Range tes Disques, Deerhunter

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Range tes disques : Deerhunter

Alors que le groupe d'Atlanta vient de sortir son 7e album, Bradfod Cox revient avec nous sur la discographie éclatée de son groupe – un procédé qui le ravit autant que « le genre d’entretien que l’on passe pour obtenir un visa. »

Range Tes Disques est une rubrique dans laquelle nous demandons à un groupe ou un artiste de classer ses disques par ordre de préférence.

Bradford Cox a fait tout un disque sur le fait qu’on ne peut pas avoir pleinement confiance en nos propres souvenirs. Ce sentiment était là, présent, dans le titre de l’album que Deerhunter a sorti en 2010, Halcyon Digest [« un résumé des jours heureux » en français], lequel sous-entendait qu’il s'agissait de l'évocation de souvenirs d’un certain âge d’or. Mais non, comme tout ce que le groupe avait enregistré jusque-là, ce disque parlait de maladie, de mort, de perversion et d'isolement. L’idée que le groupe voulait faire passer semblait être que, même si les choses semblaient bien différentes autrefois, il est fort possible que c’était déjà la merde.

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« Les choses sont toujours meilleures dans nos souvenirs que dans la réalité, nous dit Cox. On digère, on rassemble et on organise nos souvenirs de manière à se les rendre plus agréables. Et on laisse de côté les mauvais. »

Et pourtant, le voici devant moi, en train de se souvenir. Deerhunter s’est formé à Atlanta au début des années 2000, dans un premier temps sous la forme d’une collaboration aux accents punk-épineux entre Cox et quelques amis. Les allées et venues tumultueuses des premiers membres du groupe ont été documentés dans le détail par ailleurs, mais un noyau dur s’est rapidement formé après la sortie du premier album Turn It Up Faggot. Cox et le guitariste Lockett Pundt, le batteur Moses Archuleta et le bassiste Josh Fauver ont fini par connaître une ascension plutôt surprenante grâce à une série de disques qui témoignaient de la fascination de Cox à la fois pour les avant-gardes et le grand mythe de l'americana et du rock ‘n’ roll.

On avait déjà eu affaire à des groupes qui sonnaient comme Deerhunter avant eux, mais très peu étaient portés par un chanteur aussi charismatique que Cox. Ils étaient encore moins à, en plus, marier une musique aussi dramatique et réfléchie à des performances live qui comprenaient, comme l’expliquait Cox dans un entretien accordé à SPIN en 2008, des malaises cardiaques et des simulations d’actes sexuels. À une époque où la musique rock et, pour utiliser un terme que Cox avouait exécrer au plus haut point, « l’indie » étaient bien trop maniérés et polis, Deerhunter apparaissait comme une anomalie.

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Aujourd’hui, Deerhunter est un groupe tout à fait différent de ce qu’il était à l’époque. Fauver, le bassiste, a quitté le groupe avant la sortie de l’album Monomania en 2013, et il est décédé en 2018. Lorsque je rencontre Cox, il vient de s’exprimer, quelques jours plus tôt, aux funérailles de Fauver, et cela l’a replongé dans les changements qu’ils ont connus, lui et le groupe, au fil des années.

« Les conversations ont vite bifurqué sur la tournure chaotique et effrayante que prenaient nos concerts à l’époque, » explique-t-il. « Je me suis déjà entendu dire directement qu’on s’était ramollis, qu’on était devenu chiants ou qu’on s’était vendus. Certaines personnes restent comme bloquées dans leur jeunesse, et on finit par les enterrer. Moi, j’ai avancé. J’ai renié le punk. Je veux être une meilleure personne. Quelqu’un de plus sain. Je ne prends pas spécialement de plaisir à me remémorer l’époque où je crachais du sang sur scène. »

Le 18 janvier, Deerhunter a sorti Why Hasn’t Everything Already Disappeared?, un nouveau disque en apparence construit sur des souvenirs - notamment dans le titre. Mais comme pour Halcyon Digest, le passé est vu avec scepticisme. Le premier morceau, « Death in Midsummer », a un refrain théâtral dans lequel Cox s'époumone : « There was no time to go back. » Le reste du disque est à l'avenant. Il est résolument tourné vers l’avenir, rempli des expérimentations et contorsions que le groupe avait commencé à explorer en 2015, sur Fading Frontier. C'est un nouveau pas dans l’inconnu, fait dont le groupe est coutumier.

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C’est sans doute pour cela que Cox, remuant comme à son habitude, et fiché d’un costume marron beaucoup trop large pour ses épaules, commence l’interview en étrillant l'idée de faire une rétrospective de sa propre discographie et de choisir ses albums préférés.

« À mon avis, aucun artiste ne peut trouver cela agréable », lance-t-il. « C’est un peu comme passer un entretien pour obtenir un visa ou un truc dans le genre. Comme quand on est interrogé sur des questions personnelles par un type de l’administration. »

Noisey : Dans le classement que tu nous as transmis, il manque votre premier disque.
Bradford Cox : Ouais, exact. Pour être honnête, le mail est parti tout seul. J’ai acheté un nouvel ordinateur, et le nouveau clavier du MacBook est bien bizarre. J’ai appuyé sur ENTRÉE pour revenir à la ligne, et là, « Fiouh… Bon, ben c’est envoyé. Parfait. » Je l’aurais mis en dernier, mais d'une manière générale, je ne l’assume pas du tout. On n’avait pas la moindre idée de ce qu’on faisait. Ce n’était pas la faute de l’ingé son ou de l’un des musiciens. À l’époque, on n’avait pas le temps dont on a bénéficié depuis, pour pouvoir expérimenter en studio.

Vous étiez très jeunes à cette époque.
On a enregistré ce premier disque et Cryptograms la même année. Et ce n’est pas parce qu’on était de meilleurs auteurs-compositeurs quelques mois plus tard, mais on n’avait jamais eu l’occasion de se sentir à l’aise en studio. J’avais toujours enregistré moi-même mes trucs. Quand j’écoute cet album, je me dis que si j’avais eu ne serait-ce qu’une semaine de plus pour le travailler, il serait sans doute à une autre place dans le classement. Ou peut-être que je l’assumerais comme quelque chose que j'ai fait. Aujourd’hui, je le vois un peu comme un film d’étudiant. Quand on aborde la filmographie d’un grand cinéaste, on ne tient pas compte du film de fin d’études réalisé à la fac, pas vrai ?

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Donc à l’époque de la sortie de Cryptograms , les choses prennent enfin forme.
Je déteste toujours les voix. Quand j’étais gosse et que j’apprenais à m’enregistrer, j’ai remarqué que pour que ma voix se détache un peu de la musique, il fallait curieusement que je la pousse jusqu’à la distorsion. On entend ça dans pas mal de rock garage et compagnie. Les Strokes ont eu cette voix distordue qui semble sortir d’un téléphone. Mais je ne cherchais à imiter personne, c’était juste le seul moyen que je connaissais, avec les technologies dont je disposais, pour éviter que les voix se perdent ou soient enfouies dans le mix. C’est l’un des griefs que j’ai contre Cryptograms. Je voulais que les voix ressemblent à du Bowie, mais le résultat tire plutôt vers une espèce de post-punk distordu du début des années 2000.

Il y a quand même une différence entre le premier disque et celui-ci.
Niveau instrumental, certainement. On utilisait des cloches, des boucles instrumentales et vocales. Le groupe commençait à s’éloigner du schéma guitare-basse-batterie post-punk en pleine renaissance. Je me suis toujours intéressé aux compositeurs comme Stravinsky ou Messiaen. Je voulais faire un truc qui ne soit pas de la « musique d’action. » Quelque chose de plus contemplatif. Tarkovsky a été une de mes grandes sources d’inspiration. Avec ces longues séquences, très lentes. C’est cela que je cherchais à obtenir.

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À l’époque de la sortie de Cryptograms, tu as dit, lors d’une interview : « Nous n’avons rien anticipé et nous n’avons aucune idée de ce que nous faisons. »
C’est toujours le cas. Et toujours pas plus d’aspirations ni d’ambitions. Les gens que je connais qui ont construit leur vie en suivant un plan se retrouvent souvent déçus. Il est moins aisé d’être déçu quand on ne sait pas du tout vers où on va.

La conception de ce disque a été marquée par des problèmes mentaux et des situations stressantes. De quoi est-il question exactement ?
Eh bien, j’ai eu la grippe. Mais une grande partie du disque est construite sur la maladie que j’ai eue quand j’étais jeune. Pendant mon enfance et jusqu’à tard, j’ai passé pas mal de temps dans des hôpitaux. Je me suis toujours dit qu’à cause de cela, notre disque était unique, qu’il sortait du lot, parce qu’il y avait une certaine réalité derrière. Ce n’était pas du « Oh baby, oh girl, let me get with you » dans un jargon de rock garage. Aucun de nos albums n’a jamais été romantique ou sexuel. Ils traitent tous de sujets que la plupart des gens refusent d’aborder dans l'industrie du divertissement.

Par exemple ?
Des enfants malades ou mourants. Je crois qu’on a été l’un des premiers groupes queer dans notre genre. Rétrospectivement, je trouve ça intéressant. Il est très facile pour un groupe de se vendre comme queer aujourd'hui.

Dans ton cas, ça n’aurait pas fait les gros titres.
Ou peut-être que si, mais cela aurait été fait de manière condescendante. C’était très difficile. Et étant qui j’étais, c’était un peu handicapant, d’une certaine façon.

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Ce changement t’a-t-il paru étrange ?
Ce qui est étrange, c’est de voir la culture inventer des manières d’accepter les choses une fois qu’elle les a altérées.

C’est-à-dire ?
On a modifié la culture queer afin de la rendre acceptable aux yeux de certains qui, ensuite, se donnent une tape dans le dos en se félicitant d’être devenus si conciliants. J’ai toujours refusé de m'excuser de qui j'étais. Vous pouvez lire tous mes anciens entretiens. Je me suis souvent attiré des problèmes. Et l’ironie de toute cette histoire est que je suis resté vierge pendant tout ce temps. Je n’ai jamais été sexuellement actif. Je n’ai jamais été intéressé par aucune véritable relation ou par la sexualité. Je crois que cela m’a valu qu’on me retire mon héritage queer. « Oh, en fait, il n’est pas gay. » En fait, je crois que si. Mais les gens veulent que vous soyez un queer selon leurs critères.

Je vous ai vus à Coachella en 2010.
Je n’ai jamais été touché par quoi que ce soit qui se soit produit à Coachella.

Vous avez joué un truc qui m’a vraiment marqué. Entre Owen Pallett et Jonsi…
Ah, ouais, « the gay ghetto. »

The gay ghetto. Est-ce que c’était pour signifier que tu avais remarqué un changement dans l’approche que l’« indie » avait de l’homosexualité ?
Non. Jonsi, Owen et moi, on n’a jamais bénéficié du marketing lié au fait d’être homosexuels. Ce truc n’est arrivé que bien plus tard. Et puis notre âge est aussi rentré en ligne de compte. C’est une question problématique. Honnêtement, ça ne m’intéresse pas trop d’en parler. Je suis très bien tout seul. C’est un peu mon but ultime. Je veux être seul, et je veux qu’on me laisse seul. Les différents types d’engagements romantiques que je vois autour de moi sont presque toujours un reflet du capitalisme, un fétichisme matérialiste, des rapports de force, de la soumission, de la domination, un échange, un tel qui essaie de se positionner au-dessus de tel autre. C’est une compétition, et je déteste la compétition.

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Tu as souvent raconté que les circonstances dans lesquelles vous avez fait plusieurs de vos disques avaient été très dures. Mais pour celui-ci, je n’ai rien remarqué de tout cela. Tu as eu un sentiment différent avec ce disque ?
Oh, il y a eu des problèmes. J’apprenais à m’entendre avec [le producteur] Ben Allen. Au début, on n’avait pas le même point de vue sur le projet. Moi, je disais « Je sais ce que je fais, » et lui arrivait auréolé de ses succès passés, et il avait ses propres idées. Je pensais qu’il était extrêmement compétent, mais à l’époque, je ne cherchais pas un collaborateur artistique, du coup, ça n’a pas collé. Je crois que le reste du groupe s’est peu à peu mis en retrait du projet parce que j’essayais de défendre les intérêts du groupe avec trop d’énergie. Et quand quelqu'un se fait un peu trop entendre, on se dit que c'est le leader. Sur Cryptograms, et lorsque Josh Fauver faisait partie du groupe, chacun était aussi impliqué que les autres. On n’avait pas de leader.

C’était donc quelque chose de très démocratique.
Oui. Et ensuite, avec Halcyon Digest, il y avait ce sentiment que c’était plutôt mon spectacle. Puis c’est devenu le spectacle de Ben Allen et moi, une compétition entre lui et moi pour avoir la main sur le son du disque. Je faisais des trucs comme… J’ai insisté pour qu’on enregistre « Basement Scene » dans un vrai sous-sol, et j’ai insisté pour qu’un garçon de 14 ans – l’un des fils de l’ingé son – conçoive lui-même la production du morceau. Cependant, je devrais dire que quand il y avait des collaborations, c’était les meilleurs de notre carrière. Ma chanson préférée de toute la discographie de Deerhunter est sur cet album : « Desire Lines. »

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C’est aussi l’une de mes préférées.
Serais-tu surpris si je te disais que je n’ai absolument rien à voir avec cette chanson ? J’ai joué le solo de guitare sur le premier couplet, mais Lockett l’a refait sur le deuxième parce que je ne le faisais pas aussi bien que lui. On était sur le point d’abandonner pour aller enregistrer l’album ailleurs. On a dit : « Bon, on essaie encore un morceau. » Et Ben a dit : « Je peux essayer de le faire à ma façon ? Visiblement, tu n’aimes pas ce que je fais, alors laisse-moi essayer une fois sans intervenir, sans me surveiller et sans me fliquer. Laisse-moi faire mon boulot sans interférences. »

Ben avait de quoi dérouler. Alors il m’a dit : « Va-t’en. » J’ai été viré du studio. Bon, j’étais d’accord, hein. Je suis allé me balader en caisse et quand je suis revenu, j’ai découvert ma chanson préférée de Deerhunter. Je n’étais donc pas là lorsqu’elle est née.

On dirait que pas mal de gens sont attirés par les morceaux de Lockett.
Lockett est un excellent auteur-compositeur. S’il écrivait comme moi, nos albums seraient composés presque exclusivement de chansons écrites par lui. Je n’ai jamais refusé une de ses chansons. Les gens se demandent pourquoi c’est moi qui écris la plupart de nos morceaux et pourquoi c’est le spectacle de Bradford. Mais ce n’est pas parce que je veux tout accaparer.

Est-ce que vos relations de travail ont changé au fil des années ?
Oui, elle se sont fragilisées. Tous les groupes se fragilisent. La meilleure chose à faire est d’essayer de préserver l’unité de base. Lockett a une femme et des enfants. Moi j’ai un chien et une maison. Je ne vais pas courir le monde. Moses vit ici, à New York, et les deux autres membres du groupe habitent à Athens. Donc on n’a pas vraiment l’occasion de se voir pour travailler ensemble. Ce ne sera plus jamais comme à l’époque où Josh Fauver disait : « Ce morceau est à chier, mais j’aime ce passage. Vous en pensez quoi si je joue ça ? » Ça, c’était de la vraie collaboration. Personne ne me critique parce que c’est moi qui propose la majorité des morceaux. Tout le monde se comporte comme si mon boulot était irréprochable, mais je m’en fous un peu. Je préfère que les gens aient des vrais avis tranchés. S’ils n’en ont pas, quand moi j’en ai, j’ai l’impression d’être injuste et de devoir prendre des gants pour les exprimer. Josh Fauver n’y allait jamais avec des pincettes quand on discutait. Il me manque vraiment beaucoup.

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J’ai failli mettre celui-ci en première position. C’est notre album le moins apprécié. Putain, c’est vraiment incroyable. Des gens se disent être fans de Deerhunter et ils détestent cet album… Je peux pointer toutes les faiblesses de nos différents albums, mais il n’y a pas de point faible dans Fading Frontier. Il n’y a pas une seule voix à retirer. Pas un seul effet que je ferais différemment. Et pas un seul détail de production qui dépasse. Les gens qui n’aiment pas cet album, je pense qu’ils sont foutrement incapables de sortir de leur putain d’enfance et de leur petite idée personnelle de ce que je suis censé faire.

Ce disque est parfait. Il aurait dû être largement accepté. Il aurait dû nous faire gagner de nombreux fans. Je trouve très bizarre que Kings of Leon l’aient adoré alors que des gamins d’écoles d’art ne l’ont pas du tout apprécié. Je crois qu’en fait, je dois tout faire de manière binaire pour les gens. Expérimental. Pop. Expérimental. Pop. Ce disque était la fusion la plus réussie de ces deux choses. Il n’y a pas un seul temps faible et pas une seule mauvaise chanson sur cet album.

Et « Snakeskin » est un moment étrange et par ailleurs indéfinissable de notre carrière. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui m’est passé par la tête quand je l’ai écrit. C’est sinistre. Quand on l’a joué, j’ai trouvé que c’était un morceau effrayant. Aujourd’hui, les gens trouvent qu’il a un son « indie rock » – fun, enjoué. Je sais pas moi, les gens… C’est le grand combat dans lequel chaque artiste se retrouve pris. Ce qu’il considère comme son meilleur travail sera rejeté par son public, et un truc qu’il aura pondu vers l’âge de 21 ans sera constamment brandi en guise d'étendard par tout le monde.

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Est-ce que c’est le danger de la longévité ?
Quelque part, oui. Je crois que si Fading Frontier est mésestimé, c'est du fait de la baisse de la capacité d’attention, même si c’est un disque assez court puisqu’il ne dure que 30 minutes. Mais les gens ne l’écoutent jamais comme un film.

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Je ne suis pas nostalgique, et je le dis souvent. Mais je viens d’enterrer un ami. C’était notre plus proche collaboration. Il contient « Nothing Ever Happened. »

Il y a des lignes de basse absolument folles sur ce disque.
Et rien n’a été rejoué. C’était un type vraiment unique. Bien plus qu’un bassiste, c’était une personne merveilleuse en général. Et il avait atteint un max de monde avec cet album. Je ne le regarde pas avec nostalgie, mais à l’époque, j’avais un certain sentiment de « maintenant, on peut tout faire. » On était au sommet. Enfin… Je suis plus heureux aujourd’hui qu’à n’importe quel moment de cette période-là.

Aux yeux de pas mal de monde, celui-ci était « le chef-d’œuvre. »
Ouais, et je me demande pourquoi les gens le voient comme ça. Ça me dépasse. D’un côté, je peux comprendre. J’ai moi aussi mes albums préférés d’un groupe. Et quand je pense aux albums qu’ils ont sorti après, je me dis : « Merde, ce disque est vraiment naze. » Genre, ils ne se rendaient pas compte que c’était nul, sinon ils ne l’auraient pas sorti.

Il y a tout juste 3 ans, dans un entretien, tu as dit que c’était le disque auquel tu pensais le moins.
Et ça l’était.

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C’est en réaction à son succès ?
Je ne regarde pas le succès ou l’échec de tel ou tel truc. Monomania et Fading Frontier sont les seuls dont je me soucie. Les gens peuvent dire que, dans ce cas, notre carrière est sur le déclin, parce que ce sont nos deux derniers albums. Mais pas du tout. Je me soucie de la façon dont les gens écoutent la musique. Je crois que Microcastle a été la dernière fois que nous avons sorti un album que les gens ont écouté depuis le premier accord de guitare jusqu’au dernier larsen comme on apprécie une pièce de théâtre.

Il y a 10 ans, on était dans une toute autre époque.
Je pense que les gens aiment tellement cet album parce qu’il est sorti à une époque où les gens écoutaient des trucs comme l’album de Kanye West, celui vaguement arty, là.

My Beautiful Dark Twisted Fantasy ?
Ouais, sûrement. Celui avec le tableau sur la pochette. Celui que les gens ont considéré comme un sommet de l’art moderne. J’ai jamais compris.

Microcastle est quand même sorti avant ça.
Ce que je veux dire c’est que c’était le dernier album. Microcastle est arrivé au crépuscule de l’album. Certains labels pensent qu’ils peuvent trouver comment s'en sortir. « Oh, sortons 3 morceaux avant de sortir l’album. » Comme si cela allait amener les gens à écouter l’album. C’est un bordel fini, et je n’ai pas de solution à proposer. Du coup, je me retrouve à dire à peu près la même chose que tous les gens dits progressistes. À qui peut-on faire confiance pour nous ramener vers quelque chose de bien ? J’en sais rien. Je sais juste que je déteste tout. C’est pour cela que ma génération est si triste. « Je suis très malheureux ! On ne se sent pas à l’aise ! On est super angoissés ! » C’est plus facile de prendre un Xanax ou un Ativan et de se poser devant Netflix ou de passer des heures sur Instagram que de balayer devant sa porte.

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Je n’ai pas la réponse.
Personne ne l’a. S’ils l’avaient, je signerais immédiatement.

Quelles ont été les conséquences de Microcastle selon toi ? Rétrospectivement, on a l'impression de l'apogée d’une certaine époque « indie » en tant que genre commercial.
Je ne m’en souviens pas. Raconte-moi.

C’était l’un de vos grands disques de…
Mmmm. Halcyon était un super album. Microcastle était un peu comme Blood Visions de Jay Reatard. Tu vois le truc ? On jouait devant 200 personnes au lieu de 100. C’était vraiment cool. Tout le monde était encore en vie. On était relativement jeunes. On était également malheureux et on se fonçait vers le pessimisme qui nous attendait. Du coup, je… je sais pas. Je ne m’en souviens pas. Vraiment pas.

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Monomania est le meilleur album que j’ai jamais fait, et ceux qui ne l’aiment pas n’ont rien compris à qui je suis ou à ce que je fais. Ce sont juste des fans avides de ce que l’on appelle l'indie rock, qui pensent qu’on est un groupe important de la scène rock. Je déteste l'indie rock, et je n’ai jamais aimé cette appellation. Je ne me considère pas comme un membre de ce… truc. Je crois que c’est une prison.

C’est du marketing, c’est ça ?
C’est encore bien pire, c’est une insulte. Rock « indie », ça revient à dire que c’est du rock, mais fainéant.

C’est curieux, je trouve, de considérer que c’est votre meilleur album, parce que c’est celui qui ressemble le moins à vos autres albums.
Bon, j’avais fait une grosse dépression nerveuse. J’étais au fond du trou. Et j’ai réussi à tirer une œuvre d’art de ce sentiment de nausée, de panique et de tristesse violente.

On sent les bordures effilées dans le son.
On a vraiment vécu dans ce disque. On l’a enregistré du début à la fin pendant la nuit. Toutes les rumeurs et les légendes qui entourent la fabrication de ce disque sont complètement vraies. Je pense, et je l’ai dit à mon manager à l’époque, que Monomania a été le dernier vrai disque de rock‘n’roll sorti.

[Rires]
Je déconne pas. Et c’est pas pour me jeter des fleurs. Je ne connais personne d’autre qui se soit presque perdu de l’autre côté au risque de ne jamais en revenir. Et je ne parle pas de merde genre les VH1: Behind the Music. Je parle des saloperies que personne ne veut regarder. Ce n’est pas du divertissement. Ma sœur dit que c’est mon carnet de santé mentale. Elle refuse que mon neveu et ma nièce l’écoutent. Notre public originel a tourné ce disque en dérision, mais il avait tort.

Et tu penses qu’il est connecté par un lien spirituel à tes anciens disques ?
Je crois que si quoi que ce soit est spirituel, alors c’est une secte. C’est mort. C’est la fin de l’émotion. Je comprends pourquoi le disque n’a pas atteint un haut niveau de « succès métrique », parce qu’il a été fait avec des bouts de tôle et du papier de verre.

Et ça peut ne pas plaire.
J’apprécie certaines odeurs désagréables. Chez moi, j’ai une bougie qui sent l’huile de moteur. Et je préfère ça à du Chanel. Je pense que Monomania représente ma période la plus cathartique, là où j'ai été le plus impliqué et le plus perdu dans la confection d’une œuvre d’art de toute ma vie.

J’ai vu le spectacle que vous avez fait au MoMa PS1, où vous avez joué « Monomania » pendant 45 minutes sans interruption.
C’était de la performance pure. J’étais dans mon personnage.

Lors du spectacle au MoMa PS1, et pour la performance chez Fallon, tu étais aussi dans ton personnage –
Si le public veut nous critiquer en disant que c’est prétentieux… Tu sais quoi ? Ça l’était. [Les producteurs de l’émission de Jimmy Fallon] m’ont laissé faire ce que je voulais. J’avais demandé si je pouvais chanter avec un rat vivant dans les mains. On a dû affronter tout New York avec cette histoire de rat. Tu sais, quand Hamlet s’adresse à un crâne. Je voulais chanter « Monomania » à un rat, et Fallon a dit non. Je voulais attraper le rat et lui crier en pleine face, mais ils ont dit que ça pourrait le traumatiser.

J’ai vraiment toussé du sang sur la grosse caisse parce que j’avais une bronchite. C’était un grand moment de l’histoire de la musique moderne. Et tout le monde s’en tape. Mais en même temps, je préfère qu’il en soit ainsi.

Le nouvel album de Deerhunter, Why Hasn't Everything Already Disappeared?, est sorti le 18 janviers chez 4AD / Beggars.

Cet article a d'abord été publié sur Noisey US.

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