VICE : Le mouvement pour l’abolition des prisons ne s'est développé que dans les années 1970. Pourquoi si tard ?
Gwenola Ricordeau : C’est en effet à cette période que le terme « abolitionnisme » a commencé à être utilisé pour désigner des réflexions et des mouvements qui avaient en commun le projet d’abolir la prison ou, plus largement, le système pénal. Mais cela ne veut pas dire que la légitimité de l’existence de ces institutions n’a pas été contestée avant cette période, notamment par les anarchistes. En outre, les résistances au système pénal et à sa diffusion ont toujours été assez nombreuses.
À quelques exceptions près, comme certains textes de Catherine Baker (Pourquoi faudrait-il punir ?) ou de Jacques Lesage de La Haye (L’Abolition de la prison), les publications autour de l’abolitionnisme pénal demeurent largement de type académique. Ensuite, il est vrai qu’en dehors d’Angela Davis (La Prison est-elle obsolète ?), beaucoup d’auteur·es majeur·es de l’abolitionnisme pénal, comme le norvégien Thomas Mathiesen (The Politics of Abolition), n’ont pas encore été traduit·es en français.Il y a sans doute des raisons propres au monde de l’édition et que je serais donc bien en peine d’expliquer, mais il me semble qu’il faut aussi chercher du côté de l’histoire politique : l’abolitionnisme en France – et peut-être en Belgique ? – s’est tenu assez éloigné du monde académique (et réciproquement), alors qu’ailleurs, l’abolitionnisme est à la fois un champ de réflexion académique et un mouvement social.
En quoi les propos de Christie, Hulsman et Morris restent pertinents aujourd’hui ?« Le tour de force du système pénal, c’est bien de détourner l’attention des innombrables formes de victimation que créent la prison, la police et donc le système pénal dans son ensemble. »
C’est une question compliquée car les réflexions d’Angela Davis, de Nils Christie, de Louk Hulsman et de Ruth Morris ne s’inscrivent pas dans les mêmes disciplines et les contextes politiques et historiques de leurs écrits sont assez différents. Par exemple, Nils Christie et Louk Hulsman étaient respectivement des professeurs de criminologie et de droit. Leurs réflexions sont très marquées par leurs disciplines. Mais le travail de Nils Christie sur l’« industrie de la punition » (L’Industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident, 2003) rejoint par certains aspects ceux d’Angela Davis sur le « complexe carcéro-industriel ».
« La prison, la police, et donc le système pénal dans son ensemble, sont au service de l’État. Il serait illusoire de penser qu’ils peuvent être utilisés pour lutter contre le capitalisme, le patriarcat ou le racisme systémique. »
La prison, la police, et donc le système pénal dans son ensemble, sont au service de l’État. Il serait illusoire de penser qu’ils peuvent être utilisés pour lutter contre le capitalisme, le patriarcat ou le racisme systémique. Le tour de force du système pénal, c’est bien de détourner l’attention des innombrables formes de victimation que créent ces systèmes. D’ailleurs, dans son travail, Ruth Morris met en lumière comment les besoins des victimes de crimes interpersonnels rejoignent ceux des victimes de crimes systémiques.Quelles sont alors les alternatives à la prison qui vont permettre aux victimes de se « réapproprier les conflits » ?
Le terme « alternative » a été abondamment critiqué par l’abolitionnisme et je pense qu’il y a un large consensus pour dire qu’il ne s’agit pas de chercher des « alternatives », mais des « solutions ». Se « réapproprier les conflits », expression qui fait référence au travail de Nils Christie, peut se faire de différentes manières et les propositions de Christie ne sont pas celles de tous les mouvements abolitionnistes. En bref, ce qu’il propose ressemble à des procédures qui seraient plus proches du droit civil que du droit pénal, avec une dé-professionnalisation de la justice. Aujourd'hui, il est rarement apporté une réponse pénale aux viols, par exemple ; je ne vois pas ce qui nous empêcherait de penser qu’il peut être apporté des réponses non-punitives pour d’autres crimes graves.
Donc le mouvement abolitionniste vise à se détacher d’un État qui a le monopole de la punition en misant sur le changement structurel des conditions sociales qui peuvent être les sources des crimes. C’est là-dessus que se penche la justice transformative ?« En faisant appel à plus de peines de prison, en s’appuyant sur le système pénal, il ne peut y avoir une véritable émancipation collective. »
La justice transformative est une formulation beaucoup plus récente et elle a une forme de filiation avec les propositions de Nils Christie, et aussi avec la justice restaurative. Mais on peut dire qu’elle s’inscrit surtout dans une approche communautaire. On pense souvent les « crimes » comme des catégories d’évènements à part, ce qui nous empêche de voir que nous sommes capables, quotidiennement, de résoudre des conflits sans recourir au système pénal. C’est également vrai au niveau de l’histoire des sociétés humaines qui ont eu de nombreuses façons de faire face à des actes jugés préjudiciables. D’ailleurs, des approches de réconciliation ont été prônées dans des circonstances des plus tragiques comme les crimes de masse. Le développement actuel en Amérique du Nord des pratiques de justice transformative me semble très prometteur, car il permet de répondre aux besoins des victimes et de s’autonomiser du système pénal. Mais dès qu’on formule des propositions de réformes, on se retrouve pris dans le piège du réformisme.
Les analyses du système pénal ne font pas l’objet de beaucoup de désaccords et il est difficile de trouver des personnes qui ne critiquent pas ce système, mais le projet des abolitionnistes n’est pas de réformer le système pénal ou la prison. On cite souvent Michel Foucault qui écrit, dans Surveiller et punir, que « la “réforme de la prison” est à peu près contemporaine de la prison elle-même. Elle en est comme le programme ». Or, si l’abolitionnisme est traversé par des débats et même des controverses (par exemple au niveau de la stratégie), il y a un accord sur le fait que c’est le système lui-même qui pose problème, pas son fonctionnement. En d’autres termes, les abolitionnistes pensent que le système pénal fonctionne très bien au regard de ce qui est attendu de lui : protéger l’État, le système capitaliste, le racisme structurel et le patriarcat. Les réformistes pensent qu’il fonctionne mal et que s’il fonctionnait bien, il serait socialement utile, voire qu’il pourrait être mis au service d’une plus grande justice sociale.Comme beaucoup d’abolitionnistes, je pense que le réformisme permet d’entretenir l’idée de la légitimité du système pénal. Qu’il s’agisse de la prison ou de la police, on assiste à un cycle sans fin « dénonciation de dysfonctionnements »/« proposition de réformes ». C’est par exemple ce que j’ai dénoncé il y a quelques mois dans « Autant en emporte le vent réformiste » à propos de la police.
D’un autre côté, certaines personnes trouvent incompatibles lutte anti-carcérale et lutte contre les violences faites aux femmes. Mais dans Pour elles toutes. Femmes contre la prison, vous écrivez que vous êtes « abolitionniste parce que féministe ».« On pense souvent les “crimes” comme des catégories d’évènements à part, ce qui nous empêche de voir que nous sommes capables, quotidiennement, de résoudre des conflits sans recourir au système pénal. »
L’abolitionnisme n’est pas un code de comportement qui dit aux victimes de ne pas recourir au système pénal, mais tout recours au système pénal est un échec collectif à mes yeux. Justement, la punition et l’enfermement sont le contraire d'« assumer ses actes ». Dire que la punition d’un auteur aide sa victime, c’est en partie inexact : Ruth Morris évoque justement ce besoin de sécurité des victimes, l’enfermement d’un auteur n’apporte pas toujours un sentiment de sécurité, et puis on laisse ainsi dans l’ombre tous les autres besoins des victimes. Cela reste une solution pour seulement certaines victimes : il y a des auteurs qui ne sont jamais retrouvés, qui sont morts ou pas en état d'être jugés.
La relation directe entre condition sociale et crime n'est plus à démontrer et c'est donc à la société entière de se repenser, mais au-delà de la phase de réflexion, comment les luttes anti-carcérales peuvent-elles s’organiser ?« L’abolitionnisme n’est pas un code de comportement qui dit aux victimes de ne pas recourir au système pénal – mais tout recours au système pénal est un échec collectif à mes yeux. »
Au sein de l’abolitionnisme, il y a eu de nombreux débats sur la stratégie. Certains courants prônent la « stratégie gradualiste », c’est-à-dire de procéder par étapes, en décriminalisant de plus en plus de types d’actes et en réduisant de plus en plus le recours à l’enfermement. D’autres proposent de soutenir des luttes qui permettent d’affaiblir la prison (par exemple en s’opposant à la construction de nouvelles prisons) ou la police (c’est le sens de la revendication « Defund the police » aux États-Unis).On peut aussi œuvrer à créer des espaces d’autonomie du système pénal, des manières de résoudre des problèmes sans recourir à la police par exemple. Mais comme un certain nombre d’abolitionnistes, je pense qu’il n’y aura pas de véritable abolition sans processus révolutionnaire, car c’est de l’État qu’il s’agit quand on parle du système pénal.Le livre Crimes & peines. Penser l’abolitionnisme pénal de Gwenola Ricordeau, avec Nils Christie, Louk Hulsman, Ruth Morris est sorti le 14 mai 2021 aux Éditions Grevis. Traductions des textes originaux par Pauline Picot et Lydia Amarouche.VICE Belgique est sur Instagram et Facebook. VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.