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Culture

« Tous des salauds » : le cinéma de Rainer Werner Fassbinder

Fassbinder nous lègue une œuvre à son image : touche-à-tout, impulsive, mais résolument engagée.
Photo : Fassbinder dans The Merchant of Four Seasons, Cinémathèque québécoise

Né à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (1945) et décédé en 1982 d'une overdose de cocaïne et de barbituriques (à 37 ans), Rainer Werner Fassbinder demeure l'une des figures les plus fascinantes et controversées de l'histoire du cinéma. En à peine 15 ans de carrière, il réalise une poignée de pièces de théâtre, 40 longs métrages et une douzaine de séries télé; il brise autant de cœurs, carbure essentiellement à la drogue, à l'alcool et à l'eau fraîche, puis laisse finalement une marque indélébile sur le cinéma de son époque. La Cinémathèque québécoise présente cette semaine une rétrospective de l'œuvre de Fassbinder.

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Auteur d'une filmographie fièrement queer, en alternance enragé et empathique, austère et ostentatoire, ou tout simplement provocatrice, Fassbinder nous lègue une œuvre à son image : touche-à-tout, impulsive, mais résolument engagée. Surtout, elle demeure, malgré son volume, d'une admirable cohérence : elle dévoile une critique complexe de l'Allemagne de la reconstruction, ses mœurs et « la violence de ses rapports humains » (pour reprendre quelques mots de la Cinémathèque québécoise).

Subvertir le mélodrame

Contre toute attente, Fassbinder trouve les outils pour aborder cette violence dans le cinéma hollywoodien des années 50. En 1971, le jeune cinéaste assiste à une rétrospective du travail de Douglas Sirk, un réalisateur allemand expatrié à Hollywood en 1937. Il en sort profondément bouleversé, transformé par l'influence de ce maître incontesté du mélodrame. The Merchant of Four Seasons (1971) sort aussitôt et dévoile déjà les germes de son approche quasi déconstruite du genre : où la cruauté et le pathétisme remplacent toute once de sentimentalité, mais, surtout, où le cadre domestique devient, plus que le théâtre de passions, d'adultères et de conflits familiaux, une véritable prison pour l'âme. (« Nous sommes tous des salauds », précise le marchand de fruits titulaire, Hans, anticipant bien des personnages de son auteur.)

Photo : gracieuseté de la Cinémathèque québécoise, tirée de Ali : Fear Eats the Soul

Quelques années plus tard, avec Ali : Fear Eats the Soul (1974), Fassbinder signe son ultime hommage à Sirk. Il s'inspire à la fois d'Imitation of Life (1959) et d'All The Heaven Allows (1955), deux mélodrames traitant respectivement de racisme et de l'amour impossible entre une veuve (Jane Wyman) et un jardinier beaucoup plus jeune (Rock Hudson). Fassbinder malaxe les deux scénarios et raconte pour sa part le sort d'un couple tout aussi hors-norme, formé par un travailleur marocain, Ali (El Hedi ben Salem), et une femme allemande plus âgée, Emmi (Brigitte Mira).

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D'une mise en scène détachée inspirée de l'antithéâtre brechtien de ses débuts, Fassbinder crée encore une fois une distance importante entre les émotions de ses personnages et celles suscitées chez le spectateur. L'intention ici n'est jamais d'émouvoir comme le ferait le mélodrame hollywoodien, mais bien de transformer ces personnages (et leurs malheurs) en symptômes des malaises sociétaux plus larges : l'abandon des aînés et l'exploitation des immigrants.

Leçons d'histoire

Photo : gracieuseté de la Cinémathèque québécoise, tirée de The Marriage of Maria Braun

Puis, avec The Marriage of Maria Braun (1979), premier film de sa trilogie BRD (Bundesrepublik Deutschland), Fassbinder trouve dans le film de guerre un équilibre parfait entre la critique sociale et le mélodrame « sirkien ». Il y raconte la vie tumultueuse de Maria Braun (Hanna Schygulla), une femme résiliente qui s'éprend d'un soldat afro-américain, avant de gravir les échelons sociaux de l'après-guerre, des marchés noirs jusqu'à la mise en place du plan Marshall, jusqu'à devenir « la Mata Hari du miracle économique (Wirtschaftswunder) » aux bras d'un riche industriel français. Comme Ali et Emmi avant elle, Maria Braun est plus qu'un simple personnage. Sa trajectoire non seulement symbolise la création (et l'échec) du Wirtschaftswunder, mais elle souligne et critique aussi la vitesse à laquelle le pays enterra son lourd passé.

Le film se termine également comme il a commencé : avec une explosion. Puis par un défilé de visages : celui d'Hitler, pour commencer, puis celui des chanceliers fédéraux d'après-guerre, pour finir : Konrad Adenauer, Ludwig Erwad, Kurt Georg Kiesinger et Helmut Schmidt. Toujours aussi provocant, Fassbinder crée par cette juxtaposition une boucle. Il réduit les événements rocambolesques de son film à l'état d'absurdité cosmique et semble suggérer, finalement, que l'Histoire a quelque chose de circulaire, qu'elle est vouée à se répéter. Ainsi, Fassbinder joint à merveille le personnel et l'historique – les souffrances de l'individu à celles de que nous imposent l'Histoire – pour nous offrir un miroir essentiel dans lequel il est possible de confronter notre humanité, aussi imparfaite, imprévisible et cruelle soit-elle.

La rétrospective Fassbinder, cinéma cru se poursuit à la Cinémathèque québécoise jusqu'au 15 décembre. The Marriage of Maria Braun et Ali : Fear Eats the Soul seront présentés le 10 et le 11 décembre, respectivement. Programmation complète ici.

Suivez Ariel Esteban Cayer sur Twitter.