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Music

Alan Vega, Ghost Rider devant l'éternel

Le légendaire chanteur de Suicide est revenu avec nous sur les années 70, sa collaboration avec Alex Chilton et sa nouvelle vie de peintre et de sculpteur.

Entendons-nous bien : Alan Vega n’est plus le type cramé et provocateur qu’il était il y a 40 ans. À l’époque, moitié de Suicide, duo pionnier de l’electro-punk, le chanteur terrorisait son public : pendant que son collègue Martin Rev balançait des lignes de synthés et des beats de boîte à rythmes à s’en trouer les tympans, Alan Vega se tailladait le corps en fixant les spectateurs droit dans les yeux et en utilisant son pied de micro comme une arme de poing. Que ce soit avec ses enregistrements minimalistes ou ses interprétations scéniques déstructurées, Suicide essayait de traduire le plus fidèlement possible la brutalité réaliste de morceaux tels que « Frankie Teardrop », hommage déchirant à un ouvrier qui assassine sa femme et son fils dans un accès de folie meurtrière. Même les punks avaient peur de Suicide. Mais aujourd’hui, à 77 ans, l’âge de raison, Alan Vega s'est rangé des voitures. Il donne des concerts de Suicide de temps à autre, fait beaucoup de peintures et de sculptures, sans autre but que d'assurer un train de vie décent à sa femme et son fils de 17 ans. « La vie est d’un ennui… » confiait Alan Vega récemment. « Aujourd’hui, j’ai envie d’être riche. C’est tout ce que je souhaite. » Suicide a connu son apogée dans les années 1970 et 1980. Les deux premiers albums du duo, sortis respectivement en 1977 et 1980, sont des classiques du punk, vénérés pour leur son électronique minimaliste et hypnotique, et pour la voix rauque de crooner de Vega et son flow poétique incessant. « Baby, baby, baby he's screamin' the truth / America, America's killin' its youth », murmure-t-il dans « Ghost Rider », morceau inoubliable qui trace vers l’horizon, chevauchant un riff de synthé dépouillé, sur à peine 3 notes. Pour autant, Suicide n’est que la partie émergée de l’iceberg qu’est la carrière sans fin de Alan Vega. Né en 1938, il passe son enfance à Brooklyn et quand Suicide apparait sur la scène musicale, le jeune trentenaire a déjà roulé sa bosse dans le milieu artistique new-yorkais. Un de ses premiers faits d’armes, en tant que membre de la Art Workers’ Coalition (la Coalition des Travailleurs de l’Art), groupuscule gauchiste, est d’avoir mis en scène une manifestation-guérilla devant le Musée d’Art Moderne de la ville en 1969. Plus tard, Alan Vega a poursuivi ses projets artistiques et publié une série d’albums, en solo ou en groupe. Une de ces prestations les plus notables est justement de nouveau accessible au public : il s’agit de Cubist Blues, un album de blues-rock crasseux enregistré en 1994 avec le compositeur et producteur Ben Vaughn, et Alex Chilton, parrain de la power-pop, récemment réédité par le label Light In The Attic. Couché sur bandes au cours de deux folles nuits, et sorti deux ans plus tard en catimini, l’album donne à entendre un Alan Vega en grande forme, entre cris excités et marmonnements de crooner diabolique, répétant à l’infini quelques phrases bien senties. Derrière lui, Chilton et Vaughn tracent une longue route primitive bordée de riffs de guitare tremolo et de rengaines no-wave au synthé.

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Vaughn, qui vit actuellement à Los Angeles et compose de la musique pour la télévision et le cinéma, raconte que l’album a été intégralement composé et produit aux studios Dessau à New York, un ancien atelier d’usinage. La console était installée dans une pièce assez glauque qui semblait tout droit sortie d’un polar de Raymond Chandler. C’était l’endroit rêvé pour enregistrer ce que Vaughn décrit comme « un album de blues de Alan Vega » : soit un écrin pour le style poétique unique de Vega. « Ce serait passer à côté du vrai intérêt du disque que de nous donner trop d’importance, à Alex Chilton et moi. Ce qui brille au milieu de l’album, c’est bel et bien Alan », reconnait Vaughn. Ben Vaughn et Alan Vega sont amis depuis des années, mais lors de leur première rencontre, Vaughn était terrifié. « Alan me faisait penser à Charles Bronson dans Death Wish », se rappelle Vaughn, en faisant référence aux concerts new-yorkais de Suicide, quand le duo mettait en scène ses assauts sonores à rendre sourd n’importe qui dans le public. Et finalement, les deux artistes sont devenus amis. Vaughn a eu l’inspiration pour Cubist Blues après s’être entiché du « Jukebox Babe » de Vega - une mélodie 100% rockabilly sortie en 1980, ponctuée d’un harmonica klaxonnant et soutenue par un rythme de bal populaire, pied au plancher - mais aussi à cause de la spontanéité de Vega dans son approche artistique. « Il peut improviser de la poésie comme ça, de but en blanc. Et sa voix est incroyable, on dirait un saxophone ou une trompette mise en sourdine. Il a énormément de fans en Europe, et ils l’adorent uniquement pour sa voix. Ils ne comprennent même pas les paroles », dit Vaughn. « Il a une force redoutable », ajoute-t-il. « Il pousse l’art dans les retranchements du possible. Quand il est là, tout devient possible, au niveau artistique. Il possède une telle aura - appelez ça comme vous voulez - qui ne peut que vous inspirer. » Alan Vega, depuis sa maison de Manhattan, se rappelle avec tendresse de ces deux nuits passées à jammer avec Alex Chilton et Ben Vaughn pour aboutir à Cubist Blues. Selon Vaughn, Vega a insisté pour ne rien préparer du tout avant d’entre en studio. Vega ne voulait même pas savoir avec qui il allait jouer. Puis, alors enfermés dans le studio tous les trois, Vega raconte qu’ils sont arrivés au bout de 12 chansons uniquement en improvisant. Et lorsqu’il a commencé à sentir que sa tête était sur le point d’exploser, il a soudain décidé que le boulot était fait. « On jammait sans interruption. On finissait une chanson et on passait immédiatement à la suivante, sans jamais s’arrêter de jouer », se rappelle Vega, au téléphone depuis sa maison à Lower Manhattan. « Je me souviens précisément de la sensation. Je sentais mon cerveau brûler, littéralement. Je te le jure ! » Alors que je discute avec Vega, des histoires et des souvenirs s’échappent de sa mémoire, sans contrôle, passant du coq à l’âne. Comme dans ses performances live, la façon qu’il a de se remémorer est complètement imprévisible. À un moment, il parle de l’amour de ses parents pour les films de Western et l’opéra. Ensuite, il se lance dans une histoire touchante où il raconte que son fils est devenu un ado adorable mais un peu branleur, comme il s’y attendait. Puis il signale que la plupart des vétérans punk de New York ont quitté la ville pour de bon, et se rappelle des moments qu’il a passés avec Alex Chilton dans une station-essence près du légendaire club punk CBGB dans l’East Village. « L’odeur était magnifique », plaisante Vega. « Je ne savais pas vraiment qui était ce type, et quelques mois plus tard, je réalise ‘Nom de Dieu ! C’est Alex Chilton !’ »

Chilton - membre des Box Tops et de Big Star, immortalisé par The Replacements dans une chanson - est mort d’une crise cardiaque en 2010. Vega dit avoir été anéanti par la mort de Chilton. « C’est tellement triste. S’il y en avait un qui n’aurait pas dû mourir, c’était lui ». Au cours de notre discussion, Vega parle de sa propre mortalité : en 2012, il a survécu à une crise cardiaque et un AVC, et a du mal à articuler depuis cet accident. « Je suis passé près de la mort plusieurs fois », admet-il. Le mode de vie rock’n’roll n’est pas tendre avec celui qui l’expérimente, Alan Vega ne le sait que trop bien. Pourtant, Vega dit qu’il est aujourd’hui en meilleure forme que jamais. Après des années à galérer financièrement avec ses productions artistiques, il est finalement en train de gagner pas mal d’argent. Et malgré son AVC, il continue son activité. « Mon dessin est plutôt bon, je crois. Mais je n’arrive pas y croire : je ne pouvais plus dessiner comme avant. Et pour je ne sais quelle raison, j’arrive à dessiner parfaitement maintenant », dit-il. « Je dois être fou. Je ne sais pas pourquoi je fais tout ça. Sans doute parce que je ne fais rien d’autre. Tu comprends ? » « Il n’y a pas de repos pour les braves », conclut-il.

Peter Holslin est sur Twitter. Cet article a été réalisé dans le cadre d'un partenariat avec CANAL pour le lancement de la série VINYL réalisée par Martin Scorcese et diffusée à partir du 15 Février sur OCS. Plus d'infos sur le site.