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Music

Orgies sauvages et théâtre expérimental : la double vie du barman de Berghain

De la vie nocturne en RDA à l'apocalypse gastrique de la « Nutella Party », Roman Shamov nous raconte son parcours insensé.

Photo - John Aigner Dimanche matin à Berlin, quand le soleil est déjà haut dans le ciel, et que les clubbers aux petits yeux rentrent chez eux en titubant, la fête commence tout juste au Berghain, temple hédoniste de la capitale allemande. Les têtes d’affiches débutent leur mix, le bar est bondé, et une queue de plus d’un kilomètre s’est formée à l’entrée, s’étirant à travers le terrain vague poussiéreux qui entoure l’imposante centrale électrique reconvertie en lieu de fête. Au coeur sombre de l’édifice, la foule - au look bigarré allant du t-shirt uni aux uniformes fetish, voire tout simplement la nudité totale - danse au son des vibrations cristallines de la sono du lieu, un système haut-de-gamme de la marque Funktion-One. Roman Shamov, ancien Berlinois de l’Est qui porte fièrement le short en jean, tient le bar principal. Pilier du club depuis près d’une dix ans, il salue la plupart des habitués par leur prénom et parfois, dans un élan de camaraderie, avale un shot de Kirschsaft pour accompagner les clients qui se défoncent au Jägermeister. « Je ne suis pas barman », me dit-il, assis dans un resto thaïlandais du quartier boisé de Prenzlauer-Berg. À première vue, personne ne pourrait imaginer que cet homme si poli, à la moustache grise aussi bien coupée, travaille dans le milieu de la nuit. Il parle doucement, avec l’élocution soignée d’un comédien. « J’ai essayé de travailler dans d’autres bars mais ça n’a jamais duré très longtemps », dit-il. « Je suis un artiste. » De toute façon, le carnaval permanent de drag-queens, dominatrices, et badauds qui défilent au club chaque soir ne vient pour la sophistication des cocktails, pense Shamov. « Le podium du Fassadenbar est un excellent spectacle. » Ouvert en 2004, le Berghain est réputé pour les choses qu’il ne dévoile pas. Bien que le club accueille jusqu’à 1500 fêtards, seule une partie de l’édifice de béton est ouverte au public. Le reste - des pièces immenses qui n’ouvrent que pour des occasions spéciales, des backrooms, des passages secrets - est source de spéculations interminables. Il en va de même pour le personnel du club, dont la plupart mène une carrière artistique réussie en dehors de ces murs épais. Lors de l’exposition intitulée Worker’s Pearls, que le Berghain a organisé en 2011, plus de 40 membres du personnel ont participé en montrant leurs peintures, photographies, installations multimédias, concerts et autres performances. Shamov, acteur et chanteur accompli, a de multiples talents, et son CV suffirait à remplir plusieurs vies lambda. Il s’est pavané sur la scène du célèbre Théâtre Maxim-Gorki de Berlin, à la fois comme électricien et comme acteur ; il a joué tous les rôles imaginables sur pellicule, de la drag-queen au chevalier du Moyen-Âge ; il a doublé une marionnette dans une émission télé ; il a travaillé avec Christian « Flake » Lorenz de Rammstein. Il anime actuellement des ateliers de respiration à Istanbul et à Tokyo, chante dans le groupe d’indie rock Weird Fishes, et tourne dans toute l’Europe comme moitié du duo Meystersinger, qui propose une performance à la croisée du théâtre absurde et du chant classique, par-dessus des beats électroniques. Le club a toujours été un point central au cours de sa vie. « Je suis très, très attaché au Berghain », dit-il. « Je l’ai toujours vu comme une maison, et c’est encore le cas aujourd’hui. J’allais déjà au Berghain avant que ça ne s’appelle comme ça : c’était le Ostgut [entre 1998 et 2003], un club situé dans l’ancien entrepôt de réparation des trains, le Bahn-Gelände. Quand le lieu a été vendu, l’équipe a trouvé cette centrale électrique à l’abandon et l’a investie. Je suis alors allé avec des amis au Panorama Bar et je me suis dit, ‘Oh, c’est tout simplement magnifique. C’est le premier club qui vaut le coup depuis les années 90. À l’époque, le E-Werk était le lieu de référence. J’allais y danser jusqu’à l’épuisement, et j’y ai vécu mes premières vraies expériences avec la drogue. C’était ça, ma jeunesse. » Shamov, fils d’une mère juive et d’un père musulman pendant l’après Seconde Guerre mondiale, n’a pas eu une jeunesse facile. Né en 1967 à Berlin-Est, il a grandi dans un petit appartement avec sa mère, sa tante, sa grand-mère et sa petite amie pendant la période la plus agitée de la ville. Le foyer familial recèle d’innombrables secrets : la sexualité de sa grand-mère était un sujet tabou, et il n’avait jamais vu son père autrement qu’en photo.

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Roman Shamov, enfant

« Il faut t’imaginer qu’on ne connaissait rien d’autre que la réalité de notre petit monde », explique-t-il lorsqu’il évoque la vie dans la RDA sous occupation soviétique. « On n’avait quasiment pas de liens avec le monde extérieur. » Ils avaient beau vivre dans une ville coupée en deux, sa mère et sa tante - qui avaient dû fuir le régime nazi pendant la guerre - considéraient que c’était un moindre mal, en tout cas mieux que la période précédente. « Je vivais dans une famille juive qui remerciait Dieu de lui permettre de vivre dans un pays où on n’est pas tué pour être qui on est », se souvient-il. « Nous sommes désormais en sécurité ici », disaient-ils.

Alors que sa mère n’aspirait qu’à plus de sécurité, Shamov cherchait plutôt à s’en émanciper. Bien qu’il adorait la littérature, il n’éprouvait aucun intérêt pour l’école et ne pensait qu’à se faire remarquer. « J’étais le boute-en-train officiel de la classe », me raconte-t-il. « J’étais le mec drôle. Mais j’étais aussi extrêmement triste, et je me sentais vraiment perdu. C’est pourquoi je cherchais à être plus drôle que les autres. » Dans sa vingtaine, allant contre la volonté de sa mère, il a abandonné son boulot stable d’électricien au Théâtre Maxim-Gorki pour une émission de télé qui couvrait la vie nocturne de la ville. À la fin des années 80 et au début des années 90, alors que les clubs techno et les raves commençaient à infiltré les espaces industriels abandonnés de Berlin, il s’est plongé dans le monde obscur des afters. C’est au même moment qu’il a entrepris de déterrer les secrets de sa famille, après les avoir soigneusement évités pendant des dizaines d’années.

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« À 25 ans, j’avais la vague idée qu’il me fallait analyser mon passé, pour éviter d’être malheureux », dit-il. « À cause de la guerre et des nazis qu’il fallait fuir, ma mère n’a jamais eu la chance de rencontrer des hommes. Elle est donc partie pour Moscou à l’âge de 29 ans, et se retrouvait seule pour la première fois de sa vie. » Elle a rattrapé le temps perdu grâce à un jeune universitaire du Daghestan. « Ils ont passé deux nuits ensemble, et j’ai été conçu lors de la deuxième. » Lorsqu’elle a compris qu’elle était enceinte, elle a écrit au père de Shamov, mais n’a jamais reçu de réponse. Bien plus tard, son ancien amant a soutenu que le KGB avait intercepté les lettres. Aujourd’hui encore, Shamov ne sait pas si c’est la vérité.

« Je ne l’ai rencontré qu’à 35 ans », se rappelle-t-il. Malgré les différences culturelles, ils ont pu s’entendre à peu près. Shamov est même allé jusqu’à se rendre au Daghestan sur la tombe de ses grands-parents, accompagné de sa famille étendue dont il n’avait jamais entendu parler auparavant. « Mon père était aux anges. Il était si heureux, bouleversé de compter son fils parmi l’assemblée. J’étais son unique enfant. »

Pourtant, dans sa vingtaine, Shamov était bien moins intéressé par la recherche de sa famille disparue que par l’envie de s’échapper. Comme beaucoup de Berlinois de l’Est, il a fui la ville après la chute du Mur. « Matthias, un bon ami à moi, m’a dit ‘On y va !’ Moi, j’étais déjà en contact avec une agence de comédiens à Philadelphie, et j’ai donc accepté sa proposition. J’ai fait mon coming out gay aux États-Unis. J’y ai fait les fêtes et les choses les plus incroyables… C’était vraiment sauvage. Le simple fait de marcher dans les rues de New York, c’était déjà vivre un rêve éveillé. J’adore cette ville. Mais quand je suis rentré à Berlin en 1998, j’ai vu la Fernsehturm, la tour de la télévision berlinoise, et j’ai su que c’était là chez moi. J’y suis donc resté. »

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Photo - Sven Marquadt

Berlin avait radicalement changé depuis son départ, ce qui n’a pas empêché Shamov, alors adulte, de rapidement trouver ses marques dans une ville plus sécurisée que par le passé. En pleine construction personnelle, il a découvert qu’il avait un faible pour la musique. « À un moment, j’ai commencé à beaucoup m’analyser, à essayer de changer. C’est comme ça que j’en suis arrivé à chanter », dit-il. « Pour être capable de chanter, il faut vraiment avoir les deux pieds sur terre et être ancré dans le moment présent, ce qui m’était impossible jusqu’alors, parce que je passais mon temps à courir et à fuir le passé. »

Cet intérêt récemment découvert l’a aidé à se reconnecter avec une vieille connaissance : Roger Baptist. Les deux garçons s’étaient rencontrés des années plus tôt lors d’un combat de lutte organisé dans la backroom d’un club gay, mais Baptist était devenu méconnaissable. Le chanteur bodybuildé, qui allait connaitre la célébrité plus tard comme leader de Rummelsnuff - un groupe populaire de Neue Deutsche Härte, un mélange d’indus, de metal et de New Wave allemande - et Shamov ont à nouveau sympathisé, au point de décider de se produire ensemble sur scène. Un des propriétaires du Berghain les a vus lors d’un concert au SO36, et Shamov explique : « Il a invité Roger, qui travaillait déjà comme physio au Lab.Oratory, à donner un spectacle pour la Saint Sylvestre 2008 à 5 heures du matin. »

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À cette époque, l’ancienne salle des turbines de la central électrique avait déjà été vidée et rénovée pour une précision acoustique maximale. Shamov a tout de suite senti une connexion avec le lieu, et voulu en faire partie. Avant sa performance, il a demandé à l’un des propriétaires s’il pouvait lui offrir un emploi fixe.

« Quand je suis arrivé à l’entretien avec les deux mecs du Berghain, ils m’ont demandé ce que je pensais pouvoir faire. J’ai répondu : ‘Physio, peut-être ?’ Ils m’ont alors regardé, se sont marrés et se sont bien foutus de ma gueule », raconte-t-il en souriant. Il avait beau être ami avec Sven Marquardt - sans doute le videur le plus connu du club - depuis le début des années 90, sa personnalité trop sociable ne risquait pas d’effrayer les centaines de gens qui patientent chaque soir devant le club dans l’espoir d’y entrer. « Ce n’est pas mon truc, c’est vrai. Moi, j’aurais laissé rentrer tout le monde ! », reconnait-il.

Il a donc commencé le job au bar du Lab.Oratory, situé dans les entrailles de l’édifice et ouvert tous les week-ends pour « des trucs gay fetish », comme Shamov le décrit. « Ils m’ont demandé s’il y avait des choses qui me gênaient dans de ces soirées. J’ai répondu : ‘Être nu ? Jamais… Je plaisante ! Pas de souci. J’ai déjà tout vu.’ » Il fait une pause, et corrige : « En fait, je pensais avoir déjà tout vu. Je leur ai dit : ‘Il y a une soirée pour laquelle je ne veux pas travailler’. J’appelais ça la Nutella Party. »

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Non, ce n’est pas avec la pâte au chocolat et aux noisettes que l’on s’amuse pendant cette orgie, mais avec une substance marronnasse à l’odeur bien plus âcre. Malheureusement, pour son tout premier week-end de boulot, Shamov a dû remplacer au pied levé un de ses collègues du Lab tombé malade. « La veille, j’ai fait des cauchemars », raconte Shamov. « Je suis allé au centre commercial de la gare pour m’acheter du Baume du Tigre, un produit très puissant. Au début de la soirée, j’en ai donc mis un tout petit peu autour de mon nez. J’en avais déjà les larmes aux yeux. La fête a alors commencé, et au bout de cinq ou dix minutes, il a fallu que j’en remette. J’en ai mis jusqu’au fond de mon nez. Pourtant, l’odeur dans la salle était au-delà de tout ce qu’on peut imaginer », dit-il, secouant la tête, encore incrédule face à ce souvenir. Et dans un sourire faussement pudique, il me dit : « Je ne dévoilerai aucun autre détail de cette soirée. »

Ces dernières années, il a réduit son rythme de travail au Berghain au profit d’autres activités. En 2010, il a fait équipe avec Luci van Org - une ancienne pop star dont le titre « Mädchen » tourne encore en boucle sur les radios - pour fonder le duo théâtral et musical Meystersinger. Les deux artistes, forts de deux albums et déjà au travail sur un troisième, voyagent à travers le pays pour présenter sketches et chansons comico-tragiques. Les chansons évoquent la perte, la peine et la solitude. Des chamailleries théâtrales et burlesques donnent lieu à des dialogues qui dévoilent une douleur intérieure qui détruit la chair. Un exemple flagrant, cette phrase, « Am Ende aller Dinge werd ich lachen » (« Quand tout sera fini, je rirai ») que l’on retrouve souvent sur les posters et t-shirts du groupe. Pour Shamov, Meystersinger est autant une forme d’exorcisme que de spectacle, une façon d’expulser les traumatismes enfouis chez les individus comme dans la mémoire collective nationale. C’est également une forme de catharsis personnelle pour lui et sa partenaire, au point qu’il la compare à « des séances de psy ».

« Luci me pousse vraiment dans mes retranchements », dit-il. « C’est un jeu assez drôle entre nous deux, cette relation d’amour-haine qui donne une dynamique à la fois très forte et très productive. Un jour, elle m’a dit : ‘On est à la fois identique et complètement différents. Je ressens avec ma tête, et tu penses avec ton coeur.’ Heureusement qu’on a tous les deux une case en moins. »

Aussi intime que soit le travail du duo, Shamov n’a aucun problème à le partager avec ses collègues et amis du Berghain. Il fait tout de suite remarquer que la plupart de ses collègues sont « artistes, chanteurs, écrivains, ou performeurs », des gens qui ont joué un rôle très important dans l’évolution de sa pratique artistique. Le duo Meystersinger a joué dans le club à plusieurs reprises et y a même fêté la sortie de son dernier album lors d’une fête au Kantine, un petit club voisin et associé du Berghain.

« Lors d’une fête de Noël réservée au personnel du Berghain, j’ai joué avec Meystersinger », raconte-t-il. « C’était très touchant, parce qu’on venait de perdre certains collègues, et on avait décidé de leur dédier une chanson que j’avais écrite pour ma mère. J’ai fini sur ces phrases : ‘Geht's dir gut da wo du bist? Hab dich manches mal vermisst… Komm zurück ein kleines Stück.’ [‘Est-ce que ça va, où que tu sois ? Tu m’as parfois manqué. Reviens juste pour un moment, s’il te plait.’]. » Les gens étaient vraiment heureux. Ils m’ont dit : ‘Merci d’avoir honoré de cette manière les gens qui nous ont quittés.’ C’est tellement agréable, de pouvoir apporter son propre art dans le lieu où on travaille. J’ai trouvé ça magnifique de pouvoir faire ce lien. »