vincent gallo, killer mike, chroniques musicales
Photos libres de droit (Wikicommons) - illustration de Vincent Vallon. 

FYI.

This story is over 5 years old.

Music

La semaine dernière, pendant que Vincent Gallo revenait d’entre les morts, Killer Mike et Jesse Hughes s'immolaient en public

D'accord, ça ne s'est pas passé exactement comme ça, mais c'était mieux tenté que « Dans quelle mesure la musique est-elle le miroir du monde », non ?
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

L'Amérique est un sujet complexe. On le sait depuis la nuit des temps, à travers les histoires de taxation sans représentation, de la main invisible d'Adam Smith, et de tas d'évènements historiques qui ont donné naissance à une nation faite d'individualisme forcené, de nationalisme triomphant et de bellicisme pas bégueule. Et si on ne va pas vous faire un cours de civilisation américaine en accéléré (tout simplement parce qu'on n'a ni le temps ni la caisse pour ça), on peut au moins s'arrêter sur l'Amérique de Vincent Gallo, laquelle nous parle à elle seule indirectement très bien de tout ça. Ça nous fait une métonymie à peu de frais, nous permet d'observer le monde et de ne pas trop nous mouiller à travers les yeux d'un des plus gros tarés que le cinéma et la musique aient porté ces dernières décennies.

Publicité

Vincent Gallo et la drogue

Il y a une dizaine de jours, le musicien/acteur/réalisateur publiait sur le site de culture et mode masculine Another Man un essai en forme de grosse pantalonnade dénuée de sens, de but ou de visée manifeste, mais qui avait le mérite, mine de rien, d'éclaircir certains points et d'apporter un éclairage certain sur sa position individuelle ainsi que sur une certaine vérité d'un inconscient collectif qu'on a tendance à occulter de ce côté-ci de l'Atlantique – ou à balayer d'un revers de main, on y revient.

Dans ce texte, que le magazine en ligne a eu l'acuité de préciser qu'il n'avait été ni édité ni tronqué (c'est, parait-il, ce qu'on appelle « un témoignage sans filtre »), Gallo a sorti le bazooka et tiré sur à peu près tout et n’importe quoi (Mark Zuckerberg, les médias de gauche, les étudiants, Asia Argento, le festival de Cannes, les critiques de cinéma forcément infantilisés qui n’ont pas aimé The Brown Bunny), voué un amour sans faille à feu River Phoenix, s'est excusé auprès de Tarantino de l'avoir victimisé pendant des années, et a raconté une histoire sans queue ni tête sur un week-end passé près d'un lac avec ses parents. Il y a aussi la fois où, enfant, il a découvert en classe l'histoire de la Petite Fille aux Allumettes d'Andersen et a réalisé qu'il ne voudrait jamais être pauvre de sa vie. Soit.

Mais au milieu de ce festival de fulgurances façon « Oui-Oui revient de vacances à Marrakech » et de réflexions sur le monde sans prise réelle ni vrai point d'accroche concret (c'est cool de dire que Trump est le meilleur Président de tous les temps, mais on aimerait bien avoir un peu plus de biscuit, mon gars), on a tout de même pu y trouver des coutures pas inintéressantes, comme la notion éternelle de self made man, qui selon Gallo ne vient pas d'ailleurs que « d'une certaine forme d'auto discipline, de solitude, de sobriété, du fait de ne jamais avoir de dettes, de fournir une charge de travail surhumaine, de développer un goût de l’effort, un mépris pour son propre amour-propre, une négation de soi, mais également une conduite auto-destructrice. »

Publicité

Dans ce texte, Gallo n'a pas une seule fois mentionné sa propre musique, et c'est bien dommage, car cette dernière aurait pu offrir un formidable contrepoint à sa prose erratique - et à ses conneries en général. Son album sorti sur Warp en 2001, When, peut illustrer à lui seul sa doctrine quasi-monacale et ascétique : pour la conception de celui-ci, Gallo a passé plus d'un an à construire lui-même son propre studio, son propre matériel, a tout enregistré lui-même, pour un résultat assez fulgurant, une sorte de soft rock atone et chanté d'une voix blanche qui n'a pas vieilli d'une ride depuis, et où on se rend accessoirement compte que son auteur est l'un des seuls acteurs d'Hollywood (si ce n'est le seul?) à avoir fait de la musique qui ne foute pas totalement la honte à toute sa profession – et non, Ryan Gosling ne compte pas vraiment.

En somme, si Vincent Gallo ne m'évoquait pas autant l'image d'une pine d'huitre en action, je pense qu'on se rendrait peut-être un peu plus compte à quel point il a toujours été extrêmement talentueux, même dans sa manière spectaculaire de réaliser des films irregardables. Autre détail plutôt marrant qui rend compte de l’insaisissabilité du personnage : en farfouillant sur Youtube, on découvre une vidéo tirée d'un obscur docu sur le hip-hop où Gallo nous raconte, en gloussant comme une collégienne et avec une photo impayable à l'appui, qu'il a toujours été un b-boy et que son nom de scène au début des années 90 était Prince Vince. Dans le genre qui provoque des réactions incrédules partout où il passe et qui en dit autant sur son pays, sa génération et son socio-type (soit une sorte de mâle alpha ultra réactionnaire à la fois illuminé et bienveillant) à chaque fois qu'il ouvre la bouche, il faut dire que le type se pose là.

Publicité

Killer Mike et les communautés

Plus loin, il écrit : « Je n'aime pas spécialement être impopulaire. Cependant, afin d'être en mesure de pouvoir penser librement, il me faut prendre le risque d'être impopulaire. Pour penser, je dois prendre le risque d'être offensant. De toute façon, la plupart des gens n'écoutent pas, ils projettent. »

Rétrospectivement, cette phrase est assez marrante car on a l'impression qu'elle préfigure la sortie de Killer Mike sur les armes à feu quelques jours plus tard - et comme en plus Gallo écrit plus loin : « Je pense qu’aucun activiste n’a le droit de parler au nom de communautés entières », là, ça devient carrément, osons le mot, oraculaire.

On re-contextualise en vitesse : comme par un jeu de miroirs inversés, quelques jours après le texte frappé des asperges de Gallo, la moitié de Run The Jewels Killer Mike dégainait à son tour et y allait lui aussi de son américanisme bandé des muscles, qui plus est lors de la marche immense des étudiants faisant suite à la tuerie du lycée de Parkland en Floride en février dernier, où 16 lycéens ont trouvé la mort. Lors d’un entretien pour NRATV (soit la télé toute belle toute fraiche de la National Rifle Association, excusez du peu), Killer Mike y allait de son petit refrain très pro-armes à feu, en déclarant son soutien au lobby en question et en déclarant, façon papa poule pas très permissif : « J'ai dit à mes enfants que je les aimais, mais que s'ils s'absentaient de l'école, ils ne seraient plus les bienvenus chez moi… On n'est pas une famille qui soutient aveuglément ses alliés, surtout lorsqu'il y a des choses avec lesquelles on est en désaccord. »

Publicité

L'extrait a été relayé sur Twitter au pire moment par la NRA (enfin le pire moment pour Killer Mike, pas vraiment pour eux), dans le sens où il est arrivé pile au moment où se déroulaient les manifestations en question. Ça a donné au rappeur/activiste l'air de se désolidariser de March For Our Lives (qu'il affirme avoir toujours soutenu), en plus de se prendre une volée de bois vert par mal de ses fans encartés démocrates. Ces derniers se sont déchainés sur les réseaux en disant que tout ça ne rentrait pas en résonance avec les idéaux progressistes du monsieur (qui s'est notamment illustré comme étant un des premiers soutiens de Bernie Sanders), mais en oubliant sans doute un peu vite que les Afro-Américains avaient une histoire un peu compliquée (c’est un euphémisme, hein) avec le droit du port d’armes dans leur propre pays.

En fait, cette question rentrait plutôt en résonance avec un racisme d’état qui s'est affiché plus ou moins ouvertement dans l'histoire du pays : d'ailleurs, d'autres se sont empressé de rappeler que le droit du port d'arme s'inscrivait dans la tradition des droits civiques pour les noirs, et plus généralement dans la privation de leurs droits constitutionnels.

Sur le site américain d'information politique Vox, la journaliste Jane Coaston rappelait à toutes fins utiles que dès l'époque des lois Jim Crow, « des sommités des droits civiques telles que Ida B. Wells nous disaient que le port d'arme était la meilleure forme de protection des noirs américains, qui ne pouvaient pas espérer de soutien d'aucune sorte de la part des autorités civiles. Les leçons que les lynchages ont enseigné est que chaque Américain devrait réfléchir au fait qu'un fusil Winchester doit avoir une place d'honneur dans chaque foyer noir, et qu'il doit être utilisé comme une protection que les autorités refusent de fournir. »

Publicité

C'est là que ça devient un peu compliqué pour Killer Mike, et c'est de là que la majorité des réactions les plus violentes lui sont arrivées en pleine gueule. Car la NRA, ça n'étonnera pas grand monde au demeurant, n'est pas vraiment, historiquement parlant, très copain-copain avec les questions des droits civiques - et des Noirs en général, on ne va pas se mentir. C'est même le contraire : toujours dans le papier du Vox, puis dans un papier sur le site de MTV (comme quoi) intitulé « The Really (really) racist history of Gun Control in America », la même auteure nous rappelait que l'origine des législations sur les armes à feu avaient toujours été produites en défaveur des Afro-Américains. Pour enfoncer encore un peu plus le clou, un papier de The Atlantic paru en 2011 qui s'intitule « The Secret History of Guns » nous indique qu'à une époque, la régulation du port d'armes a même été, et de façon unilatérale, une affaire de droite : chacun à leur époque, le Ku Klux Klan, Reagan et la NRA voulaient réguler le port d'armes, alors que ses plus fervents défenseurs étaient… bah les Black Panthers, qui d'autre ? Bref, tout était bon pour rendre les Afro-Américains les plus inoffensifs possibles – lesquels étaient bien évidemment décrits comme « une meute sanguinaire » à l'époque de la ségrégation.

On comprend alors l'individualisme de Killer Mike lorsqu'il déclare : « Où sont-ils, les soit disant libéraux lorsqu'on se fait tirer dessus ? On ne les voit plus, à ce moment-là. Personnellement, je n'ai pas envie d'être le laquais des progressistes, de leur obéir au doigt et à l'œil. »

Publicité

Disons pour sa défense qu'il s'est fait piéger par la NRA, car le lendemain, il déclarait : « Je suis désolé pour ceux que j'ai offensés, c'est une manifestation que je soutiens, et d'ailleurs content de voir qu'on se sert de moi aussi bien à gauche qu'à droite. »

Jesse Hughes, Julian Casablancas et les Français

Une tentative d'instrumentalisation et de harponnage pas très élégante (et une réaction pas très finaude de la part de Killer Mike – on préfère lui laisser le bénéfice du doute et dire qu'il a été maladroit sur le coup) qui a continué de générer plus ou moins directement une sorte de réaction en chaine dégénérée.

À peu près au même moment, Jesse Hughes, notre chevalier blanc préféré de l'indécence à moustache, décidait de mettre son grain de sel dans l'affaire. Indirectement, mais sûrement, le chanteur de Eagles of Death Metal a eu la riche idée de s'en prendre à une lycéenne sur Instagram, Emma Gonzalez, rescapée du massacre de Parkland, qu'il accusait notamment de « chercher de l'attention et des likes sur Facebook », et déclarait notamment à propos des manifestants qu'ils n'étaient « qu'une bande de dégueulasses qui violaient la mémoire des morts », « prenaient des jours de vacances aux dépens du sang de 16 leurs camarades de classe ». Enfin, dans un parallèle qu'on qualifiera poliment de « tas de merde vaseux », le chanteur comparait le retrait des armes à feu pour empêcher les tueries de masse au fait de se couper la bite pour les hommes afin d'empêcher les viols.

Publicité

Ce genre de déclaration donne l'impression que Hughes ne nous donne pas seulement le bâton pour se faire battre, mais qu'il le fait avec une telle véhémence qu'on se demande s'il n'y a pas un vrai fond de masochisme dans l'air. Je ne sais pas ce qu'en pense Virginie Despentes, elle qui s'était empressée de voir tout de suite le caractère phallique dans les armes de la tuerie de Charlie Hebdo (et des terroristes en général) dans un article paru peu après dans les Inrocks, mais il y a peut-être un truc à creuser dans l'ironie morbide, non ? Signalons tout de même que pas plus tard qu'hier, Hughes s'est platement excusé et en disant « ne pas avoir voulu désavouer la jeunesse d'Amérique ou les belles choses qu'elle a accomplies ». Une semaine après, quand même.

Il y a, mine de rien, un fil à tirer de toute cette pelote à la fiente. On a, en France, et depuis l'élection d'une certaine pivoine belliqueuse et érotomane à la tête des États-Unis, la fâcheuse tendance à porter notre regard de l'autre côté de l'Atlantique avec un mélange de condescendance, de mépris et de satisfaction fate devant un peuple qu'il est bien commode de voir, à travers le prisme du petit monde cultivé de la culture, comme une bande de culs-terreux. Alors qu'aujourd'hui, on est bien obligé de revoir notre jugement à la baisse : déjà, on se rend compte qu'on commence tous à être concernés par le même problème, et qu'en plus, les écueils qu'on a si longtemps fustigés chez nos amis sont, au mieux, en train de nous gangrener, ou ont, au pire, toujours été là – et on commence seulement aujourd'hui à se rendre compte de la supercherie. Coucou Catherine Breillat.

Pour ce qui est de la musique, si tant est qu'elle ait vraiment eu un jour quelque chose à dire sur le monde qui nous entourait (c'est un peu l'interrogation première de cet article, je vous le rappelle au cas où), force est de constater qu'on arrive aujourd'hui à un sacré point mort concernant cette question - et ce dans tous les sens, toutes les trajectoires, tous les orifices.

Par exemple, ce week-end, je pensais naïvement écouter le nouvel album de Julian Casablancas et ses Voidz afin de me rappeler au souvenir duveteux de l'époque où je pouvais en avoir quelque chose à foutre du premier album des Strokes - faute d'attendre quoi que ce soit de son éventuel nouvel album. Mais non seulement Virtue (à traduire par vertu, probité, chasteté, pureté, etc…) réussit l'exploit de réunir la pire pochette et les pires titres de morceaux de l'année, d'être musicalement aussi pertinent qu'un disque de 2002 produit par un rockeur de 1979 qui aurait viré dentiste ou chiropracteur entre temps, mais il s'aventure en plus dans une sorte de croisade anti-Trump risible par tous les pores, totalement à côté de la plaque, même pas réconfortant dans son anachronisme complet et d'une chiantise absolue lorsqu'il essaie de s'en débattre. Impossible de ne pas se dire, en écoutant ce disque au demeurant parfaitement oubliable, que la dialectique de la musique comme refuge des sentiments ou comme échappatoire politique et sociale, commence sérieusement, par les temps qui courent, à battre de l'aile et à foutre le camp – peu importe celui qu'on se choisit.

Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.