2017 n'a été qu'une coquille de noix entre les mains de King Krule

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2017 n'a été qu'une coquille de noix entre les mains de King Krule

Le jeune londonien a prouvé avec « The Ooz » qu'il était un des futurs grands noms de cette décennie.

C'était en 2013. 6 Feet Beneath The Moon venait confirmer tout le bien que l'on pensait de ces mélodies que l’on imaginait dédiées aux bas-fonds, aux outsiders et aux vauriens, derrière lesquelles se dissimulait un jeune rouquin anglais, Archy Marshall. Un mec qui aurait tout aussi bien pu jouer le rôle d'un freaks solitaire et paumé dans un documentaire sur l'Angleterre prolétaire, tant sa dégaine et son chant suintaient la misère quotidienne, mais dévoilaient aussi un côté crooner, à la fois génial et malsain. 6 Feet Beneath the Moon était une belle réussite, s’écoutait comme une description brute (et pourtant séduisante) du désenchantement urbain, mais ne laissait pourtant rien présager de la folie, de l’esprit débridé, de l’irrespect, de l’insouciance et de l’amertume qui anime The Ooz, sorti cette année. « J’aime l’idée que ma musique soit connectée avec tous les weirdos, les gens étranges, les rebuts du monde entier, tout comme moi », a-t-il d’ailleurs déclaré récemment à Libération.

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À l’instar de ce qu’ont pu proposer Alex Cameron et Kirin J. Callinan, mais dans un registre différent, King Krule s’impose définitivement avec The Ooz comme un cancre prodigieux, un mec dont l’histoire, la vision et le parcours mériteraient un film, un livre, voire même une comédie musicale. De sa voix pesante, rauque et étonnante, King Krule raconte en effet l’Angleterre quotidienne, très éloignée de celle fantasmée par les offices du tourisme. Ici, on dit merde à Big Ben et à la City pour tromper l’ennui dans des fast-foods aux néons glauques et se balader dans ces ruelles sombres que l’on traverse une canette à la main et les écouteurs sur les oreilles. En clair, The Ooz est un grand disque, baigné de solitude, de mélancolie, d’impétuosité et d’une discrète sauvagerie, qui s’ouvre sur « Biscuit Town » (inspiré du quartier industriel de Bermondsey, au sud de Londres) et se poursuit dans la foulée avec « The Locomotive », un titre qui transpire la désolation et le dégoût vis-à-vis du monde contemporain – comme s’il y avait du Mike Skinner, du Gil Scott-Heron ou du Beck (première période) en lui.

Le plus dingue dans tout ça, c’est que King Krule n’a que 23 ans et qu’il a déjà plus de recul sur notre époque que n’importe quel vieux briscard ayant traversé les décennies. À regarder ses différentes interviews sur YouTube ou les différentes photos de lui disponibles sur le web, on décèle certes un regard violacé par la fatigue (celui d’un homme qui aurait tout compris à ce merdier qui nous entoure ?), mais comment pourrait-il en être autrement quand on sait King Krule est présent depuis 2011 dans le circuit et qu’il en a profité pour tout expérimenter : les styles (le hip-hop, l’indie-rock, les musiques électroniques, etc.), les pseudos (Zoo Kid, Sub Luna City, Edgar the Beatmaker, DJ JD Sports), les concerts (sur scène, le bonhomme n’a plus grand-chose à voir avec ce gamin apparu aux côtés d’Odd Future et Zola Jesus lors du CMJ Festival à New York), les collaborations (avec les potos de Mount Kimbie, notamment), les rencontres (Jamie XX, Loyle Carner, Rejjie Snow ou encore Wiki ont tous plus ou moins trainé chez lui) et probablement les drogues - vous savez ce que j’ai fait, moi, entre 16 et 23 ans ? J’ai squatté chez des potes (et aucun n’a percé dans la musique), fait semblant de manifester contre le CPE pour pouvoir jouer pénard à FIFA et tenté en vain de draguer les plus belles filles de ma classe…

King Krule ne véhicule pourtant jamais un sentiment de supériorité. De même, malgré des textes qui trahissent un évident sentiment de solitude ( « I’m a waste baby/And I’m alone » sur « Slush Puppy »), il ne donne jamais l’impression d’haïr sa vie. Ce qui l’exaspère, au fond, c’est la vie en général : cette putain de société de consommation ( « Fuck, that's Coca-Cola / As TV sports the Olympic ebola »), ces relations amoureuses chaotiques et toutes ces petites choses du quotidien qui empêchent de s’aventurer à l’aveugle dans l’existence. King Krule, lui, y parvient, avec un goût du chaos et de l’audace assez rare. Ça s’entend notamment dans sa volonté de produire un album très long (19 morceaux, plus d’une heure de son), infidèle à tout dogme, qui refuse de choisir entre le rap, le jazz, le trip-top, le post-punk ou la pop. Juste comme ça, histoire de mélanger divers genres musicaux découverts dans la discothèque des parents ou sous les conseils du grand frère.

Écouter King Krule chanter, l’accent cockney fièrement affiché, « Sublunary » et « Cadet Limbo », c’est donc entendre deux ballades portées par un saxophoniste argentin inconnu jusqu’alors, deux complaintes amères, de celles qui accompagnent généralement les mauvaises fins de nuit. Mais il faut bien entendu écouter tous les autres morceaux de The Ooz pour comprendre qui est réellement King Krule, comment il pense et agit : « Biscuit Town », derrière son côté « hymne pour génération désorientée », ose l’humour et les références footballistiques ( « He left the crime scene without the Motorola/Still had dreams of being Gianfranco Zola »), « Logos » évoque sa mère avec une franchise effrayante ( « I caught my mum, she stumbles home/Through open ground, back to broken homes »), « Emergency Blimp » fait allusion à ses problèmes d’insomnie ( « My head hit bed, but my mind’s still alive »), sans oublier tous ces morceaux où l’Anglais détaille sa vie (on parle quand même ici d’un gars qui a échappé de peu à des traitements psychiatriques et qui a été renvoyé de plusieurs établissements scolaires) et la chante avec les mots les plus denses, désœuvrés et ténébreux entendus dans un disque de musique populaire anglaise depuis bien longtemps.

Lorsqu’il a débarqué en 2011, King Krule parlait de sa musique comme de la « blue wave » et disait chercher à s’inscrire dans la démarche de groupes tels que Joy Division ou Orange Juice. Six ans plus tard, comme soucieux de ne pas s’enfermer dans sa propre caricature, le mec a visiblement décidé de ne plus évoquer toutes ces références. Mieux, il les dégueule désormais, comme pour mieux s’en affranchir, s’affirmer et achever l’édification d’une vraie personnalité, dont on mesurera sans doute dans quelques années la véritable portée. Maxime Delcourt est sur Noisey.