Fête dans le monde de la nuit
santé mentale

Des figures du monde de la nuit belge nous parlent de leur santé mentale

« Travailler dans la vie nocturne, c’est travailler dans un monde où les produits psychostimulants sont très présents. »
TB
Brussels, BE
MS
illustrations Margaux Servat

1 Belge sur 9 prend des antidépresseurs et près de 6 personnes se suicident chaque jour en Belgique. C'est le cinquième taux le plus élevé en Europe. Les jeunes figurent parmi les plus concerné·es par ces fléaux. Du coup de blues au suicide, trouvez ici nos articles sur la santé mentale.

Si vous comptez sortir ce week-end, votre chemin croisera non seulement celui d’autres oiseaux de la nuit, mais aussi celui des personnes grâce auxquelles vous pouvez danser jusqu’au petit matin et vous la mettre peinard : les organisateur·ices de soirées, la sécu, la technique, les bartenders, madame pipi et j’en passe. Et iels ne sont pas forcément dans le même esprit/état festif que vous.

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Travailler de nuit cause en réalité de nombreux problèmes autant sur le plan physique que psychologique. Le monde de la nuit est une épreuve à laquelle seules les têtes les plus solides savent se frotter sans séquelles. VICE a donc voulu donner la parole à celleux dont le cœur et les neurones ont contribué à bâtir la nuit belge : Tom Brus (28 ans), le jeune directeur artistique du C12 et fondateur de la Deep In House, Bart Roman (39 ans), ex-manager de plusieurs clubs dont le Culture Club de Gand, et maintenant reconverti à la tête du festival WeCanDance et Fire Is Gold, et Maurizio Ferrara (48 ans), DJ Athome, membre de Front de Cadeaux et psychologue spécialiste des addictions, pour discuter ensemble des pièges qui courent la nuit et des moyens de s’en protéger.

Rythme effréné

S’investir professionnellement dans la production d’événements festifs n’est pas une mince affaire et, le risque d’épuisement reste souvent insoupçonné par le public. Bart Roman se souvient du rythme effréné auquel il tournait pendant ses dix ans de service au Culture Club : « Travailler dans ce milieu, c’est vivre sous adrénaline : l’énergie dans le club encore vide, les gens qui s’activent avant l’ouverture puis la queue, les clients éméchés, la fête… »

Dédiés à assurer les performances et accueillir le public, les week-ends constituent « la partie la plus intense et addictive » du travail selon Bart. Un club manager devra compter dix heures de présence chaque soir : de celles qui précèdent l’ouverture à celles qui suivent la fermeture du lieu. Un planning auquel s’ajoute celui de la semaine, car tout ne se joue pas le week-end. « Je dépassais souvent les soixante heures par semaine », affirme-t-il, « Il faut gérer tes équipes, faire du marketing, assurer la production des shows… Et la vérité, c’est que je n’ai pas pu prendre un seul jour de repos pendant des années. »

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« Je ne suis pas sûr que j’étais prêt à assumer toute la charge psychologique que représente la gestion d’un projet tel que le C12. »

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Tom Brus (directeur artistique du C12 et fondateur de la Deep In House) - Crédit : Maruschka Ndoumbe Eboule

À la tête du C12, Tom Brus reconnaît que le rythme peut être éprouvant : « Je ne suis pas sûr que j’étais prêt à assumer toute la charge psychologique que représente la gestion d’un projet tel que le C12. Il y a des choses à gérer tous les jours, nous devons apporter des solutions en permanence pour s’assurer que le projet perdure. » Mais travailler de nuit ne lui pose pas réellement de problème : « J’ai toujours préféré vivre et travailler la nuit. Si on aime ce rythme, je pense qu’il peut aussi être stimulant. »

Outre des horaires extrêmes, Tom rappelle que le personnel des clubs « a souvent affaire à des gens éméchés » qui peuvent parfois franchir la limite : « Le public oublie vite que celleux qui les accueillent sont des êtres humains en train de travailler, surtout après avoir bu ou consommé des stupéfiants. Iels n’aimeraient pas qu’une personne saoule vienne leur hurler dessus pendant les heures de bureau. » C’est pour cette raison que, selon lui, tout le monde ne peut pas travailler dans ce milieu : « Il faut être résistant au stress et à la fatigue, savoir mettre de la distance avec les client·es et ne pas prendre personnellement les remarques, parfois désobligeantes, d’une personne dans un état second. Nous avons déjà refusé des candidat·es à un poste chez nous lorsque l’on sentait qu’iels ne remplissaient pas ces critères. »

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Drogues et dépression

Salon Maurizio – qui partage sa vie entre ses casquettes de musicien et de psychologue spécialiste des addictions – on ne peut pas dissocier l’épuisement du principal danger inhérent au monde de la nuit : la drogue. « Travailler dans la vie nocturne, c’est travailler dans un monde où les produits psychostimulants sont très présents », affirme-t-il sans tabou. « Celleux qui commencent à faire appel à ces produits pour rester éveillé·es, ou au contraire pour dormir, présentent parfois des dysfonctionnements après quelques années. Iels commencent à en abuser, à être absent·es et risquent le burn-out. » Le DJ/psychologue est catégorique : « Il ne faut surtout pas croire que toutes ces consommations n’ont pas de conséquences. Certain·es se disent qu’il n’y a pas de soucis, mais le fait d’en prendre tous les week-ends est un vrai problème. » Bart rejoint Maurizio sur ce point. Lui ne s’oppose pas à une consommation dans un cadre festif, « en revanche, si tu consommes de la drogue pour fuir la réalité, l’amour ou un traumatisme, là, il y a sûrement un problème. Ces produits sont faits pour améliorer ton expérience de fête, mais il faut être sobre si l’on veut travailler sur son esprit et ses émotions. »

Maurizio connaît bien les risques d’une consommation abusive : « La surconsommation s’accompagne de conséquences directes sur l’humeur, l’appétit, la concentration, la libido… Des symptômes qui constituent la base de ce que l’on appelle la dépression. Lorsque la dépression s’installe, la prise de substances comme la cocaïne aggrave notre état. On a envie d’en prendre encore plus et c’est là que démarre le cercle vicieux dans lequel tombent beaucoup de personnes qui travaillent la nuit. » Une dépression liée aux drogues, mais pas seulement, comme le rappelle Bart Roman : « Outre les substances qui tournent sans cesse, l’énergie dans un club peut vite devenir sombre et individualiste. »

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« Travailler dans la vie nocturne, c’est travailler dans un monde où les produits psychostimulants sont très présents. »

Vu de l’extérieur, le métier de club manager semble être une vocation stimulante, riche en rencontres et en expériences inoubliables – et, disons-le : il l’est – mais Bart insiste : « Il faut prendre conscience de tout le côté sombre. C’est un vrai rodéo. Tu dois supporter l’alternance entre des week-ends où tout le monde t’adule et des semaines de solitude. Tu passes soudainement de la folie au silence. Du coup, la semaine, j’étais dans ma bulle : mon humeur était extrême, toujours avec des hauts et des bas. L’équilibre est quelque chose de très compliqué à trouver dans le monde de la nuit. »

L’équilibre, c’est justement ce que vise Tom depuis trois ans. « C’est sûr qu'à 21 ans, on a plus tendance à vouloir faire la fête sans limites ! Mais dans mon cas, avec l’âge, j’ai su me calmer moi-même. Je connais des personnes qui évoluent dans des métiers plus traditionnels mais qui s’auto-détruisent beaucoup plus. Pourquoi ? Parce qu’iels ne sont pas heureux·ses dans leur quotidien. J’aime ce que je fais, et je compte évoluer dans ce secteur le plus longtemps possible, alors je sais que mon corps et mon esprit doivent s’adapter à la cadence. La vie nocturne me pousse à faire attention à moi finalement. »

Équilibre

Après des dizaines d’années de service aux platines, Maurizio (DJ Athome) peut en attester : pour lui, tout passe aussi par une bonne santé physique. « Si on veut tenir la distance, il faut impérativement avoir une bonne hygiène de vie. Le corps est résistant lorsqu’il est jeune mais moi, à 48 ans, je vois bien que ce n’est plus la même chose. Si je ne fais pas attention, je suis fatigué et mécontent de moi. Il faut avoir ses heures de sommeil, s’alimenter correctement et intégrer le fait qu'on dérègle son horloge biologique en restant éveillé·e toute la nuit. Il faut continuellement faire le point et éviter à tout prix l’épuisement ou l’automédication par la drogue et l’alcool. »

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C’est sur le même point que s’arrête Bart Roman en pensant à ce qui lui avait permis de tenir si longtemps. « Les seules choses qui m’ont vraiment aidé toutes ces années ont été le sport et mon alimentation. Ça m’a permis de tenir, du moins sur le plan physique. Pour l’aspect psychologique, j’étais suivi par plusieurs thérapistes. » Idem pour Tom : « Il y a quelques mois, j’ai décidé de me prendre en main, de ne plus venir aux soirées pendant un mois et de me faire aider par un professionnel. J’essaie aussi de ne plus reproduire les même erreurs que j’ai pu faire au début du projet et qui me menaient parfois à des moments d’angoisse ou de culpabilité. » Pour plus de confort et de stabilité, Tom pense qu’il faut savoir s’entourer de personnes qui vous connaissent vraiment et ne pas s'éloigner des ami·es étrangers au milieu festif ni de sa famille.

Selon Maurizio, c’est le souci de professionnalisme qui fait qu’on arrive à prendre les bonnes décisions et à déterminer qui aura besoin ou non de drogues pour tenir. Le doyen du débat l’affirme : « On peut retirer énormément de plaisir à diriger un grand club mais, pour cela, il faut avoir une vraie démarche professionnelle. » À ce sujet, Bart cite évidemment Nick Ramoudt, qui fêtait ses 25 ans à la tête du Fuse en 2019 : « Si l’on pense à Nick, par exemple, il était là bien avant moi et ne semble pas près de s’arrêter. Il a su trouver un système qui fonctionne à la fois pour lui et pour le Fuse qui est toujours l’un des clubs belges les plus réputés. » Selon le repenti, certaines personnes savent faire la part des choses, mais ces personnes sont rares. De manière générale, Bart ne recommande à personne de se lancer dans une telle carrière : « Je parle de mon expérience personnelle, mais je crois qu’il faut accepter qu’il y a plus dans la vie que des gens, des clubs et des DJs. Il faut aussi savoir se retirer quand il le faut. »

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Savoir se retirer

Si quelques surhumain·es ont su trouver leur chemin à travers la nuit et s’y épanouissent depuis tant d’années, l’expérience de Bart Roman apporte d’autres pistes. « Quitter le monde de la nuit a été l’une des meilleures décisions de ma vie. J’étais ce mec qui faisait le dur, et me retirer m’a permis de sortir du superficiel et me découvrir. » Heureux d’avoir ouvert les yeux sur cette réalité, il appelle chacun à écouter son corps. Il ajoute : « Si votre pote ou votre frère vous dit que c’est trop, réfléchissez-y. Ces gens veulent le meilleur pour vous. Parlez à quelqu’un, communiquez. Si vous prétendez que tout va bien alors que vous êtes mal à l’intérieur, il faut sonner l’alarme. La vulnérabilité est humaine. »

« Quitter le monde de la nuit a été l’une des meilleures décisions de ma vie. »

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C’est à la suite de sa première cérémonie Ayahuasca que Bart décide de changer de vie : « J’avais trois clubs, tous très profitables, mais ce voyage m’a fait prendre conscience que je devais impérativement prendre soin de moi. » Retourné par son expérience, il vend ses clubs et arrête de sortir la nuit. « Je me suis reposé longuement puis me suis rendu au Burning Man. J’ai ensuite participé à une retraite de détox alimentaire de 21 jours sans aucune drogue me suis concentré sur mon bien-être. »

Aujourd’hui, Bart profite d’un rythme de vie plus sain : « Aujourd’hui, je ne travaille plus les week-ends, je ne dois plus me pointer quelque part à 23 heures, et je dors plus de six heures par nuit. » Toujours attaché au monde des musiques électronique, Bart n’a pas tout à fait quitté le dancefloor puisque chaque été, c’est lui qui organise le festival WeCanDance sur la plage de Zeebrugge. « Travailler sur un festival est très différent, l’atmosphère est plus tranquille, le soleil et le plein air apportent une énergie spéciale en comparaison à l’espace clos d’un club et il y a plus d’esprit d’équipe », explique-t-il.

Le projet C12 étant encore jeune, Tom se réjouit de ne jamais encore avoir connu de problème au sein de son équipe. Il admet aussi que tout le monde passe par des phases ‘down’ : « Dans ce genre de situation, on essaye d’être là les un·es pour les autres, de ne pas juger une personne lorsqu’elle se sent moins bien mais plutôt d’essayer de comprendre la source du mal-être et l’aider à sortir de cette mauvaise passe. » Maurizio pense également que le travail doit se faire au sein des clubs, mais de manière plus encadrée : « Les clubs doivent faire appel à des services spécialisés en prévention, suivre une vraie formation en prévention des risques : comment prendre soin de leur public mais également d’elleux-mêmes. Il ne faut pas attendre qu’une personne dysfonctionne pour réagir. » En ce sens, Maurizio se réjouit que la question de la prévention et de la santé mentale gagne du terrain dans le monde du clubbing : « La prévention est un domaine dans lequel tout reste à inventer et il est intéressant d’interroger celleux qui ont longtemps travaillé dans des clubs. Ces expériences extrêmes leur ont apporté des réponses qui peuvent profiter à tou·tes. »

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