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Musique

Comment le premier album d'Oasis a su redonner espoir à l’Angleterre post-Thatcher

L'écrivain Alex Niven revient sur l'époque où Definitely Maybe résonnait à travers tous les centres commerciaux, stades et bureaux de Grande-Bretagne.

33 1/3 est une collection de livres dédiée aux albums les plus incroyables jamais composés – à raison d'un auteur par livre, et d'un livre par album. Pendant les mois à venir, nous publierons des extraits de ces essais. Cette semaine, l'écrivain Alex Niven démontre comment l'album Definitely Maybe d'Oasis s'est fait l'écho des rêves et des aspirations de l'Angleterre post-Thatcher. En voici le premier chapitre :

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De nos jours, Oasis fait partie de ces groupes aussi aimés de leur public que méprisés de la critique. Mais dans ce monde entêté, quand il existe un consensus entre journalistes, critiques et autres observateurs de la culture sur un groupe jugé méprisable, nous pouvons être sûrs que ce même groupe possède néanmoins une certaine valeur. Le cynisme découle d'un statu quo. Le changement ne vient pas des a priori critiques du présent, mais bien des décombres du passé – d'un petit détail négligé, caché au sein de quelque chose de si familier que nous avons perdu toute trace de sa valeur. Comme le philosophe Walter Benjamin l'a dit un jour, dans un futur utopique, nous serons – à peu de choses près – exactement les mêmes personnes qu'aujourd'hui. Il ne nous reste plus qu'à identifier ces petits détails négligés et à les mettre en valeur.

Quels sont les détails oubliés de notre histoire récente qui pourraient nous aider à nous échapper de ce présent cynique – dans lequel le populisme a disparu de la pop music, et où il semblerait que nous n'ayons fait aucune avancée artistique ou sociale depuis les années 1990 ? Selon moi, la réponse à cette question se trouve dans les phénomènes les plus rebattus de ces 20 dernières années. Pour aller de l'avant, il serait judicieux de se pencher sur les figures prédominantes de notre culture et d'essayer de comprendre comment elles ont pu aussi mal tourner. Nous devrions nous pencher sur les événements qui donnaient de l'espoir aux gens, et qui leur ont permis de se sentir intégrés à un groupe. Il faudrait étudier les morceaux qui sont gravés au cœur de notre inconscient collectif, mais qui sont devenus de tels lieux communs que nous les détestons aujourd'hui. Il ne faut pas non plus oublier tous les gens qui se sont fait récupérer et mis en boîte dans un monde où seuls l'argent et l'égoïsme règnent en maîtres, jusqu'à ce qu'ils deviennent une parodie d'eux-mêmes. Pour faire tout ça, nous devons nous pencher sérieusement sur le groupe Oasis.

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Dans ce livre, nous explorerons les débuts d'Oasis, sur une période de deux ans – de la sortie de leur premier single « Supersonic » au printemps 1994 jusqu'à leurs concerts à Knebworth pendant l'été 1996. Durant cette période, Oasis est devenu une figure plus incontournable que n'importe quel autre groupe de l'Angleterre d'après-guerre – exception faite des Beatles, leurs modèles incontestés. Au cours de cette période, les pubs, les clubs, les cours de récréation, les centres commerciaux, les mariages, les bureaux, les parcs et les stades de foot résonnaient au gré de la musique d'un groupe qui, pendant un bref instant, a su instaurer une unité pop sans précédent. Les frères Gallagher étaient sur les couvertures de tous les magazines. Pendant l'été 1997, ils ont même conclu de manière symbolique l'accord sur le contrat social britannique avec le Parti Travailliste quand Noël Gallagher a été photographié en train de serrer la main de Tony Blair à Downing Street. Oasis touchait toutes les classes sociales. Même si tout ce qu'ils ont fait de 1997 à aujourd'hui s'apparente à une parodie d'art populaire,nous ignorons encore l'impact et la signification de l'histoire originelle d'Oasis.

Comment Oasis est-il devenu aussi incontournable ? Et qu'est-ce qui a signé leur déclin ? Quels détails d'Oasis devrions-nous essayer de conserver à tout prix ?

Bien entendu, la réponse doit se trouver au sein des chansons elles-même. En fait, tout ce que nous avons besoin de savoir sur Oasis se trouve dans leur premier album Definitely Maybe, dont tous les morceaux ont été composés bien avant que le groupe ne devienne célèbre. Écrit à Manchester entre 1991 et 1993, au moment ou la dépression socio-économique avait donné lieu à une culture hédoniste radicale et à une rébellion face à l'ordre établi, Noel Gallagher a su composer des morceaux qui représentent son époque bien mieux que tout ce qu'a pu écrire Kurt Cobain, un nihiliste capable d'écrire des textes infâmes sur le fait de lécher des plaies ouvertes et de faire rimer « mosquito » avec « libido » juste parce que ça sonne bien.

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Pour trancher avec cet intellectualisme gothique, les morceaux de Noel Gallagher ont amené un message d'espoir et d'affirmation personnelle. Alors que l'ère post-punk célébrait la négativité, les paroles d'Oasis évoquaient un désir sincère de vivre, animé par la possibilité qu'il triomphe du cauchemar des années 1980. Pour Gallagher, la différence significative entre Oasis et un groupe de grunge comme Nirvana était avant tout une question de classe sociale. Il y avait bien plus de ressemblances entre les origines white trash de Kurt Cobain et l'éducation de la classe ouvrière de Manchester que Gallagher ne le pensait. Mais son opposition était cependant très marquée . Comme Gallagher le dira plus tard, « Cobain avait tout, et il se sentait quand même misérable. On n'avait pas un rond, mais je pensais quand même que se lever le matin était le meilleur truc qui soit, parce que tu ne sais jamais où tu vas finir le soir. »

Ceci fut le premier message – et sans doute le plus important – qu'Oasis essaya de faire passer. Au moment où le cynisme menaçait l'existence d'une contre-culture et que le mainstream avait abandonné tout espoir, Oasis proposait une vision optimiste quasi radicale. Et le fait que cette vision vienne de la classe ouvrière – fondée sur l'expérience de la solidarité et de la fraternité sociale – était primordial. Comme l'a écrit le biographe du groupe, Oasis était le son « d'un logement social chantant à gorge déployée ». Au sein d'une Angleterre qui venait tout juste de connaître les soulèvements sociaux les plus néfastes de son histoire, Noel Gallagher faisait passer des slogans bardés d'optimisme à travers la bouche de son frère Liam et des autres membres du groupe : Paul McGuigan, Paul Arthurs et Tony Mc Caroll. L'énergie découlant de l'idéalisme de Gallagher était parfois époustouflante. Prenez le refrain d'« Acquiesce » par exemple – les paroles prédisaient qu'une guérison collective était juste au coin de la rue, que tout était possible si seulement on se donnait la peine de croire en autrui. À l'orée du 21ème siècle, où pouvait-on trouver un emploi aussi convaincu du mot « nous » ? Peut-être avec Bill Clinton qui a failli réfuter le mythe des années 1980 selon lequel rien ne valait notre société. (Cf. sa grande épigramme d''unité libérale prononcée dans les années 1990 : « Eux n'existe pas. Il n'y a que nous. »)

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Mais les mecs d'Oasis n'étaient pas seulement des optimistes. S'ils l'ont été, très peu de gens pourraient extraire leur projet de l'illusoire euphorie politique qui s'est installée au milieu des années 1990. Le deuxième détail important qu'il faut se rappeler à propos d'Oasis, c'est leur remarquable capacité à véhiculer une forte mélancolie – et ce, même dans leurs moments les plus enthousiastes.

« Supersonic », le premier single de Definitely Maybe est souvent perçu comme le pinacle de cette poésie prolétarienne sans queue ni tête, avec ses rimes simples type doctor/helicopter. Mais écoutez bien ce morceau. Au moment du refrain, le lyrisme facile laisse place à une voix bien plus ambiguë, celle d'un homme qui vit dans les ténèbres et lutte pour sortir les bons mots de sa bouche. Il y a un écho au « How Soon Is Now ? » des Smiths dans ces paroles (et dans cette mélodie lugubre). C'est une caractéristique du songwriting de Noël Galllagher dont on ne parle pas souvent. Oasis s'était approprié cette voix étrange, à cheval entre Manchester et l'Irlande, que l'on pouvait entendre dans les compositions élégiaques de Morrissey et Marr. Des Smiths, Noël Gallagher a gardé l'obsession pour la séparation, l'abandon et la dislocation de l'individu. Pour contrebalancer leur message d'espoir collectif, Oasis chantait d'une voix plaintive et avec une tristesse Morrisey-esque la solitude et le désir de fuir une ville monotone, où les perspectives étaient maigres et où les vieilles structures de l'unité sociale tels que le travail, la propriété, le club et le syndicalisme avaient été décimés par un projet néolibéral d'annihilation des classes sociales.

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Les chansons d'Oasis sont parsemées d'appels à l'évasion, mais accompagnées par l'idée que cette envie d'ailleurs conduira à la trahison et à la perte de certains aspects identitaires. De manière cyclique, on évoque ici le fait que les choses glissent, s'effacent et dépérissent, que l'on peut perdre quelque chose à tout moment, que le temps presse, et que la tristesse est prête à nous engloutir même lors de nos plus grands moments de bonheur. « Fade Away », l'une des plus brillantes face B du groupe, condense ce thème en une magnifique devise, l'idée étant que nos rêves sont déjà décomposés au moment même où ils naissent. Les chansons d'Oasis sont marqués par la sensation qu'un désastre est imminent et qu'il gronde, non loin de là. Les images d'inondation abondent : la pluie se répand, tout se remplit et coule, le bruit de la mer résonne dans le lointain, et les gens sont submergés par des vagues gigantesques. Oasis a écrit sur l'écrasante tristesse provoquée par l'expérience tardive du capitalisme, dans un monde qui a la tête sous l'eau, où la définition et l'identité ont été lessivés par les excès et où chaque être humain est plongé tête la première dans une grande solitude sous-marine.

Mais ironiquement, le groupe a fini par sombrer. Leur deuxième album (What's the Story) Morning Glory ? regroupe quelques-uns de leurs plus grands tubes et certaines de leurs démonstrations les plus puissantes (avec évidemment, l'apothéose qu'est « Champagne Supernova »). Mais presque immédiatement après avoir accédé au succès et à la gloire, toute la raison d'être du groupe, leur mélange d'émotion et d'esprit d'équipe semble s'être évaporé.

La plupart des chansons de Definitely Maybe ont été écrites par Gallagher dans le magasin d'une station-service, alors qu'il récupérait d'une blessure qu'il s'était faite sur un chantier. La plupart des morceaux de Morning Glory et presque tout ceux du troisième album Be Here Now, ont été écrits dans de luxueuses chambres d'hôtels ou dans des tour bus énormes, par un homme qui a très vite embrassé l'état d'esprit thatcherien, malgré quelques gestes occasionnels adressés à son passé socialiste. En vérité, « nous » est devenu « eux », et c'est a peu près tout ce qu'il nous reste aujourd'hui. Gallagher fait désormais partie de l'aristocratie rock contre laquelle il s'érigeait auparavant. Oasis est devenu une célébrité destiné à être décorée, placée dans le même panier culturel que Simon Cowelle et Andrew Lloyd Webber.

Mais c'est précisément à cause de cette inversion drastique des principes que nous devons traiter Oasis avec le plus grand sérieux. Qu'est-ce que Gallagher a emmené avec lui quand il est passé du côté obscur des millionnaire rebelles ? Quand nous taillons Oasis par rapport à des groupes des années 1990 plus cool et moins compromis, quels types d'émancipation rejetons-nous avec eux ?

Mon sentiment est que la réponse, ou du moins une partie, se trouve dans Definitely Maybe, ses singles et ses faces B, au cœur de la musique qu'Oasis a créé quand il faisait partie d'un « nous » qui pensait qu'un avenir meilleur pouvait émerger d'une classe sociale en voie de disparition. La musique de Definitely Maybe est imprégnée d'un pathos qui est fait d'espoir et de résignation parce qu'il démarre au moment exact où la contre-culture ouvrière traverse une embellie, juste avant qu'elle ne se désagrège au contact d'un capitalisme en pleine expansion.

Nous savons tous ce qui s'est passé après. Nous savons tous ce qu'il est advenu de cette tentative culturelle désespérée de devenir une rock star, quitte à laisser derrière soi ses camarades et sa communauté pour poursuivre un rêve fait d'excès au sein d'un royaume imaginaire où le ciel est bleu et où les étoiles brillent. Mais nous avons oublié que lorsqu'Oasis rêvait, ils avaient les pieds sur terre, dans un contexte ou l'idéalisme s'exprimait par le besoin irrépressible de croire en une vie qui ne serait pas centrée sur soi-même ou sur une quelconque fuite, mais qui chercherait plutôt son petit coin de paradis dans l'esprit des gens. C'est l'espoir caché dans les gradins du stade de foot, et ce genre de désir collectif dont nous devons nous rappeler quand nous écoutons les chansons populaires et hantées de Definitely Maybe.