven Paths : Deviant Pop from Europe 1980-1991, compilée par Raphaël Top-Secret & Jamie Tiller, est sortie fin mars sur le label Music From Memory. Elle est disponible ici.

Patrick Thévenin est sur Noisey.