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Photos fournies par Alan Courtis

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Music

Reynols fut sans conteste le groupe le plus ravagé de la planète

Dix ans après sa dissolution, on revient sur le parcours du quatuor argentin, à l’occasion de la projection du documentaire « Reynols - Sinti Botuva Tapes » au festival Sonic Protest le 23 mars.

Reynols est un concept à part entière, et lui accoler l’adjectif « tordu », « alien » ou « dérangé » serait un euphémisme : le trio, devenu quatuor, est sans conteste l’un des groupes les plus fucked up qui ait jamais vu le jour sur Terre, sans pour autant se forcer à l’être. Son étrangeté ne relève pas d’une volonté délibérée (Dieu sait que les kékés tentant par tous les moyens de se faire passer pour de gros dingos peuvent susciter la gêne), mais bien d’une perception idiosyncrasique du monde, plus visionnaire et moins rationnelle que celle du commun des mortels.

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On serait d’ailleurs bien en peine de décrire de quoi est faite la musique des Reynols, tant le groupe ne ressemble à strictement rien de connu ou d’identifiable à ce jour. Il faut dire que leur cursus est quelque peu atypique : originaires de Buenos Aires, ils ont pour chanteur/batteur/leader Miguel Tomasin, trisomique illuminé et « architecte spirituel » qui dicte ses instructions (ou plutôt, ses intuitions) à ses deux guitaristes-disciples. Entre des dizaines d’autoproductions et d’invraisemblables péripéties à travers le monde, ils ont à leur actif une symphonie pour 10 000 poulets enregistrée dans un abattoir, un album intitulé Blank Tapes composé uniquement du souffle de cassettes vierges, des enregistrements médiumniques réalisés sur les tombes de vénérables écrivains - de Jorge Luis Borges à Oscar Wilde -, ainsi que des collaborations avec Pauline Oliveros et Eliane Radigue, deux des plus illustres figures de la musique dite « minimaliste ». Excusez du peu.

Quand ils surgissent au mitan des années 1990 sous le nom Burt Reynols Ensamble, avec leur rock expérimental et leurs self-releases disséminés au compte-gouttes, il se murmure qu’il s’agit d’un canular. En vérité, le groupe signe son acte de naissance lorsque les guitaristes Alan Courtis et Roberto Conlazo, éducateurs spécialisés pour des jeunes en situation de handicap mental, intègrent à leur projet commun l’un de leurs « apprentis » qui s’est présenté à eux comme étant « le batteur le plus célèbre du monde ». Alan et Roberto décident alors de laisser Miguel prendre les rênes du groupe et de se mettre au service de ses idées, aussi absurdes et fantasques soient-elles.

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Le trio se targue ainsi de jouer uniquement devant des plantes, des pierres et des animaux, et non face à des êtres humains. La vidéo Live for Plants, dans laquelle Tomasin, un ballon de foot en guise de coiffe, entonne ses mantras dans un dialecte de son cru devant des rangées de plantes vertes, est là pour en témoigner. Leurs happenings sonores, à faire passer Yoko Ono et AMM pour d’aimables divertissements, alimentent conjointement leur mythologie.

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Leur sobriquet viendrait quant à lui de la première image apparue sur un écran de télévision, à savoir le faciès du célèbre acteur moustachu, après que le chihuahua chéri de Roberto Conlazo ait posé sa patte sur la télécommande dudit téléviseur. Non, je ne viens pas de décrire un dessin de Pierre la Police.

Menacés de poursuite en justice par les avocats de Burt Reynolds (!), le groupe mute en Reynols, sur les conseils avisés de Tomasin. À compter de 1999, leur réputation ne cesse de croître pour atteindre une ampleur internationale, et attire l’attention des sommités de la musique expérimentale. Initiatrice du concept de deep listening qui consiste à « écouter de toutes les manières possibles tout ce qu’il est possible d’écouter », l’accordéoniste d’avant-garde Pauline Oliveros s’intéresse de près à leur musique, enregistre un album à leurs côtés et les invite en l’an 2000 à jouer au sein de Lunar Opera, une installation sonore qui prend place au Lincoln Center. Leur discographie ne compte alors que deux cassettes et un CD, Gordura Vegteal Hidrogenado, dont le boîtier vide s’ouvre sur la mention « ESTE C.D. SE DESMATERIALIZÓ HACE 15 SEGUNDOS » (« ce disque s'est dématérialisé il y a 15 secondes »).

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Toujours imprévisible, le « rock psychique » de Reynols – tel que Courtis le définit - est entièrement orienté par les fulgurances poétiques de Miguel, dans un dialecte dont lui seul a le secret, mantras ou incantations nourries par la culture populaire (les commentaires de matchs de foot, notamment) autant que par un improbable syncrétisme religieux. Même si l’eau a coulé sous les ponts et que toutes sortes d’initiatives ont depuis « normalisé » le handicap au sein d’un processus créatif (Brut Pop, La « S » Grand Atelier ou ces Rencontres internationales autour des pratiques brutes de la musique initiées par Sonic Protest), Reynols incarne à l’époque un cas unique d’intégration de personne « en situation de déficience intellectuelle » au sein d’un groupe de musique hors de toute institution thérapeutique, ce qui leur vaut toute l'attention des médias argentins.

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Le groupe en compagnie de Pauline Oliveros

Profitant de cette notoriété inopinée, ils envisagent chacune de leur apparition télévisuelle comme des pièces conceptuelles à part entière, avec un Miguel Tomasin en roue libre, ravi de jouer le jeu et de prendre la pose devant les caméras. Amplifiant encore leur réputation, Thurston Moore et Lee Ranaldo de Sonic Youth comptent parmi leurs fans inconditionnels, ce dernier se joignant à eux dans un jam mémorable avec Nihilist Spasm Band, groupe canadien de non-musique qui perdure depuis les années 1960 et avec lequel Reynols enregistrera un ultime album collaboratif.

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Planqué derrière des lunettes de soleil, afin de mieux se laisser absorber par le son sans discerner ce qui se passe alentour, le trio se transforme en quatuor (avec Fernando Perales en renfort) et tourne dans d’innombrables pays, y compris en France où leur passage aux Instants Chavirés fait salle comble. Malheureusement, Tomasin ne peut se joindre à la tournée pour de sombres histoires de Visa. Qu’à cela ne tienne, il sera remplacé par un poster géant de son visage, affiché en fond de scène à chacun des concerts, afin de convoquer sa présence par ondes télépathiques. Profitant de ce passage en Europe, Courtis et Conlazo s’enregistrent également en train de « jouer » des monuments les plus emblématiques, selon la volonté de leur gourou cloîtré en Argentine. Equipés de micros et de divers ustensiles destinés à frapper le métal ou la pierre, ils s’attaquent ainsi à la Tour Eiffel, à l’Arc de Triomphe ou à l’Atomium de Bruxelles, donnant lieu à de longues plages de field recordings dignes de John Cage.

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Miguel Tomasin

La principale caractéristique des Reynols est de s’en remettre entièrement à l’intuition et la spontanéité, sans jamais savoir par avance où le son va les emmener - drone méditatif ou garage noise frénétique, dérive psychédélique ou grand nimp’ libérateur. Guitare, batterie, basse, violon, percussions, synthés, instruments bricolés, clochettes, ou silence… Leur musique ne connaît aucune limite, n’est enfermée dans aucun genre préexistant. « Dans l’esprit de Miguel, il n’existe pas de format musical rigide. Les formats sont comme des bougies qui doivent fondre pour devenir graduellement quelque chose d’autre », résume Alan Courtis (rebaptisé Anla Courtis) dans le documentaire de 2004 qui leur est consacré. « Nous n’avons pas de cadre préconçu à l’intérieur duquel on sait à l’avance ce qui va advenir. Il existe une forme de contrôle, mais c’est un contrôle sans rien contrôler. Ça peut sembler paradoxal, mais c’est la chose la plus naturelle du monde. On sait ce qu’on fait sans le savoir. » Une musique d’avant ou après la musique, qui nourrit une autre conception de la vie, à l’écart des chemins balisés par une civilisation à bout de souffle. Et qui redéfinit la notion, ô combien subjective, de normalité.

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Depuis la dissolution du groupe en 2008, Courtis a collaboré avec un nombre incalculable d’artistes free, noise ou affiliés. Il continue de mener en solo ses improvisations « brutistes » à la guitare, notamment dans un groupe français au nom inoubliable : L’autopsie a révélé que la cause de la mort était l’autopsie. Retourné à l’anonymat, Miguel Tomasin poursuit quant à lui sa carrière solo de plus grand batteur du monde. Un coffret sorti récemment chez Pica Disk dresse une rétrospective qui n’en est pas vraiment une, avec pléthore d’inédits, soit la meilleure entrée en matière pour les néophytes. Du handicap au génie, il n’y a qu’un pas, et les Reynols l’ont franchi haut la main. Il est grand temps de les redécouvrir et de se prosterner devant leur autel sonore, un verre de Fernet-Branca dans une main et des bouquets de peyotl dans l’autre.

Le film Reynols - Sinti Botuva Tapes sera projeté ce samedi au festival Sonic Protest à Paris aux Chapiteaux Turbulents.

Le coffret rétrospectif Minecxio Emanations 1993-2018 est sorti fin février chez Pica Disk.

Julien Bécourt est sur Noisey.

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