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Le gangsta rap n'aura plus de secret pour vous après la lecture de « Original Gangstas »

Vingt ans après le meurtre de Tupac Shakur, le journaliste Ben Westhoff a enquêté sur l'épopée tragique du genre né dans les bas-fonds de L.A.

Le journaliste Ben Westhoff est à peu près sûr de deux choses : que la plupart des journalistes sont des feignasses, et qu'Orlando Anderson, un homme proche du gang des South Side Compton Crips, maintenant décédé, a tué Tupac Shakur il y a vingt ans de ça.

Ces deux détails ont été d'une aide précieuse à l'ancien journaliste musical du L.A Weekly lors de la rédaction de son nouvel ouvrage, Original Gangstas: The Untold Story of Dr. Dre, Eazy-E, Ice Cube, Tupac Shakur, and the Birth of West Coast Rap qui explore en profondeur l'histoire du gangsta rap de la côte ouest, celui qui a nourri une longue relation d'amour/haine avec l'Amérique des années 90. Même si cette période de l'histoire du hip-hop, probablement la plus sanglante et la plus flippante que le genre ait connue, a déjà été étudiée en détails auparavant – l'exemple le plus récent étant le biopic flamboyant Straight Outta Compton, paru l'année dernière – nombres sont les aspects du sujet qui, d'après Westhoff, ont été écartés ou seulement survolés, ce qui appelait à s'y intéresser de plus près.

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L'envie d'écrire ce livre lui est venue lorsqu'il a commencé à approcher certains des plus gros artistes de l'époque, comme Dr. Dre et Snoop Dogg, dans le cadre d'interviews réalisées pendant ses quatre ans au L.A Weekly. Finalement, il a démissionné de son poste d'éditeur pour se consacrer à plein temps à son livre, partant à la recherche d'autant d'acteurs de la scène gangsta rap que possible, de Tomica Woods-Wright, la veuve d'Eric « Eazy-E » Wright, jusqu'au membre de la Nation of Islam qui injectait au co-fondateur de NWA un médicament expérimental venu du Kenya, comme ultime tentative de le sauver du SIDA.

La mission que s'est fixée Westhoff n'a pas seulement été d'expliquer en détail comment des rappeurs de Compton comme Ice Cube ou Dr. Dre sont devenus les grands pontes des médias qu'ils sont aujourd'hui, mais aussi d'exhumer les potins et les scoops qui ont fasciné autant les fans du genre – au détriment des artistes.

Westhoff consacre par exemple une partie du livre à la relation entre Tupac et Biggie Smalls, deux des rappeurs les plus populaires du genre, abattus à Las Vegas après un match de boxe de Mike Tyson, suite tragique d'un clash virulent par chansons interposées. Aucun des deux meurtres ne fut élucidé. Il est même connu que les deux MC's furent bons amis à une époque. Au fil d'un entretien avec un des membres des Outlawz, groupe fondé par Tupac, Westhoff a découvert que leur relation allait même plus loin : il semblerait que Biggie – relativement peu connu en dehors de Brooklyn à l'époque, et porté par l'élan de son single « Party and Bullshit » – ait demandé à Tupac d'être son manager.

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« Ça en dit long sur le niveau d'avancement de Tupac à ce moment de sa carrière, autant dans la musique qu'au cinéma », explique Westhoff. « La fin des années 80 et du début des années 90 ont tellement été surchargées niveau informations que ça ne me surprend pas que ce genre de petite bombe finisse par ressortir bien plus tard. »

Et le livre se fait de plus en plus explosif lorsqu'il se penche sur des sujets sensibles, comme le passif de violence avec les femmes de Dr. Dre, la mort controversée d'Eazy E et, bien sûr, le coup monté du co-fondateur de Death Row Records et ancien garde du corps, actuellement emprisonné pour tentative de meurtre, Suge Knight, personnage « plus complexe » que ne le croient habituellement les gens, d'après Westhoff.

Mais Original Gangstas, même s'il déborde de théories loin d'être consensuelles, tient plus de la réflexion sur la nature dramatique du gangsta rap que d'un jugement sur les artistes qui l'ont fait. Après tout, le genre en lui-même est un reflet du chaos de « la grande époque du crack » ; des groupes comme NWA ne faisaient que relayer les événements du quotidien dans les quartiers de South Central, à Los Angeles. Westhoff, qui a grandi dans le Minnesota mais qui est fan de hip-hop West Coast depuis qu'il a découvert l'album The Chronic et le film Menace II Society au lycée, cherche à raconter les histoires des artistes qui sont nés au milieu de cette période trouble.

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« J'ai toujours été fan de la musique mais, en tant que journaliste, je me suis dit qu'il y avait des histoires intéressantes à exhumer », dit-il. « Cet univers était aussi violent et chaotique que l'étaient les lyrics eux-mêmes. »

On a joint Westhoff par téléphone, chez lui à St. Louis, pour discuter de la rédaction de son livre, et des histoires qu'il a dévoilées en chemin.

Ice Cube en 1990 avec sa copine d'alors, Kim Woodruff. Ils se sont mariés en 1992. (Photo - Sir Jinx)

Noisey : On raconte souvent que des mecs comme Eazy-E étaient des macs, mais j'ai aussi entendu dire que d'autres types de la scène, comme Dr. Dre ou Ice Cube, n'avaient pas du tout ce style de vie là. À quel point étaient-ils conscients de leur image de gangster, et de son impact sur les ventes de disques ?
Ben Westhoff : Un des trucs que j'ai découvert, c'est que Ice Cube et Dr. Dre avaient des chansons contre les gangs, dans leurs groupes d'avant NWA. C'est intéressant. Ice Cube était dans un groupe qui s'appelait Stereo Crew, et ils avaient une chanson, « Gangs », qui ne parlait que de ça, qu'être dans un gang n'était qu'un nid à emmerdes. Dr. Dre et DJ Yella faisaient partie de World Class Wreckin' Cru qui chantaient « Gangbang You're Dead », titre co-écrit par Dre qui se foutait un peu de la gueule des manies et des activités des gangs en général. Sur « Express Yourself » [qui figure sur Straight Outta Compton de NWA], il y a une célèbre ligne de Dre qui dit « I don't smoke weed or sess cause it's known to give a brother brain damage » [Je fume ni weed ni hasch, parce que je sais que c'est mauvais pour les neurones]. Et puis sur son premier album solo The Chronic, il fait un virage à 180°. Plus tard, on l'a vu se préparer une pipe de crack dans un clip, et il était impossible de ne pas se dire que ça avait un lien avec l'image qu'il pensait être la plus vendeuse. Pour lui faire un peu plus honneur, on peut dire que ça s'approchait plutôt d'une manière intéressante d'exprimer le genre de musique qu'il voulait faire. Dr. Dre a toujours fait passer la musique avant tout, les beats avant tout. Je ne crois pas qu'il s'agisse que de vendre, mais cela tournait beaucoup autour d'une image complémentaire au son qu'il recherchait.

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Voir Dre épouser davantage cette image « street », est-ce que ça pourrait aussi être un reflet des gens avec qui il a commencé à traîner quand il est devenu célèbre ? Il semblerait que les mecs de NWA se soient mis à traîner avec les vrais durs après le succès.
Et bien, un aspect du problème, c'est qu'Ice Cube était vraiment jeune à l'époque de ses premiers groupes. J'étais pareil quand j'étais au lycée, au début, je disais « je ne bois pas, je ne fume pas de weed. C'est pourri. Jamais je ferai ça. » Et puis évidemment, à la fin du lycée, ce n'est plus le même son de cloche. C'est naturel, quand tu grandis. Dr. Dre a déclaré avoir commencé à fumer de la weed après que Snoop Dogg l'ait réellement initié à ça, quelques temps avant The Chronic. Et Eazy-E s'est mis à la weed à cette époque, un peu après que Dre se soit barré de Ruthless Records.

Tes recherches ont confirmé l'image terrifiante que Suge Knight entretenait ?
Je pense qu'il l'était carrément oui. C'était un mec gigantesque, qui n'avait pas peur d'écraser les gens qui se trouvaient en travers de son chemin. Quand il a commencé à devenir de plus en plus puissant, il était accompagné de mecs aussi énormes et téméraires que lui. Et il bénéficiait du poids que représentait l'énorme influence de son label, il disposait donc de beaucoup de manières de jouer de son pouvoir. Mais je n'ai pas voulu axer mon livre uniquement sur le côté « bad guy » de Suge Knight. Je trouvais ça un peu trop réducteur ; on a rencontré plein de gens différents qui racontent tout l'argent qu'il donnait aux œuvres de charité, et que tous ces mecs qui traînaient avec lui – les marmules qui constituaient son entourage direct, et qui tabassaient n'importe qui sur un geste de sa part –, c'était aussi des mecs de son quartier, qu'il voulait aider à s'en sortir en leur filant du boulot. C'est un personnage plus complexe que l'image qu'on en donne en général. Mais oui, clairement menaçant, et il le serait probablement toujours aujourd'hui si tu te trouvais nez à nez avec lui et qu'il n'était pas en prison.

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En ce qui concerne les sujets sensibles que tu abordes dans ton bouquin, comme la violence de Dre envers les femmes, ça t'a posé un cas de conscience parfois ?
Je n'ai pas vraiment eu de doutes sur la véracité des informations que j'ai publiées. Et s'il est arrivé que j'en aie, j'ai bien fait attention à ne pas le poser comme un fait, mais de préciser « selon les déclarations d'untel et untel… ». Ces nouvelles allégations contre Dre sont étayées par des documents légaux et des témoins oculaires, donc pour cet aspect-là, je n'avais pas vraiment d'inquiétudes. Je n'ai pas voulu juger les gens, avec ce livre. Il ne fait aucun doute que la violence conjugale ne peut être défendue ; la violence faite aux femmes ne peut être défendue. Mais je ne viens pas du même milieu social que les gens dont je parle dans mon bouquin. C'est donc important à mes yeux, tout en condamnant ce type de comportements, de raconter l'histoire en entier.

Une des parties que j'ai trouvée vraiment intéressante, c'est celle qui aborde les liens qu'entretenaient Ice Cube et Eazy-E avec la Nation of Islam. Pourquoi autant de rappeurs de l'époque s'en rapprochaient ?
Et bien d'abord, je pense que beaucoup de leaders – communautaires, religieux, politiques –, autant blancs que noirs, étaient très critiques contre le hip-hop dans les années 80 et 90, alors que Louis Farrakhan et la Nation of Islam encourageaient vraiment le hip-hop et ses artistes. Et puis la Nation avait aussi un passif de collaboration avec des célébrités ; beaucoup de gens célèbres ont recouru à leurs services de la Nation pour assurer leur sécurité, à une époque où ils ne pouvaient pas compter sur la police pour leur fournir une protection adéquate. Louis Farrakhan lui-même était musicien quand il était jeune, et il a toujours beaucoup admiré les musiciens et les rappeurs. C'est pourquoi, surtout pendant l'âge d'or et la période engagée d'Ice Cube, il se tournait vers la Nation pour les idéaux qu'elle défendait en terme d'affirmation de la communauté noire et de son engagement profond dans la culture afro-américaine.

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La connexion avec Cube était connue, mais perso, je ne savais pas pour Eazy-E.
Eazy n'avait pas le même genre de relation avec la Nation qu'Ice Cube. La Nation s'occupait surtout d'assurer sa sécurité quand il était à l'hôpital, qu'il avait le HIV, puis le SIDA. Il les avait fait venir à la demande expresse de sa copine, qu'il a épousé sur son lit d'hôpital, Tomica Woods-Wright. Ce qui est intéressant dans le lien qu'il entretenait avec eux, c'est qu'ils ont essayé de trouver un remède au SIDA, et lui ont administré ce qu'ils croyaient être un traitement, un médicament expérimental venu du Kenya, du nom de Kemron. Ils lui ont donné ça pendant un moment, à l'hôpital. C'était vraiment les débuts, les heures sombres des traitements contre le SIDA, et il n'y avait vraiment pas grand chose sur le marché, ils se sont donc tournés vers ce médicament expérimental comme un potentiel produit miraculeux.

Tu as parlé de ça avec la Nation ? Est-ce que ton interlocuteur était sur la défensive ?
Oui, j'en ai parlé avec un des leurs. Il n'était pas sur la défensive, non. Il gérait l'équipe de sécurité qui protégeait Eazy quand il était à l'hôpital. La femme d'Eazy-E lui a demandé de quitter l'équipe, et c'est là qu'on lui a dit d'arrêter les injections de Kemron, c'est ce qu'il m'a dit.

Quand on écoute les morceaux de son album solo, autant que du premier album de NWA, on se dit que beaucoup de ce qui est dit sur les conflits ethniques est toujours d'actualité aujourd'hui. Tu penses que le gangsta rap a joué un rôle dans des mouvements comme Black Lives Matter ?
Je pense qu'il y a beaucoup de liens. Si tu prends d'abord « Fuck The Police » [de NWA], ce morceau est devenu la B.O des émeutes de Los Angeles, et on le passe toujours dans les manifs aujourd'hui, que ça soit à Ferguson, à Baltimore, à Baton Rouge ou dans d'autres villes du pays. Et si tu prends Tupac, ses idéaux politiques, les messages qu'il faisait passer par sa musique et dans ses interviews, ça rejoint en beaucoup de points le message de Black Lives Matter. Je pense vraiment qu'Ice Cube et Tupac en particulier ont vraiment donné forme au mouvement auquel on assiste aujourd'hui.

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Et qu'en est-il de l'influence du gangsta rap sur le son du hip-hop actuel ?
YG et Schoolboy Q ont carrément des éléments en eux qui rappellent cet espèce d'âge d'or du gangsta rap West Coast. Tu retrouves aussi beaucoup ce son dans le nouvel album d'YG [Still Brazy]. Je pense que le gangsta rap n'a jamais vraiment disparu, il a juste changé de nom ; le ratchet et la trap et les trucs comme ça ont beaucoup de choses en commun avec le gangsta rap.

Les gens avancent beaucoup de théories concernant cette époque, comme sur la mort d'Eazy E, arrivée tellement rapidement après qu'il soit diagnostiqué positif au HIV. Quelle place tu consacres à ces théories dans ton livre ?
J'ai entendu toutes ces théories au cours de mes différents entretiens, et je me suis efforcé de prendre chacune d'entre elles au sérieux, et de les analyser une à une, pour pouvoir séparer les faits de la fiction. J'ai discuté avec des médecins ; j'ai parlé avec des experts du SIDA. J'ai étudié toutes les vieilles histoires, et des documents comme le certificat de décès d'Eazy-E.

Quand tu parles aux gens de ton livre, est-ce qu'ils te demandent aussitôt si tu sais qui a tué Tupac ?
C'est clairement quelque chose que les gens veulent savoir, parce qu'après toutes ces années, non seulement nous n'avons toujours aucune preuve, mais le public n'a même pas vraiment d'idée claire sur l'identité du coupable. On a avancé tellement de théories, année après année, que même pour les vrais fans de sa musique, ça peut être difficile à suivre. On pourrait dire qu'il existe carrément une petite industrie qui travaille à l'élaboration de théories sur le meurtre de Tupac. J'ai vraiment confiance en la conclusion que j'ai tirée dans mon bouquin. Beaucoup d'informations viennent de Murder Rap, un livre de Greg Kading, ancien inspecteur du LAPD, qui a enquêté sur les meurtres de Biggie et de Tupac, et qui a rassemblé beaucoup de preuves accablantes.

Tu soutiens la théorie qui avance qu'il a été abattu par Orlando Anderson, mais qu'en est-il de l'idée selon laquelle c'est Puff Daddy qui l'a payé pour le faire ?
Je serais prudent avec ça parce qu'en ce qui concerne l'implication de Puff Daddy, en gros, c'est sa parole contre celle de Keffe D, qui était l'oncle d'Orlando Anderson. [Il] a déclaré que Puff Daddy leur a offert un million de dollars pour tuer Tupac et Suge, et qu'il était dans la voiture lorsqu'Orlando Anderson a tiré sur Tupac. Mais une fois encore, c'est la parole de Keffe D contre celle de Puff Daddy, et Keffe D négociait pour ne pas aller en prison, c'est pourquoi il coopérait avec la police. Il a modifié sa déclaration, aussi ; à la base, il ne disait pas que Puff Daddy ait quoique ce soit à voir avec tout ça.

Donc quand tu dis que tu as « confiance » en cette théorie, c'est surtout sur l'implication d'Anderson.
Oui, je suis beaucoup plus à l'aise avec ça. Il y a un mobile, puisque Tupac et le contingent Death Row lui sont tombés dessus après le combat de Mike Tyson. Je vais te le dire autrement : plus ou moins tous les gens avec qui j'ai parlé pensent que c'est Orlando Anderson qui a assassiné Tupac. Si tu ajoutes à ça les preuves de Greg Kading, je pense qu'on peut parier sur cette théorie sans grand risque de se tromper.

Original Gangstas est sorti chez Hachette. Vous pouvez commander une copie ici ou attendre une possible traduction française.