Martin Rev, Interview, Suicide

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Music

Martin Rev sera toujours plus punk que la plus punk de tes copines

À 70 ans, l'ex moitié du légendaire duo new-yorkais Suicide verse toujours autant dans le chaos et la destruction, sans forcer.

Il est 23 heures, et nous sommes au troisième jour du Lausanne Underground Film Festival. Après le magma sonore déployé par le Suisse Andy Guhl, l’attention se braque sur le rideau de scène qui laisse furtivement place à Martin Rev. Visage placide, paré de ses indévissables lunettes de ski, l’entrée en matière s'apparente à une tractopelle lancée en plein chantier : trois pas enchainés machinalement vers le centre, un regard (que l’on devine) lancé vers l’ingé son et la boîte à rythme s’enclenche avec l’évidence d’une clope dégainée entre la poire et le fromage.

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Le synthé ouvre le bal, la décharge voltaïque prend forme, le cénacle éructe. S’ensuit une heure de live dans la lignée historique de Suicide, la formation originelle de Rev, qui, en pleine effervescence punk new yorkaise de la fin des années 70, ouvrit par sa radicalité la voie à tout ce qui se ferait de plus furieux et indiscipliné en matière électronique pour les décennies à venir. Armé d’un Farfisa et d’une boîte à rythme, Rev distille à l'époque un son à la fois délétère, dystopique, répétitif jusqu'au vertige et imbibé du bouillonnement des rues new-yorkaises. Tandis que son comparse Alan Vega, sorte de parodie d'Elvis du caniveau édenté, éructe, harangue, crache à la foule tout ce que la bile lui permet d'expurger - leur sens de la confrontation était tout much même pour les punks, qui les haïssaient, ce qui leur vaudra de se faire jeter une hache (!) sur scène en plein concert en Écosse en 1978.

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Si l’animal Rev reste aujourd'hui relativement méconnu (en tout cas moins que son plus illustre ex compagnon de route, mort en 2016), son emprunte façonne jusqu’à aujourd'hui les contours du post punk à la techno, en passant par la musique industrielle et l’ensemble des déclinaisons new wave (dark, cold et no wave inclus). Mais sa patte ne s'appose pas que sur l'underground : de New Order à Daft Punk en passant par Depeche Mode, Soft Cell, Radiohead ou même le plus obscur Zo/Zo, ses héritiers ne cessent d'assimiler une pâte ductile mais râpeuse pour la rendre plus seyante à l'oreille profane. D'autres, plus hardis vont jusqu’à inonder les caves de la nouvelle vague crade/no wave sur laquelle surfent Ventre de Biche, Scorpion Violente, Christophe Clébard, Holiday Inn….

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Ce soir, aux boucles répétitives s'ajoute une juxtaposition de sons métalliques crachés par le clavier, aussi denses qu’abrasifs, ponctués de séquences harsh noise rageuses. Cette bouillabaisse bitume-gravier, Martin Rev la déverse avec une précipitation cathartique, par vagues successives et dans une succession de décalages rythmiques faisant vaciller l’écoute. Ne prenant plus le temps de pianoter, il s’acharne sur le clavier façon Keyboard Cat sous stéroïdes, enchaine les uppercuts inversés frictionnant l’oreille de gros sel, avant d’enrober le tout dans un flot de murmures, souffles et cris lancés au micro. La fin du concert déflagre comme à l’impact d’une enclume, les acclamations prennent le relai, quelques « encore » téméraires fusent, en réponse à quoi Martin Rev jette un regard vers le fond de la salle pour repartir machinalement.

Un type croisé à la sortie, tête chercheuse de la Cave 12 - la Mecque de la musique expérimentale à Genève - exulte : « Sur scène, on aurait pu le foutre dans un solarium d’où il brandirait un doigt d’honneur, la magie serait la même ». Une façon d’être que Martin Rev continue de perpétuer à travers dix albums dans la droite lignée du groupe avec une quasi-rupture dans Stigmata (2009) et Demolition 9 (2017) , ses deux derniers nés. On l'a donc rencontré en compagnie de Divine Enfant, avec qui il forme un binôme aussi bien sur scène qu'en ville.

Noisey : Je m’attendais à tout lors de ce concert, sauf à un VJing. Comment a germé ce projet avec Divine Enfant, qui s'occupe de la vidéo ?
Martin Rev : Pour moi, la musique déborde largement du son pour couvrir l’image. Ces images que je puise dans mon environnement, je les brise, les recolle et les triture de sorte à en tirer une substance sonore. Divine Enfant empreinte le cheminement inverse pour au final déboucher sur un résultat similaire. On a la même sensibilité et cette évidence s’est imposée dès notre rencontre, à New York en 2010. Je venais de finir l'album Stigmata et je n’avais aucune idée de à quoi allait ressembler le visuel de l’album. De son côté, elle, n’avait aucune idée du son que j’avais pondu.

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Suite à un rapide échange, on se voit chez moi, elle se jette sur la caméra digitale qui trainait au salon pour ensuite me mitrailler à l’entrée d’un bâtiment qu’elle avait repéré dans le coin. Elle avait tapé dans le mille, la collaboration est ensuite devenue évidente, d’abord avec les vidéos qu’elle produisait pour les transposer sur mes sons puis avec le tournant audio-visuel qu’on a décidé de donner à mes lives. Plus qu’une performance de VJing, il s’agit d’une chorégraphie qui épouse la géométrie de mes sonorités. On a commencé en 2015 au Barbican Festival à Londres où j’y avais croisé Paul Smith, le mec qui avait organisé le dernier concert de Suicide, il était aussi enthousiaste que nous. Depuis on continue à se produire en duo et on bosse en parallèle sur des scénarios de courts métrages.

Divine Enfant : La connexion s’est faite instinctivement, sans rien intellectualiser. Nos références et démarches se sont avérées très proches. Après on les extériorise différemment, parfois de manière contradictoire mais toujours de façon complémentaire.

On retrouve en live la dimension sacrée qu’il y a de plus en plus dans les titres de Stigmata et Demolition 9. Tu mets face à face spiritualité, destruction, rédemption et rixes de bar, le tout dans le chaos ambiant de la rue que tu continues de cultiver. C'est tellement gargantuesque qu'on a presque l'impression que tu cherches à réécrire la Bible.
Indépendamment de l’aspect religieux, le regard porté sur la Bible par les peintres d’avant et pendant la Renaissance m’a toujours épaté. Les mecs ne savaient ni à quoi ressemblait Jésus ou Jean Baptiste, ni comment les scènes décrites se sont réellement déroulées et ils te taillent des tableaux bourrés de représentations et de références cachées. Au final chacune des œuvres qui ressortent de la bible porte en elle sa propre vision et sa propre cohérence. C’est ce que je m’efforce à faire dans mes compositions, trouver une forme de cohérence propre à ma vision, qui est elle-même le fruit de mon vécu et de mon époque. En ce sens, ouais, j’aimerais réécrire la Bible mais au-delà de ses réalités historiques dont je doute de la véracité, contrairement aux courants artistiques dont elle a donné naissance.

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D.E. : Si tu regardes l’expression des visages peints à l’époque baroque, tu constateras que derrière le voile du sacré, ils reflètent souvent les passions cachées des artistes avec son lot de relations inavouables et de plaisirs charnels. Les modèles étaient pour la plupart des amants, des maîtresses et se retrouvent réunis dans un tableau qui évoque la rédemption finale.

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© Nathalie Rebholz

Sacré concours de circonstance que ton live au LUFF intervienne en plein hommage à Jérôme Bosch…
Yep, ses triptyques démontrent bien que l’art religieux est beaucoup plus fondamental que l’histoire de l’art en lui-même. T’emballe pas, je ne suis pas religieux [Rires]. Comme lui, les artistes ont pu coller leurs propres images et perceptions sur ce qui était vu comme la vérité suprême. Il en ressort parfois des trucs merveilleusement trippants. Pour le reste, la réalité reste la vision de l’artiste et de ce qu’il produit.

Sans faire forcément un parallèle, tu as toi-même une façon épileptique dans ta façon de switcher entre déflagrations apocalyptiques et un onirisme quasiment enfantin…
Pour moi la dialectique équivaut partout, combiner les dichotomies demeure une chose des plus naturelles. Dans le son, c’est la même chose, il suffit que je suive mes oreilles pour que tout s’emballe et prenne sens. Ce sens, je l’ai forgé à travers mon parcours et mes expérimentations. Ma démarche va de pair : un son me rappelle une image qui me rappelle un autre son, etc… Je me lance ensuite dans une déconstruction où j’en dissèque un pour en obtenir quelque chose que je colle avec une partie de l’autre jusqu’à obtenir une fresque. Un modus operandi en totale opposition avec la linéarité de certains musiciens qui passent toute une vie à creuser une technique ou un registre.

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Un peu comme un gosse qui érige un château en lego, le shoote du pied entre deux insultes pour ensuite réclamer une histoire…
C’est sûr qu’il y a le tempérament et le vécu personnel qui viennent se greffer. Sur ce point, le terme gosse est approprié avec cette liberté et ce besoin que j’ai de switcher et de fracasser à la façon d’un chat qui balance des coups de pattes. J’arrive à mieux vivre le son et le ressentir. Un peu dans l’esprit de Beethoven dans ses passages saccadés et impétueux. Après, c’est con d’exploser son instrument pour la forme. Si le son n’épouse pas ton intuition, ce truc imprimé au plus profond de toi – ce mix entre le temps passé à faire du son, ton expérience, tes influences et ton vécu - ça sonnera creux.

Pour revenir à Demolition 9, tu sembles digérer autant tes influences sonores que la douleur de ton parcours qui ressort du mystique Stigmata [le décès de son épouse, Mari, intervenant durant sa composition, NDLR]. Est-ce qu'on peut parler de résilience ?
À un certain moment durant mes explorations, j'ai appris que quoique tu fasses avec le son et l’harmonie, en les passant sous divers codes musicaux, etc… Il restera le même que celui qui vient de l’intérieur. Ma douleur est le résultat de mes vécus et de ma solitude. Être artiste, composer sont tout autant un processus solitaire. Un passe-temps obsessionnel dans lequel tu t’oublies et tu te renforces au passage… Sans ça, pas de résilience. L’album en est le reflet, il couvre tout un fleuve de rêveries, d’états d’esprits, d’images, de douleurs et de passions accumulés que je secoue.

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Concernant Suicide, Craig Leon [connu pour avoir produit les premiers disques des Ramones, de Blondie, de Talking Heads, mais aussi de Suicide, NDLR] vous comparait avec le groupe Can, en plus chancelant et new yorkais. La comparaison aurait-elle été encore plus juste si tu t'étais entiché d’un guitariste ?
On penchait pour une guitare lorsqu’on avait commencé Suicide mais on a vite laissé tomber, tant par nécessité artistique que pratique. Je préfère m’approprier la partie musicale sans avoir à me charger de toute la partie financière, relationnelle et organisationnelle que ça impliquerait. S’il y avait un batteur et une guitare, ça aurait été complètement différent, et peut-être que le tournant électronique du groupe ne se serait pas produit. Après, concernant Can, il y a peut-être des similarités, mais pour ma part c’est l’influence des Stooges et d’Iggy Pop qui reste prégnante.

Ajouté au doo-wop des années 50, tes années free jazz, l’univers comics de Marvel… Cette façon de te réapproprier ces univers, c’est l’héritage de ton père qui s’appropriait des œuvres à l’oreille pour les rejouer à sa sauce ?
Absolument. Toute ma famille jouait d’un instrument. Ma mère jouait du piano en amateur et mon père de la mandoline. Sans rien y connaitre au solfège, il reprenait les chansons qu’ils écoutaient à la radio ou les morceaux folk de son enfance pour partir sur des variations féminines. Il était l’un des musiciens les plus brillants et intuitifs que j’ai connus dans ma vie. Juste à l’oreille, il arrivait à dompter un instrument. Le dimanche, on faisait des jam sessions avec mon frère à l’accordéon. Mon premier souvenir remonte à mes 5 ans, je voulais faire partie d’un groupe. Ils m’ont mis au milieu, je battais le rythme avec un objet en plastique rempli de cailloux. J’avais l’impression que tout reposait sur ma prestation. On m’a ensuite inscrit dans un cours de piano, j’avais vite arrêté pour m’y mettre seul. Entre temps mon obsession pour le Doo-Wop avait laissé du terrain à Miles Davis, John Coltrane et Thelonious Monk. C’est avec eux que je me suis lancé dans le jazz.

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C’était aussi un syndicaliste acharné, c’est de là que tu puises ta révolte permanente ?
C’était un rebelle dans l’âme, oui. Enfant, il m’emmenait à ses côtés dans les grèves. Nos penchants musicaux de l’époque, dans les années 50 et 60, étaient eux-mêmes rebelles. Sur fond de R’n’B et de Jazz, c’était la lutte pour les droits civiques et ceux des travailleurs qui éclataient. Ensuite il y a eu le Vietnam, la crise économique et les divers scandales… Tout ça, nous y étions sensibles et ça alimentait notre colère. Suicide en est imbibé et cette même colère éclate toujours quand je me mets à défoncer le clavier. Je ne t'apprends rien, l’art est une profonde rébellion.

D.E : Pareil du côté du mien, en plus de l’engagement tu hérites aussi de la fougue et de la passion qui va avec. Une impulsivité que tu dois ensuite dompter.

Un merci à Andie Ferra pour l'aide à la traduction.

Mabrouk Hosni Ibn Aleya arrive tout juste sur Noisey.

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