Noisey

Chris Cohen n’a pas tué le père mais il lui a bien réglé son compte

On ne choisit pas sa famille mais on peut chanter ses soucis familiaux, surtout quand ça donne un disque aussi lumineux que le troisième album du songwriter californien.
Chris Cohen, Captured Tracks
© Ebru Yildiz (Captured Tracks)

Parfois, l’inspiration tombe sur la tête de l’artiste comme la noix de coco attirée par celle de Keith Richards. Depuis son plongeon en solo, le Californien Chris Cohen avait rarement l’habitude de s’extasier sur les surfeurs ou les jeunes filles des plages de Malibu. Celui passé par les foufous sympathiques de Deerhoof fait preuve d’une mélancolie assumée, cette fois boostée par les nuages accumulés durant l’écriture de son troisième album.

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Mariés depuis une cinquantaine d’années, ses parents se séparaient et, cerise sur le gâteau de leur divorce, son père révélait son homosexualité. Voilà qui allait marquer le chantier auquel le multi-instrumentiste s’était attelé : textes limpides, œuvre titrée de son simple nom, visage pour la première fois exposé sur la pochette comme si cette fois, le client ne serait pas trompé sur la marchandise. Voilà du Chris Cohen en chair, en os et surtout, en cœur avec les doigts, tripes à l’air.

Côté musique, la recette de son mélange difficilement descriptible serait à chercher sur un Marmiton de la pop mondiale, un songwriting pop léché qui doit autant à ses voisins de Laurel Canyon, au rock FM des années 70 ou au folk urbain qu’à une élégance en clin d’œil au classicisme british façon Elvis Costello. Avec le dernier chapitre de sa trilogie, le ténébreux quadra tourne une page de son roman dont on attend impatiemment la suite, peut-être avec des surfeurs ou des nageuses de Malibu. Pris dans une marée noire, bien évidemment.

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© Ebru Yildiz (Captured Tracks)

Vice : Ton dernier album s’intitule sobrement Chris Cohen, tu t’exposes pour la première fois sur la pochette à la place de peintures… Quel message voulais-tu faire passer ?
Chris Cohen : Il me fallait essayer un truc différent, à l’opposé de ce que j’avais déjà fait. J’aimais l’idée que mon troisième album soit auto-titré.

… comme le troisième Velvet Underground ?
Oui exactement. C’est une super tradition. Je ne sais pas ce que ça signifie mais j’adore.

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Il sonne comme une cocote minute qui aurait explosé, que s’est-il passé ?
J’aime bien ton image… Pour cet album, j’ai voulu que mes textes puissent être compris plus facilement. L’écriture n’est pas si éloignée de celle des deux précédents mais j’ai tenté de donner des descriptions claires, plus concrètes, moins métaphoriques. Il est aussi plus autobiographique.

« Pas mal des goûts de mes parents ont rejailli sur moi car les premiers disques découverts sont ceux de leur collection. Puis j’ai développé mes propres goûts en opposition »

Écrire t'a-t-il été plus douloureux ou au contraire, plus libérateur ?
Non, ça n’a pas été douloureux. Écrire, c’est toujours beaucoup de boulot. Cette partie reste parfois difficile mais le sujet n’a rien changé. Pour t’expliquer, je pars des musiques avant d’écrire les textes. Puis ça devient comme un jeu de trouver ce que telle mélodie va raconter et quelles idées je vais exprimer afin que tout colle ensemble. Donc ça n’a pas été douloureux, je ne me détruisais pas de l’intérieur, non. Je me suis juste penché sur des souvenirs pour les rappeler à travers la musique.

Mais l’album n’aurait pas été le même sans tes histoires de familles…
Je n’aurais jamais pensé être capable d’écrire sur mon père ou sur le mariage de mes parents. Jusqu’à ce que ça arrive. On dirait que j’avais besoin de temps pour pouvoir en parler. Durant la réalisation de l’album, j’ai pris conscience de tout ce qui se passait dans ma famille du temps où j’étais dans ma trentaine, il y 14 ans. Depuis, j’y ai beaucoup réfléchi mais sans plus, j’étais trop dedans. C’est depuis la séparation de mes parents que j’ai senti que je pouvais en parler de façon directe, presque comme de l’extérieur.

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As-tu eu un retour de tes parents sur le disque ?
Avec mon père, on ne se parle plus mais il l’a probablement écouté. Ma mère est institutrice et l’écoute en voiture quand elle va à l’école. Elle écoute beaucoup de musique en général.

Ont-ils été importants dans ton éducation musicale ?
Oui, ils ont tous deux un background dans le théâtre, la musique. Plus jeune, ma mère a joué dans des comédies musicales. J’ai été élevé dans l’idée que la musique était importante. Dès le début, ils m’ont offert des instruments. Jouer m’a ainsi été facilité. Leur esthétique musicale, ce qu’ils écoutaient à la fin des années 60 et au milieu des 70, du « classic rock », est devenue importante pour moi car elle l’était pour eux. Puis je me suis tourné vers quelque chose bien à moi. Mais pas mal des goûts de mes parents ont rejailli sur moi car les premiers disques découverts sont ceux de leur collection. Puis j’ai développé mes propres goûts en opposition. Ça fait donc un mélange entre ce que j’ai pris d’eux, opposé et ajouté.

Quel est ton rapport à la pop ?
Le premier album que j’ai eu devait être un Beatles. J’aime bien la pop mais pendant longtemps, je n’en ai pas écoutée, tout comme du rock. Plus jeune, j’ai longtemps pensé que la meilleure musique était celle improvisée, expérimentale. Je voulais être ce genre de musicien. Le jazz européen et le jazz américain ont été importants pour moi. J’étais juste intéressé par le son. Alors que maintenant, si je ne peux arrêter le temps pour changer, éditer, bref, toucher par tous les moyens au process de composition d’un morceau, ça me frustre.

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C’est pour ça que ta façon de composer semble se simplifier ?
Improviser et composer sont tout aussi difficiles, mais oui, j’écris des chansons plus simples même si je me suis rendu compte que c’est ce qu’il y avait de plus dur. J’avais l’habitude de rassembler plein d’idées et de faire en sorte que ça marche. Maintenant, j’en prends moins et tente de construire un truc plus ambitieux.

Comment expliquer ces changements d’atmosphères, parfois enjouées, parfois sombres comme sur ta version presque Doors de « House Carpenter » ?
Je cherchais justement un son différent de ce que j’ai l’habitude de faire. J’ai toujours adoré cette chanson et souvent essayé d’en écrire une dans le genre. « Needle and Thread » sur l’album As If Apart était déjà une façon d’écrire mon propre « House Carpenter ». Puis j’ai compris que je n’y étais pas parvenu. Je n’avais jamais fait de reprise sur album, j’ai donc essayé. C’est une vieille balade anglaise qui figurait sur des albums folk pour enfants compilés par un musicologue. Il en existe de nombreuses reprises mais la seule que je connais, c’est celle de la Watson Family, chantée par la mère de Doc Watson.

À l’inverse, « Twice In A Lifetime » dégage un côté tranquille, presque tropical…
Je voulais juste une ambiance cool, un peu jazzy sombre. Cette année, j’ai écouté beaucoup de songwriters comme Eduardo Mateo, peut-être que cette vibe vient de là.

Quant à la chanson « Edit Out », elle dévoile des éléments très précis de ta relation à ton père…
Je ne me serais jamais assis pour lui écrire une lettre. Je n’aurais pas non plus utilisé une chanson pour lui exprimer ce que j’avais à lui dire dans la vie. « Edit Out », c’est quelque chose entre les deux. C’est un moyen de communication alternatif, un endroit où je peux dire quelque chose, un espace de création où suggérer un petit quelque chose combiné à un nouveau son permet de donner un nouveau sens. Ce ne sont pas que des mots ou que des sons, mais ensemble ils permettent d’exprimer des idées solides. C’est un meilleur format que d’appeler mon père.

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Est-ce que parfois, l’énergie de Deerhoof te manque ?
L’énergie, pas vraiment. J’adore leur musique et le groupe mais je me suis retrouvé face à des limites, en particulier sur les types de musiques que je voulais réaliser. Ce sont de super musiciens, j’adore jouer avec eux, j’écoute toujours ce qu’ils font mais nos préoccupations divergent. Deerhoof publie bien plus d’albums que moi par exemple, quasiment un par an. Quand j’y étais, à chaque nouveau disque, il y avait cette pression de faire table rase de tout et de rester le plus neuf, le plus fou. Je ne suis pas ce genre de personne. Je ne fais un album que tous les trois ou quatre ans. Mais j’adore être dans un groupe et j’aimerais un jour en être à nouveau. Il me fallait juste de la place pour développer mes idées, ce qui est d’autant plus dur au milieu de fortes personnalités, et Deerhoof en a plein. Seules certaines des miennes pouvaient y voir le jour.

Tu vis à Lincoln Heights, au cœur de Los Angeles, est-ce que la ville t’influence ?
Oui, c’est d’où je viens, avec sa façon propre de penser. J’ai vécu dans d’autres endroits mais Los Angeles est à part. Ce qui me va, c’est que c’est une sorte de frontière, comme une zone de non-droit. Quand tu grandis ici, tu te rends compte qu’il y a tout un tas de façons de faire les choses mais que personne ne va te dire comment y arriver. Par exemple, les gens conduisent n’importe comment, c’est parfois dingue et dangereux. Il y a une grande liberté et je le dis sans fierté, une liberté dans le bon et le mauvais sens. Mon cerveau tend donc à réagir de façon impulsive sans trop tenir compte de ce qui a été fait. Personne ne m’a jamais montré comment faire tel truc, il n’y a pas de traditions. C’est toujours l’Ouest sauvage, des gens tentent tout le temps des idées dingues et ça semble normal. Ce côté-là est important dans ma musique. À part ça, la ville ne m’influence pas. Elle me met juste de mauvais poil car les prix augmentent et seuls les riches peuvent y rester. Je n’aime pas la façon dont elle change, il n’y a plus de classe moyenne.

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« Drink from a Silver Cup » sur As If Apart, ça parlait de ton enfance ?
J’y parle à la place de quelqu’un d’autre. Mais la chanson évoque aussi mon père. C’est vrai que les mêmes thèmes reviennent depuis longtemps dans mon écriture. Cette chanson est un très bon exemple de l’incompréhension qui a pu naitre chez ceux qui l’écoutaient. Je ne me sentais pas vraiment à l’aise et en fait, ne voulais pas vraiment que les gens comprennent ce que j’écrivais. C’est pour ça que j’ai voulu des chansons nettement plus claires pour le troisième.

Au final, ne touches-tu pas au propre de l’artiste qui exprime ses émotions dans une œuvre là où il les cache au sein de sa famille ?
Ma famille m’a toujours encouragé à exprimer mes émotions. Peut-être même trop. On parle beaucoup dans ma famille et je raconte toujours ce que je ressens. Mais mes parents ont sans doute caché certains aspects de leur vie que j’ai appris du fait des problèmes de mon père. Mais je comprends ce que tu veux dire. Musique et famille sont des choses distinctes. Cela ramène au fait que je compose la musique en premier avant d’écrire mes textes. Pour moi, la musique est un moyen spécial de communiquer, différent du langage, de l’écriture ou de la poésie. Elle possède son propre format. Je l’utilise en tant qu’outil arbitraire pour coller des idées. C’est pour ça qu’elle fait parfois dire des choses que je ne dirais pas normalement car tout est dicté par le son. Souvent, tu donnes même du sens à des choses qui semblent ne pas en avoir. Je ne l’ai pas choisi mais c’est ce que j’ai trouvé en elle. Au final, c’est mon moyen de participer, de contribuer au monde. La musique, c’est le seul moment où je me sens à l’aise pour parler. Et le moment où je suis enfin écouté.

Que penses-tu du cliché qu’un artiste devrait souffrir pour produire une bonne œuvre ?
C’est une façon d’exploiter les artistes. Les gens qui racontent ça sont aussi ceux qui font de l’argent avec. Tout le monde souffre, chacun passe par des expériences douloureuses… Je ne crois pas à ce mythe, c’est une idée destructrice. L’artiste réalise pas mal du travail manuel du monde de la création. Plein de gens ont aussi des métiers manuels mais l’artiste créé les matériaux bruts qui permettront à d’autres de générer une économie. L’idée de devoir souffrir, c’est un moyen de contrôler l’artiste. Ça voudrait dire que tu n’y arrives pas si tu es heureux ? Je n’y crois pas.

Le troisième album éponyme de Chris Cohen est toujours disponible chez Captured Tracks.

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