Dans la rue avec les sans-abri de la Réunion

FYI.

This story is over 5 years old.

Photo

Dans la rue avec les sans-abri de la Réunion

Chômage de masse, rhum et ecstasy de substitution : j'ai passé une année avec les précaires français d'Outre-mer.
Glenn Cloarec
propos rapportés par Glenn Cloarec

Je travaille sur la grande précarité à la Réunion depuis janvier 2013. Je ne suis pas originaire de l'île mais j'y viens régulièrement depuis quatre ans. Ce sujet sur les personnes sans-abri, je le vois comme une des parties d'un travail plus global sur les problématiques sociales qui touchent la société réunionnaise aujourd'hui et plus largement, les DOM-TOM.

J'ai commencé dans la ville de Saint-Pierre, au sud de l'île. En me documentant, j'ai pu observer que beaucoup de personnes SDF sur l'île venaient dans cette ville car les squats y sont nombreux. Petit à petit, j'ai souhaité vérifier si ces schémas se retrouvaient dans les autres villes de La Réunion : Saint-Joseph, Saint-Benoît, ou Saint-Denis.

Publicité

Selon les chiffres datant de 2010 de l'Observatoire régional de santé, la Réunion compte environ 370 personnes sans domicile fixe. Ce sont principalement des hommes de plus de 35 ans. À la Réunion comme ailleurs, la pauvreté a évolué. Si les liens familiaux étaient jusqu'ici très importants, ils ont tendance à se dénouer, rattrapant un peu plus chaque jour le schéma traditionnel métropolitain.

Photos : Morgan Fache/Collectif Item

Le rhum fait des ravages. La majorité des personnes que j'ai photographiées ont une consommation de rhum journalière, du lever au coucher. Cela peut tourner entre une et deux bouteilles par personne et par jour. La dépendance est totale et les effets sont ravageurs.

Pour les drogues, on retrouve le zamal – le cannabis, en créole – local consommé en très grande quantité, et l'Artane. L'Artane, c'est l'ecstasy du pauvre, une drogue antispasmodique prescrite contre la maladie de Parkinson et les effets secondaires de certains neuroleptiques. En pharmacie, le produit coûte 3 euros. Ce produit a des effets secondaires : vision brouillée, bouche sèche, nausée, tendances à l'irritation. Mais il a un effet euphorisant, qui, couplé à l'alcool et/ou au cannabis, est également désinhibant. Il n'entraîne pas de dépendance physique. Associé à l'alcool, le consommateur peut croire qu'il est dépendant au produit, et le consommera dès lors pour se sentir mieux.

Il n'y a aucune consommation de crack à La Réunion. Très peu de drogues dures transitent par l'île car elle n'est ni productrice, ni sur la route des axes de trafic.

Publicité

Avec environ 350 000 personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, La Réunion fait partie des départements français les plus touchés par la précarité. Une précarité en dehors des standards de la métropole, qui concerne plus particulièrement les personnes âgées et les jeunes. En cause : l'absence d'emplois et des revenus d'activité insuffisants, qui ont pour conséquence un recours massif aux minima sociaux. Ces derniers concernent 150 000 foyers réunionnais, soit 240 000 personnes au total.

Le taux de chômage a atteint 29 % à La Réunion en 2013, soit un niveau trois fois supérieur à la métropole qui compte 9,9 % de chômeurs, selon l'INSEE. Les jeunes âgés de 15 à 24 ans sont les plus touchés, et le taux de chômage de ces derniers a augmenté de six points entre 2009 et 2013, passant de 53 % à 59 %. Les femmes demeurent davantage sans emploi que les hommes (29,7 contre 28,3 %), même si l'écart s'est réduit ces dernières années.

L'homme sur la photo ci-dessus s'appelle Guerrier ; je l'ai rencontré en janvier 2013. Ça devait faire une quinzaine de jours que j'avais pris l'habitude de venir tous les matins à la Boutique solidarité de Saint-Pierre, unique lieu d'accueil de jour pour les personnes en difficulté dans la principale ville du sud de La Réunion. Cet endroit m'attirait, sans que je puisse dire ce que je venais y chercher. Je n'avais alors pas d'autre but que de rencontrer les gens qui se retrouvaient là pour prendre un café. Je voulais discuter, écouter, m'imprégner de leurs histoires et du décor.

Publicité

Guerrier m'a dit : « je t'amène si tu veux – je vais te montrer la misère. » Je l'ai suivi comme on se laisse embarquer par un guide.

Au début, Guerrier a beaucoup menti. Il me racontait une vie rêvée, splendide, avec famille, enfants, métier, voiture, reflets lisses d'une normalité dont il espérait pouvoir créer l'illusion. Au fil des jours et des nuits que nous avons passés ensemble, il a peu à peu abandonné ce déguisement. Il a doucement fait de moi le compagnon de ses déambulations, de ses malheurs, de ses joies et de ses doutes. Il est le fil rouge de ce reportage, qui n'existerait pas sans lui.

Il m'a fait rencontrer les personnes qui peuplent ces photographies. Guerrier vit dans la rue depuis de nombreuses années. À Saint-Pierre, il est passé de squats en squats. Il reste très peu de temps dans les squats à cause des violences et des bagarres, et finit toujours par retrouver la rue. La rue, c'est chez lui. Selon ses dires, c'est là où il se sent « le moins pire ». Il a obtenu des appartements avec l'aide sociale mais il n'y est jamais resté longtemps. Guerrier ne cherche pas à se réintégrer. Il reconnaît vivre dans une véritable souffrance, mais paradoxalement, c'est ainsi qu'il se sent le plus à l'aise.

Il y a différents types de squats sur l'île. Des squats de passage occupés la nuit par différentes personnes. Après, il y a des squats de communauté, où les gars s'apprécient. Alors, la vie se met en place, comme une famille – chacun possède son rôle et sa fonction. Les journées sont similaires. Dans la majorité des squats que j'ai photographiés, les journées commencent très tôt, 3 ou 4 heures du matin, et se finissent également très tôt.

Publicité

Se laver, boire, trouver à manger, faire la manche, travailler pour quelques pièces, dormir, fumer, parler avec les copains, marcher – voilà les activités qui peuvent occuper le jour les personnes qui vivent dans le chemin. Les nuits sont souvent dures et alcoolisées, se terminent vite et souvent avec divers accès de violence.

De nombreuses associations essaient d'aider les personnes dans la rue, la Fondation Abbé Pierre notamment, qui m'a aidé à poursuivre ce travail. On trouve aussi nombre d'associations religieuses, de toutes les confessions, qui distribuent régulièrement des repas.

J'ai gardé un très bon contact avec certaines des personnes que j'ai prises en photo pour ce reportage. Régulièrement, je reviens les voir pour discuter. L'avenir pour certains est tout tracé : c'est leur souhait, leur volonté. Ils pensent ne connaître que la rue et rien que la rue. C'est là où ils se sentent bien.

Pour les autres, les situations peuvent évoluer positivement à un certain moment – et rechuter tout aussi brutalement.

Morgan est un photographe français membre du collectif Item.