Après avoir failli tout envoyer bouler, Agoria revient avec la niaque et un label politisé

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Après avoir failli tout envoyer bouler, Agoria revient avec la niaque et un label politisé

Le DJ/producteur nous parle de son nouveau label, Sapiens, et de sa division consacrée aux discours politiques, Sapiens Talks, dont il nous fait écouter la première sortie.

Que doit faire un DJ une fois passé le cap de la quarantaine ? Troquer le gin-tonic pour l'eau gazeuse ? Compter ses points de retraite pour calculer le nombre de sets qu'il lui reste à jouer ? Remplacer son sac à vinyles par une clé USB pour éviter les sciatiques ? Echanger le travail en club contre le club de bridge ? Envoyer son CV aux clubs d'Ibiza pour décrocher des cachets confortables – et on ne parle pas de drogues ? Sébastien Devaud aka Agoria a pris l'affaire à l'envers. Après s'être remis en question au point de vouloir tout lâcher, il a quitté Lyon et la ville de Milan, où il s'était brièvement installé, pour Paris. Là, il a retrouvé foi. Au point de monter un label, Sapiens, sur lequel il entend se permettre tout et n'importe quoi. Sortir sa propre musique, déjà, comme son récent Up All Night EP, qui donne dans une house presque luxuriante à des lieues des ses précédents maxis sous influence Detroit, parus sur des labels aussi divers et mythiques que Hotflush, Innervisions ou Kompakt. Mais aussi celle de ses fidèles amis rhônalpins comme Olivier Raymond alias Oxia, dont Sapiens a ressorti une nouvelle version bourrée de remixes à la testostérone du titre culte « Domino ». Non content de faire claquer les basses et de réveiller les voisins, Agoria appelle aussi à la réflexion et au réveil des consciences en éditant des discours (oui vous avez bien lu, des discours) sur vinyle, sous le titre Sapiens Talks. Le premier est concerné à l'entrepreneur et militante Emmanuelle Duez, et on vous le fait écouter en avant-première pas plus tard que tout de suite et pas plus loin que ci-dessous.

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Fort de seulement quatre albums (dont une BO) depuis 2003 mais d'une flopée de maxis tous globalement destinés à pilonner le dancefloor, Agoria prouve qu'il a encore beaucoup à dire. Encore faut-il qu'il trouve comment et pourquoi. Ce label pourrait bien le remettre sur les rails – et on ne parle pas de drogues.

Noisey : Alors comme ça tu montes un label. C'est vrai qu'il n'y avait pas meilleur moment.
Depuis que je vis à Paris, je rencontre plein d'artistes qui ne sont pas tous issus du berceau club : des sound designers, comme Nicolas Becker, qui a fait la musique des films Premier Contact et Gravity. Il possède une banque de sons incroyable. Là par exemple, il te met un micro, il va entendre un oiseau qui va se poser sur l'Opéra et ça va faire un son très particulier qui va ressembler à des aliens. Le mec est captivant, c'est l'une des personnes que j'ai rencontrées qui m'a apporté le plus par le travail musical.
J'ai aussi beaucoup travaillé pour le cinéma, récemment Jan Kounen. On a fait deux documentaires , Vape Wave et Mer Océan. Il m'a appelé hier en me disant que James Cameron avait adoré, que c'était une ode à la vie. On ne sait pas s'il y a beaucoup de spectateurs mais on est contents.

Tu en as composé les BO ?
C'est ça. J'avais déjà composé des musiques de film mais là c'est un bonheur car Jan vient tout le temps en studio. Il passe tous les deux trois jours et dit ce qu'il aime et ce qu'il n'aime pas. C'est une vraie collaboration.

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Tu t'es fixé une ligne musicale pour ton label ?
La première sortie, ça a été égoïstement un de mes morceaux. Ensuite Oxia, avec des remixes de son classique « Domino ». Et le troisième sera Maceo Plex avec Dino Lenny. Donc trois sorties clairement club. Ensuite, il y aura des sorties beaucoup plus personnelles. J'ai beaucoup travaillé dans l'art contemporain avec Philippe Parenno et on est en train de récupérer plein de morceaux pour voir si on peut les sortir. Ça correspond à une envie de partager tout ce qui me touche au quotidien. Ça peut être aussi bien être orienté club qu'un jeune garçon de 16 ans qui fait de la pop et sonne pour moi comme ce qu'il y a eu de plus frais ces dernières années.

C'est donc un label qui te servira aussi pour l'album ?
Il n'est pas loin d'être fini et on verra bien où je le sors.

Quelle en est la direction ?
J'ai quarante morceaux et c'est ouvert, aussi. Pareil, je me suis dit que j'allais balancer tout ce que j'avais envie de dire et que je déciderai plus tard. Je me pose vraiment la question de savoir si ce doit être un album en tant que tel ou plusieurs événements avec une approche thématique. C'est aussi pour ça que je fais un label. On vit une époque hyper intéressante et sûrement la meilleure pour créer un label. OK, on vend très peu de disques, mais jamais je n'aurais imaginé que mon morceau instrumental sorti il y a trois mois fasse déjà un million et demi d'écoutes. C'est pas la folie d'un point de vue financier mais on peut toucher beaucoup de monde. Je suis assez bluffé de cet effet viral très rapide. Après, on sait pas si les gens vont être amoureux comme s'ils l'avaient acheté en vinyle. Mais j'aime l'idée qu'on puisse fédérer à partir de rien. Si tu lui ouvres une porte, un mec de 15 ou 16 ans peut fédérer très rapidement.

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Le nom Sapiens vient d'où ?
Du bouquin de Yuval Noah Harari. J'adore l'anticipation et j'ai adoré sa trame historique : qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Et ce, jusqu'à nos jours. Avec une extrapolation sur ce que pourrait être le futur des sapiens. On est combien ? 7, 8 milliards sur terre ? Ce bouquin m'a marqué. Quand j'ai cherché un nom, il s'est imposé. J'aime bien le côté transversal, tous azimuts. On appelle ça un label mais c'est une écurie, un manifeste.

D'ailleurs il va aussi publier des discours politiques ?
J'ai rencontré Emmanuelle Duez qui a deux projets, WoMen'Up et Boson Project. Elle veut aussi faire la révolution. C'est une activiste qui met tout en œuvre pour y arriver. Et elle va y arriver car elle a une volonté de fer. Ça m'a donné l'idée de créer un sous-label, Sapiens Talks, où je donnerai la parole à des gens qui ont quelque chose à raconter. Et je sortirai ça sur disque. Emmanuelle explique comment faire la révolution. Elle y dit que ce sont ceux de 17 ans qui devraient être au pouvoir aujourd'hui et explique pourquoi. Sapiens n'est donc pas qu'un label musical.

Pourquoi sortir ça en disque plutôt que sur un média en ligne ou un podcast, pour une plus grande diffusion ?
Le vinyle, c'est parce qu'on va prêter plus attention à quelque chose pressé sur un objet qu'à un podcast qu'on va écouter en cuisinant ou en étant au téléphone. J'ai la chance de beaucoup tourner, j'ai un peu gagné d'argent en tournant… J'allais pas acheter un appartement. J'ai choisi de faire des trucs qui me nourrissent. Peut-être que dans un an, je te dirai que c'était une belle utopie et que ça n'a pas fonctionné. J'ai la possibilité de rencontrer plein d'artistes et de leur donner la parole, ce serait donc con de ne pas le faire. Je ne suis pas Jésus Christ non plus.

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En plus tu as dépassé son âge, non ?
C'est pas faux. Mais tu vois, l'autre soir j'ai passé une soirée avec le designer Ora-ïto. Pareil, il a beaucoup de choses à raconter. J'ai aussi enregistré Jacques qui a fait un discours plus en rapport avec son histoire, sa relation aux squats. Le but est de donner la parole pour des visions différentes de celles qu'on nous impose.

Comment te sens-tu évoluer comment musicalement ? Ton dernier maxi sonne super… accessible ?
Oui bien sûr. On fait toujours des disques par rapport aux précédents. Il y a plein de choses que j'ai déjà faites que je n'ai pas envie de refaire. Certains artistes aiment bien creuser un sillon jusqu'au bout, ils vont faire un morceau de techno de Detroit qui va définir leur carrière. Je l'ai fait et je ne dis pas que je ne le referai plus mais je suis aux antipodes de ça. Chaque fois que je vais en studio, je me demande ce que j'ai envie d'écouter, comment m'exciter moi, personnellement. C'est un truc très solitaire d'être en studio. Si tu n'as pas une excitation en plus de l'inspiration, tu n'as pas le moteur suffisant. C'est pour ça que je produis des morceaux assez différents les uns des autres.

D'autant plus que c'est compliqué de concevoir un album techno.
C'est très vrai. La musique club est une musique de maxi. Si tu as dix morceaux club à la suite, t'as envie de te tirer une balle. T'as envie de respirations. Très peu d'albums techno passent le cap de l'immédiateté de la sortie. C'est donc un avantage de faire des musiques qui partent tous azimuts car ça permet de faire un album qui ne soit pas une grosse pâte à modeler.

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C'est pour ça que tu étais parti sur plein de featurings au début de ta carrière ?
Oui, j'adore ça. Vu que je travaille en solitaire, j'adore m'entourer de musiciens, travailler avec différents artistes, car c'est une nourriture incroyable. J'adore la production autant que le fait de faire ma propre musique. Quand tu enregistres un pianiste ou un violoniste, tu as la matière première. Le reste est de la production pure. La musique électronique fait partie de l'acte créatif, tu vas aimer un album parce que la production est dingue, parfois plus que pour la mélodie. Mais c'est pas un souci d'avoir énormément d'envies. Il faut juste avoir les bons filtres. Un album c'est vraiment un puzzle.

Tu as participé au dernier album de Michael Mayer (&) qui est très réussi malgré son concept de collaborations différentes sur chaque titre.
Ça a été très difficile, il a beaucoup bossé. Une des réussites de ce disque, c'est qu'il a demandé des collaborations à ses potes. Je suis bien placé pour savoir que quand tu demandes à des artistes que tu aimes et que tu ne connais pas, tu n'auras pas toujours ce même résultat. Alors que quand c'est un pote ou quelqu'un que tu as pris le temps de connaitre, ça change tout. Quand il m'a demandé, j'ai accepté tout de suite même si je n'avais pas le temps. C'est cette complicité qu'on sent sur le disque. Michael est très content de l'album. On avait demandé à Benjamin Biolay de participer. Il est intervenu sur notre morceau mais on ne l'a pas gardé. J'aimais beaucoup mais eux deux n'aimaient pas. Il faut dire que j'adore les voix sur la musique électronique. Autant j'adore jouer des morceaux répétitifs, autant je n'ai pas envie de faire ça en studio. Il faudrait peut-être que j'aille voir un psy.

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Comment te sens-tu dans le paysage électronique actuel ?
Faut distinguer deux choses : ce que je veux faire en studio, et les centaines de morceaux que je reçois quotidiennement pour jouer. C'est très très rare que j'écoute un morceau en me disant que je ne l'ai jamais entendu. Il n'y a plus de révolution musicale majeure. Un morceau club ou techno sera sûrement mieux produit qu'il y a 10 ans mais sonnera un peu à l'identique de ce qui s'est fait. Je ne me sens donc pas en décalage par rapport à ça alors que je devrais l'être. Mais je continue à vouloir être DJ car j'adore l'adrénaline de la scène, du club.

C'est quoi ta vie de DJ à 40 ans passé ?
Je fais des breaks pour pouvoir rester en vie. C'est vrai. Quand j'en parle avec des artistes pop, nous n'avons pas du tout les mêmes tournées. L'artiste pop peut faire cinq ou six dates à la suite parce qu'il joue à 21 ou 22 heures. Nous, on joue entre 2 et 6 heures du matin. Faire trois ou quatre dates de suite, c'est déjà pas mal. J'impose donc de grosses périodes de break comme en ce moment où je suis alerte, je sens mon corps et mes muscles. Et d'autres moments où à l'inverse, je suis dans un tunnel, porté par l'énergie. Là, je n'ai pas joué pendant trois mois sauf pour le Carnaval de Rio. Ils m'ont proposé 7 dates en 7 jours ! J'ai dit que je ne pouvais pas et j'ai accepté 4 dates sur 7 jours : São Paulo, Rio au Warung, mon club préféré au monde, un temple sur la plage, un truc magistral dans la pampa. Et aussi à D-Edge qui a ouvert un nouveau club pendant le Carnaval, encore un truc assez dingue.

Tu as joué sur tous les continents, dans tous les grands clubs ?
Oui quasiment. Bizarrement, je ne suis pas allé au Pérou et ça a l'air chouette. Le public est très réceptif, très connaisseur, ça oblige à être beaucoup plus pointilleux. C'est excitant. Mais est-ce que les publics se valent ? On parle très peu des publics irlandais et écossais alors que ce sont les meilleurs au monde. Ils sont déjà dans une forme olympique dès 23 heures. C'est un peu la famille : ils arrivent et te prennent par l'épaule limite en te la déboitant, un vrai bonheur. Pendant longtemps, Tokyo a été une de mes villes préférées. Et puis l'Amérique Latine. Mais au final, à Paris, on n'est pas mal lotis. Enormément d'artistes ne voulaient plus y jouer pendant la vague french touch car ils ne s'y retrouvaient pas. Aujourd'hui, la majorité des artistes veut jouer en France. Et ça, ça vient du public. C'est lui qui a dit à un moment donné qu'il n'avait plus envie d'écouter cette musique et voulait plutôt celle-là. C'est cyclique et ça rechangera dans deux ou trois ans, c'est normal. Mais je trouve l'énergie très bonne. Toutes les soirées où j'ai joué à Paris depuis plusieurs années ont été incroyables. Tu sens que le public a envie d'être surpris et c'est la clé. Pendant des années, il attendait un certain style.

Vivre à Paris, c'est aussi plus simple pour voyager ?
Non, franchement tu peux voyager de partout. Je suis venu là car j'ai un peu vécu à Milan, le temps de me marier et de divorcer. Et je ne me sentais pas de retourner vivre à Lyon où j'ai pourtant tous mes potes. J'aurais eu l'impression de reculer. J'ai donc hésité entre Paris et New York. Et j'ai rencontré une personne qui m'a beaucoup apporté, Brigitte Maccioni, une productrice de cinéma qui m'a sorti la tête de l'eau à un moment où j'avais envie d'arrêter la musique et de changer de vie. Elle m'a alors dit que je serais malheureux toute ma vie si j'arrêtais. Dans notre métier, c'est très difficile de garder une vie saine, sereine, autant socialement que familialement. On voyage beaucoup, on est bien entouré, c'est un peu tout le temps la fête. C'est pas forcément évident pour la personne qui t'accompagne et souvent t'attend. Tu ne peux pas te barrer tous les week-ends et retourner bosser le lundi matin. C'est une des principales raisons pour lesquelles mon mariage n'a pas fonctionné.

A travers Brigitte Maccioni, c'est un peu Paris qui a un peu sauvé ta vie musicale ?
Oui, j'y ai trouvé une super énergie, fait de super rencontres alors que j'entendais la ville souvent décriée de l'extérieur – les Parisiens, l'atmosphère. J'y vois exactement l'inverse depuis que j'y vis. Après, je ne me pose pas la question de savoir combien de temps je vais y rester. C'est une ville beaucoup libre que ce qu'on en dit.

Agoria sera dimanche 7 mai au Marvellous Island Festival V à Torcy (77)

Pascal Bertin est passé depuis longtemps à la clé USB. Il est sur Twitter.