porno, musique
Affiche du film New Wave Hookers (1985)

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Music

Faut-il vraiment réhabiliter la musique de film porno ?

Tentation nostalgique, délires de geeks obsessionnels, érosion progressive de la qualité : et si on désacralisait un peu la musique des films de boules ?

On connaît la chanson de la rétromanie qui, tout à la fois, abîme notre capacité de création et de révolte et rend plus douce la noyade dans un flux d’information illisible et aliénant. Dans ce monde en constante accélération, la fixation sur des objets du passé procède d’une quête plus ou moins consciente de sens là où il ne semble subsister que des hyperliens, des mèmes et des upgrades. Ou comment créer un semblant d’ordre (ne serait-ce qu’à l’échelle personnelle du « goût ») pour troubler notre misérable horizontalité. Si « c’était mieux avant » est une expression vieille comme l’humanité, elle n’a jamais été aussi concrètement active (et valorisée), maintenant qu’il est possible (voire aisé) de déterrer, dépoussiérer, recontextualiser et réhabiliter. Le temps détruit tout, mais la nostalgie s’occupe de tout réparer. Avec succès si l’on en juge par la multiplication des rééditions dotées de livrets toujours plus plus exhaustifs, de remasterings toujours plus pointus, d’emballages toujours plus attrayants.

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Que cela participe au bégaiement de l’Histoire n’est pas vraiment un paradoxe. Conséquence parmi d’autres : la rareté devient échelle de valeurs et les marges sont peu à peu mises à sac, avec la promesse d’une subversion peut-être fanée, mais toujours préférable aux vexations du politiquement correct. Il en va ainsi de la pop music comme du porno, tous deux inscrits à leur naissance dans une dynamique de libération des mœurs, et dont on situe l’« âge d’or » (nœud de nos fantasmes) à la même période – de la fin des années 60 au début des années 80, pour faire large. Il serait pourtant fallacieux de pousser la comparaison jusqu’à dresser un parallèle entre la crise de l’industrie musicale et celle de l’industrie du porno : quand la première produit encore des œuvres originales (au sens propre), la seconde n’est plus qu’un gigantesque robinet de « contenus » déclassés et enchevêtrés. C’est le règne des liveshows (masturbation collective avec les « bips » des commentaires pour seule musique), du gonzo sans fric ni limite, et surtout des « tubes » dominés par le géant MindGeek (Youporn, Pornhub, RedTube) où le vintage bon enfant côtoie les pratiques extrêmes, et où la volonté artistique est aussi absente que le modèle économique est brutal.

Le fantasme du « porn groove »

Dans ce hiatus se situe sans doute le désir de revaloriser une « musique originale de film pornographique », qui a presque totalement disparu d’une production porno ultra-paupérisée. De plus en plus motivés à mesure que l’objet de leur culte s’éloigne, des diggers s’attachent ainsi à tirer du néant des vieilles bandes au parfum de scandale. Aux États-Unis où pop et cul sont des hypersymboles (du capitalisme, de la puissance de pénétration culturelle), on a inventé l’expression « porn groove » pour qualifier le style des BO de « l’âge d’or ». En parallèle aux rééditions de classiques comme Deep Throat ou The Devil In Miss Jones (en Europe, Body Love du pionnier électronique Klaus Schulze), on a vu apparaître des compilations aux noms évocateurs comme Sex-o-rama, Pornosonic, Getting Off! ou Porn Groove. Derrière celles-ci, on trouve moins de vilains sexopathes que de gentils amateurs de bons sons seventies. C’est aussi le cas en France du DJ et producteur Drixxxé (membre originel de Triptik) qui a rencontré un franc succès avec sa série de « Sextapes », compilant des incunables érotiques et porno plus ou moins absents des manuels. « C’est un cheminement assez logique pour moi. À force d’épuiser les samples de funk et de jazz pour mes prods de rap, je me suis tourné vers les musiques de films. Et je suis tombé sur des trucs érotiques et porno qui tuaient. Alors j’ai continué à creuser. De manière générale, les affiches, les typos, les looks des 70’s me touchent plus que ce qu’on voit maintenant. »

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On peut d’ailleurs contester l’existence du genre « porn groove » en tant qu’ensemble de traits esthétiques clairement définis. Délestées de leurs marqueurs externes (pochettes, titres) et du discours marketing, ces musiques ressemblent à celles de nombreuses séries B parues à la même époque. « C’est surtout du funk et de l’easy listening comme on en trouve sur plein d’autres compiles », reconnaît Drixxxé. « On entend les mêmes musiques dans les films de Blaxploitation. Il y avait une érotisation générale, c’était la libération. » Analyse partagée par Aurélien Bacot et Guillaume Le Disez, un digger fou et un érudit porno (« les oreilles et la queue » pour la punchline) qui ont souhaité rendre grâce à notre belle tradition pornographique nationale. Deux ans après un disque hommage à Brigitte Lahaie, ils récidivent avec une nouvelle sélection de musiques interdites signées Alain Goraguer, financée via Kiss Kiss Bank Bank (700% en fin de collecte malgré la censure de la pochette par Facebook). « Il y a bien sûr quelques poncifs dans cette musique, comme le Fender Rhodes, la basse assez lourde, les rythmes binaires… Mais aussi des choses inattendues. C’est ce qu’on a voulu montrer sur cette compilation. Au milieu, il y a un morceau hyper mélancolique de 7 minutes. Tout en restant dans le vrai porno, on n’est pas allé fouiller que dans les scènes de sexe. » Cette approche à la fois puriste et légèrement décalée rend justice à cet art des marges en l’inscrivant dans un contexte plus large. Le « porn groove » n’est peut-être que « du groove dans du porn ». Cela n’empêche pas d’y trouver de drôles de perles.

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Il convient toutefois de bien faire la distinction entre musique de films érotiques et musiques de films porno. Moins pour des raisons esthétiques que de conditions de production. « Dans les gros succès érotiques, il y avait de vraies musiques signées par de vrais compositeurs », explique Drixxxé. « Francis Lai en a fait, Patrick Juvet aussi, Pierre Bachelet bien sûr avec Emmanuelle et Histoire d’O, ou Serge Gainsbourg pour Madame Claude et Good-bye, Emmanuelle . Même chose en Italie avec les B.O. des Black Emmanuelle par Nico Fidenco. Au contraire, dans le porno, à quelques exceptions près comme Goraguer, les réalisateurs se servaient dans des catalogues de library music. C’était de la musique au kilomètre enregistrée pour la télé ou la pub, qui atterrissait aussi dans des pornos. Souvent des Anglais comme Alan Hawkshaw, Alan Parker ou Brian Bennett, l’ancien batteur des Shadows. Étonnamment, c’était parfois mieux que les BO érotiques faites sur mesure ! » Même discours chez Le Disez et Bacot, à qui l’expérience de terrain a laissé des traces. « Les disques de musique porno, en France, ça n’existe presque pas. Du coup le travail n’est pas du tout le même que pour une compilation érotique. Il existe très peu de bandes, souvent en mauvais état. C’est la loterie, il faut se dépêcher, comme quand tu ouvres un sarcophage. Le réalisateur Claude Bernard-Aubert nous a expliqué qu’il signait des contrats pour 12 films ; Goraguer et ses musiciens faisaient de longues sessions de studio à moitié improvisées, qu’ils découpaient ensuite au moment du mixage. On a écouté des heures de musique pour trouver les meilleurs passages et en faire des morceaux avec un début et une fin. »

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Carnaval et orgie anale

Réhabiliter la « porn music » s’apparente donc autant à une fouille archéologique qu’à une re-création. Le prix de la nostalgie y est plus élevé qu’ailleurs. Bacot et le Disez assument sans honte le caractère obsessionnel de leur démarche. « C’était mieux avant » devient chez eux plus qu’une interjection réactionnaire, c’est un geste qui prend acte d’une continuité perdue entre le porno et le cinéma. « C’étaient des films faits pour être vus dans une salle de cinéma par des gens assis qui se tiennent bien, pas des mecs seuls qui se branlent devant leur télé. Il y avait une histoire, des dialogues, des montées en tension. Le cadre de référence était celui du cinéma, la musique occupait la même place que dans n’importe quelle film. » De fait, les figures de notre âge d’or comme José Bénazéraf ou plus tard Gérard Kikoïne ne se sont pas cantonnés au porno. La circulation entre champs était plus fluide qu’on pourrait le croire, même si l’emprunt systématique de pseudos maintenait une distance utile (rappelons que la censure morale était énorme, d’où le statut de « cascadeurs » attribué légalement aux acteurs porno afin de marquer leur marginalité) . « Il ne faut pas oublier que Claude Bernard-Aubert était grand reporter de guerre, il a fait des films hyper engagés sur le racisme ou les erreurs judiciaires, comme L’Affaire Dominici (1973) avec Jean Gabin, dont la B.O. est aussi signée Goraguer. Il s’est lancé dans le porno avec toute son énergie, son intelligence, son talent, en convaincant ses potes tels que Goraguer de le suivre. » Écouter Musiques classées X, c’est (re)découvrir une parenthèse enchantée où la chair était joyeuse et le porno engagé. Ce cinéma-là, artisanal, convivial, épris de formes et de libertés (même si sociologiquement bourgeois) a finalement aussi peu à voir avec le porno actuel qu’un film de Claude Chabrol avec une websérie Hulu.

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Mais que s’est-il passé, au juste ? La part de cinéma dans le porno – donc la présence de musique idoine - s’est érodée au fil des innovations technologiques (vidéo, puis DVD, puis Internet) et des remaniements fiscaux. Depuis le milieu des 80’s, la ghettoïsation du porno n’a cessé de s’accélérer. En France, on pourrait prendre le « classement X » de 1975 comme point de repère. Ce n’est pas l’avis de Guillaume Le Disez : « Le coup de bambou fiscal est en fait advenu quand la gauche est arrivée au pouvoir. Sous Giscard, tout le monde s’accommodait de la loi parce que ça rapportait beaucoup d’argent. C’était un secret de polichinelle : on mentait à la commission de censure en présentant des copies expurgées, où les scènes de cul étaient souvent remplacées par des plans de monuments parisiens. Par contre, en 81, Mitterrand décide de sévir contre un milieu pornocrate réputé plutôt de droite. On commence à leur faire la vie dure. Les budgets baissent, les salles remisent leurs projecteurs pour passer à la vidéo, puis disparaissent peu à peu. Il y a une paupérisation, et plus on sort du cadre du cinéma, plus on se rapprocher de la seule “fonction”. » L’aboutissement de ce processus est le modèle actuel du flux ininterrompu, de la monstration sans point de vue et des « pornotypes » décrits par François Perea : « Une atomisation catégorielle qui, plutôt que proposer une image globale et simplifiée du personnage ou de l’action, le réduit à un trait prégnant, rendu saillant et représentatif par une sorte de réduction métonymique. » Cet entonnoir inclut bien sûr la musique, abonnée absente ou limitée à sa fonction d’encouragement, un peu comme dans un cours d’aérobic (d’ailleurs c’est la même musique). Alors OK, puisque tout existe et que tout est exploitable, on a le droit de se pogner au rythme d’un reggaeton au mètre, d’une trap sexy (ne surtout pas confondre avec le sextrap) ou d’un funk carioca (pour qui carnaval rime avec orgie anale). Plus vraiment de la musique, vraiment plus du cinéma : juste des sons mécaniques posés sur du cul qui l’est tout autant ?

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Retour à la nostalgie

Ce glissement implacable ne s’est pas fait sans aucune résistance, certains pornographes n’ayant pas pu renier leurs tendances mélomanes. Le guitariste et compositeur Noël Akchoté, qui « par un hasard familial » s’est retrouvé petit dans la maison du réalisateur Gérard Kikoïne ( « Ça m'avait interpellé parce que tout le monde était à poil, il y avait des jeunes filles dans la piscine, mais aussi sa mère et lui qui jouait du Farfisa dans le patio en attendant les grillades »), nous a ainsi conseillé les bandes-son eighties des films avec Traci Lords : Black Throat et son rock psyché tout pété ou New Wave Hookers et son reggae salace signé The Plugz. La porn queen a même enregistré en 95 un album introduit par le tube techno-cuir Control, qui dû faire son effet sur le jeune Beny Benassi. Plus récemment, on a eu droit à l’exception française : Akchoté lui-même à travers sa collaboration féconde avec John B. Root (Elixir et French Beauty, couplés sur un disque paru sur son label Rectangle ). « Je l’ai rencontré au milieu des années 90, à l’époque du légendaire porno du samedi soir de Canal. Un moment où les chapelles semblaient encore vouloir s'ouvrir et échanger des idées. Ses méthodes de travail étaient tout ce dont je rêvais dans le cinéma d'auteur mais qui était totalement impossible. On préparait les musiques en amont et elles étaient souvent utilisées pendant le tournage. Je me souviens d'une réunion où chaque actrice ou acteur exprimait ses envies de musique pour sa scène principale. Un dispositif de rêve que je n’ai jamais vu ailleurs. » Le Disez et Bacot confirment qu’il s’agit bien d’une exception. Noël, une anecdote de tournage en passant ? « ll existe des photos prises dans le bureau de Jean ou nous sommes avec David Grubbs et Stephen Prina. Tout se faisait comme ça, à la bonne franquette, les actrices passaient nous montrer leur dernière opération des seins, puis Jean est devenu très médiatique on voyait le tout-Paris défiler à l'apéro, même France Culture et Mireille Dumas. Parfois on raccompagnait une actrice très en vue et nos amis musiciens ne savaient plus où se mettre… »

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Encore cette foutue nostalgie qui nous saute au paf. Hier, c’était moins bien qu’avant-hier, mais quand même mieux qu’aujourd’hui. Et tandis que la pop music quittait les priorités du porno, le porno contaminait la pop music. Les lyrics devenaient de plus en plus explicit. Les pop stars calaient leur image et leur hygiène sur celles des porn stars, de Madonna à Nicki en touchant Britney et Chistina. Les rappeurs aussi, en masse, du « pornocore » inventé par Kool Keith aux DVD X-rated de Snoop Dogg, 50 Cent et Lil John. Il y a même eu un magazine spécialisé dans l’affaire, Fish N’ Grits, qui célébrait sur ses couves l’union photogénique d’un rappeur et d’une porn star (genre Redman avec Sinnamon Love). Des coups payants à l’époque qui ne laisseront toutefois ni musique remarquable, ni prouesses sexuelles éblouissantes. L’imagerie porno s’est normalisée jusqu’à concerner sans distinction Rammstein, Flying Lotus, Likke Li ou le pornogrind – pires zics de branlette ever. Le monde entier s’est pornoïsé à mesure que le porno s’appauvrissait. L’inverse fonctionne aussi.

Michaël Patin est sur Noisey.

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