L'IDM, ou le romantisme du nouveau millénaire

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L'IDM, ou le romantisme du nouveau millénaire

À l'occasion de la sortie du nouveau maxi d'Aphex Twin, on se demande ce que l'auteur de « Windowlicker » peut bien avoir en commun avec Brahms ou Beethoven.
GC
London, GB
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Le terme « intelligent dance music », ou « IDM », est apparu pour la première fois en 1993 sur la mailing list du site Hyperreal, et fut appelé ainsi par les fans d’une nouvelle vague de musique électronique qui était en train de changer les règles du jeu. L'épicentre du phénomène se trouvait au Royaume-Uni, comme en témoignent ses représentants les plus illustres qui sortaient presque tous exclusivement de chez Warp Records, basé à Sheffield. Tout avait commencé avec Artificial Intelligence, une compilation emblématique avec, sur sa pochette, un robot assis dans un fauteuil, en train d’écouter des vinyles de Pink Floyd et Kraftwerk. Dès la sortie de l’album, l'expression « electronic listening music » a provoqué des questionnements existentiels au sein de la communauté de la dance music.

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Pourquoi « intelligent » ? C’était là toute la polémique autour de l'appellation, qui fait encore débat aujourd'hui. Ce qui est sûr, c'est que le terme « intelligent » a tenté de fournir un cadre de référence à un genre cérébral lié à la technologie et à ce qu'on a appelé plus tard la computer music, se tenant à équidistance entre des réflexions philosophiques et une mise à distance de la musique électronique de l'époque. Un filon qui a vu naître une génération de précurseurs, comme Aphex Twin, Autechre, Boards of Canada, Squarepusher et The Orb, qui ont eux-mêmes ouvert la voie à des mastodontes pop tels que Radiohead, Björk et Moby.

« Les idiots peuvent-ils apprécier l’IDM ? » C’était l’un des premiers sujets de discussion sur la liste « IDM » d’Hyperreal, qui correspond peu ou prou à la version moderne de Reddit. Peu de temps après le premier volume d'Artificial Intelligence, Aphex Twin sortait Selected Ambient Works 85-92. La scène était alors divisée entre ceux qui optaient pour des expérimentations raffinées, entre breakbeat, ambient et techno, et les autres, qui penchaient plutôt du côté débridé et insouciant des raves. La techno était alors dans une phase d'expansion totale, ayant atteint le grand public en peu de temps. Les raves connaissaient une popularité croissante jusqu’à devenir une culture à part entière.

Le succès de l’IDM reposait alors sur sa capacité à combiner les caractéristiques d'une musique conçue pour être écoutée chez soi, avec celles d'une musique fonctionnelle, composée pour passer en club. Mais l'IDM se démarquait surtout du tout-venant électronique par les influences qu'elle puisait dans l'avant-garde historique - pensez le compositeur américain John Cage, le futuriste italien Luigi Russolo et l'allemand Karlheinz Stockhausen. Si l’IDM était considérée comme une techno « artistique », c’est parce qu’elle prenait inconsciemment en compte les conceptualismes des années 1920, 1930 et 1940. Pour citer le compositeur allemand Robert Schumann, « il semble que la musique veuille revenir à ses origines quand elle n’est pas encore opprimée par la rigueur de la mesure et se montre fièrement indépendante de toute contrainte. »

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Attendez. Schumann ? Qu’est-ce qu’il vient faire là ?

Petit retour en arrière.

Nous sommes au XIXe siècle. En Europe, le débat fait rage autour de la « musique absolue ». Cette expression née du mouvement romantique, que nous attribuons aujourd'hui à Richard Wagner, évoque la spiritualité, le symbolisme et la force motrice d’une musique instrumentale capable de transporter totalement un auditeur. De Joseph Haydn à Wolfgang Amadeus Mozart, en passant par Ludwig van Beethoven, de nombreux artistes ont pris le pli. Il est devenu impossible de ne pas considérer les idées d'un artiste comme des symboles – des métaphores au sein même de l'œuvre sans l'influence d'un troisième élément - à savoir un texte écrit - comme c'était le cas jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

Les contemporains d'Arthur Schopenhauer soutenaient que la musique était un art « libératoire », car elle « nous libère du monde de nos angoisses pratique, philosophique, politique et existentielle. » Selon Václav Tomášek, compositeur tchèque de l'époque, les artistes comme Beethoven cultivaient l'idée que l'étrangeté et l'inégalité forment l'armature, l’idéologie motrice de l'art musical. Un langage supérieur qui tirait justement sa force de son indétermination, voué à déstabiliser complètement son public, peu habitué à devoir écouter la musique de manière critique et attentive.

Dans les années 90, marquées par l'avènement de la techno et de la house, l’IDM a redessiné les contours de la dance music, de la même façon que le romantisme allemand a révolutionné la musique classique au 19e siècle. C’est-à-dire que le concept d’« écoute » de la musique absolue était, à bien des égards, le même que celui que l’IDM a intégré dans la dance music des années 1990.

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L'ambition et la créativité – ou l'ambition de la créativité – ont marqué le lien entre les deux courants. Un syncrétisme sonore qui, à la fois dans la musique absolue « pure » et dans l’intelligent dance music, innovait avec des idées restées jusque-là cachées ou inexprimées. Schumann et Berlioz (qui a dit un jour que « la musique est l’art d’émouvoir, par des sons, les êtres doués d'imagination ») ont ainsi articulé un concept qui deviendrait le dogme des bedroom producers une fois que les ordinateurs personnels et les synthétiseurs apparaîtraient. Au-delà de tout formalisme, la musique se représenterait elle-même et rien d'autre, que ce soit à travers un orchestre ou un synthé, que ce soit de manière métaphorique ou concrète.

Si Schumann avait raison, il ne pouvait se douter que ce qu'un compositeur du XVIIIe siècle était en train de réaliser, ou ce qu'un orchestre entier jouait devant des théâtres remplis de gens, trouverait non seulement une résonance, mais allait devenir l’élément central d'un genre aux antipodes du sien plus d'un siècle plus tard.

Ce leitmotiv a ainsi dessiné de nombreuses évolutions en musique - limitées dans le temps, mais décisives. Ainsi, les fruits du romantisme et de son pouvoir libérateur sont devenus des fonctions essentielles de l'impressionnisme, de Claude Debussy à Arnold Schönberg ; puis de la libération du son d'Edgard Varèse en allant jusqu'à la musique concrète. En conversant avec le passé, ces révolutions stylistiques ont créé un langage universel déconnecté de la contemporanéité. Autechre se fichait pas mal que sa musique soit atonale ou sonne comme des « machines électroniques bloquées » ; seule comptait la rigueur technique de la composition, au même niveau, sinon plus, que la boucle cyclique des morceaux pop ou new wave.

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D’autres artistes illustres de l’époque comme Boards of Canada ont réinventé une musique plus intimiste, en intégrant des samples (en particulier du field recording) au centre de leurs morceaux - et non plus seulement comme illustrations comme ça avait pu être le cas dans la pop music depuis les années 60. Aphex Twin nous a fait une Brahms en faisant de l'irrégularité virtuose le pivot sur lequel son récit musical établissait un dialogue. Il a également su revisiter les formules que la techno avait abandonnées ou rarement utilisées (comme le piano, sur lequel l’album Drukqs de 2001 repose presque entièrement), et ainsi franchi les barrières entre pop et club music.

Les libres associations d'idées complexes et « oxymoriques » des artistes IDM étaient également déjà présentes chez Wagner, même si elles s’écartaient de l’idée beethovénienne de « l’art pour l’art », reprise par de nombreux artistes des années 90 après leurs phases expérimentales (pensez à Carl Craig, Jeff Mills ou The Orb, ces derniers en particulier, en raison de tous les différents changements du line up du groupe notamment).

On pourrait balayer cette révolution esthétique de la main en la liant à une simple évolution de la technologie. Il y a également le risque, un poil révisionniste, de vouloir faire passer les Romantiques pour les mentors putatifs d'un concept de musique instrumentale difficile à théoriser. Il manque le texte, le manifeste, de même que la partition et la direction que vous trouverez dans les plus célèbres symphonies romantiques. Mais peu importe : pour l’IDM comme pour le romantisme, tout est une question de dynamiques contraires, de variations brutales dans le rythme, de discordes. De plus, c'est sans doute en établissant un dénominateur commun entre Kraftwerk, Brian Eno et Beethoven que l’IDM a su se saisir de l’esprit romantique plus d'un siècle plus tard. Ça, et en réussissant à ramener la conversation de l'art à l'intérieur du club.

Le dernier maxi d'Aphex Twin, Collapse, est sorti le 14 septembre sur Warp Records.

Cet article a d'abord été publié sur Noisey IT.

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