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Music

Une histoire orale du rap indépendant, de 1995 à 2003

De Cannibal Ox à TTC, de Company Flow à Antipop Consortium, de Soulseek aux forums, comment une poignée de nerds incollables sur le hip-hop ont donné naissance à la scène « backpack rap ».

Cannibal Ox

Début 2002, le groupe Cannibal Ox, composé des MCs Vast Aire et Vordul Megallah, est en tournée internationale pour la sortie de son album encensé par la critique The Cold Vein. Ce soir, ils jouent dans le sud-ouest de la France, à Bordeaux, et plus précisément dans le club local des musiques dites alternatives, le Zoobizarre. Le sous-sol de la boîte, où le groupe se produit, est plein. Il est même atrocement rempli de mecs à jeans baissés et des quelques meufs qui ont absolument tenu à suivre leur petit ami, et les amis de celui-ci jusque dans cette salle crade – d'aucuns diraient : underground – en contrebas de la Place de la Victoire. Je suis aussi présent, mais sous la forme d'un adolescent de 16 ans fan de rap indépendant, sac à dos Eastpak sur les épaules, bière Kronenbourg servie dans un gobelet dans une main tandis que l'autre indique le groupe dans une volonté un peu maladroite d'observance à celui-ci, alors que les deux rappeurs enchaînent les classiques de leur récent album : « Raspberry Fields », « The Vein », « Stress Rap ». Il y a aussi des mecs à cheveux longs dans la salle, qui ont cet air à la fois enthousiaste et désapprobateur des visages que l'on rencontre quand on tape le mot étudiant dans Google Images. Tout le monde a l'air un peu branché. La jeunesse française vit ses dernières heures des années 1990 sous perfusion Portishead, et c'est un moment rêvé pour accueillir le rap futuriste, froid, paranoïde et Lovecraft-ien – pour résumer : NERD – du groupe new-yorkais.

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À Bordeaux, ville où j'ai résidé de ma naissance en 1985 jusqu'à mes 22 ans, et où j'ai par ailleurs vécu mes glorieuses années d'auditeur et – c'est un mot assez inexact, mais bon – d'« acteur » de la seconde vague de rap indépendant international ainsi que de la – brève – existence de ce qui fut le rap indépendant français, une vingtaine de personnes formaient une vague et imprécise scène de backpackers. De post-b-boys, disons. Ces quelques personnes, fins connaisseurs de rap, skateurs, taggeurs, lycéens, étudiants, tous issus des classes moyennes et de la petite mais coquette bourgeoisie bordelaise, avaient pour la plupart grandi en écoutant du rap français du milieu des années 1990 – les X-Men et le label Time Bomb, comme les plus médiatisés 113 ou Fonky Family – et du meilleur du rap américain de la même période, le boom-bap sale, minimal et tout en basses de la ville de New York : feu Notorious B.I.G., le crew Diggin in the Crates (D.I.T.C) du disparu Big L et d'O.C., le collectif Boot Camp Click de Black Moon, et les albums fabuleux, indémodables et terrifiants de génie des membres du Wu-Tang Clan, en groupe comme en solo.

Ces vingt à trente personnes, âgées de 15 à 25 ans, s'étaient alors tournées vers les sorties des labels américains Def Jux, 75 Ark ou Anticon, qui proposaient un rap nouveau et sans groove, froid, assez snob pour être apprécié des quelques sympathisants hip-hop épars relativement ouverts d'esprits et déçus du rap grand public d'alors – ou jiggy – qu'ils étaient, et de quelques âmes en peine rescapées de l'indie rock ou de l'electronica échouées là, un peu par hasard mais pas totalement non plus, au détour d'un forum musical des débuts d'Internet ou d'une plongée incontrôlée dans les bacs de Total Heaven, le seul disquaire bordelais qui commercialisait ce type de rap exigeant.

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La scène backpack rap aura vécu quelques années, à l'heure des jeans larges et des premières Nike Dunk. Ses composants auront communiqué à travers le vide sidéral des débuts d'Internet, via chats IRC interposés et folders minutieusement classés, triés et rangés dans les entrailles sub-terriennes du logiciel de peer-to-peer Soulseek, dissertant sur quel couplet de Vordul Megallah ils préféraient, ou quel titre de Dilated Peoples ils méprisaient le plus. Jusqu'à ce que le truc devienne plat, que le style de tous ces rappeurs et groupes devienne une routine, que les médias d'alors lui trouvent un nom (la terminologie « abstract hip-hop », toujours aussi embarrassante presque 15 ans plus tard), et que sous l'impulsion du groupe TTC, mes pairs et moi-même décidions de réinvestir le champ du rap grand public, ultra-matérialiste, synthétique, bounce et en tous points anti-rap indépendant, des Diplomats, de Three Six Mafia, du producteur Timbaland ou des jeunes Neptunes. Et que presque instantanément, tout ce petit monde oublie pour toujours les grandes heures de Dan the Automator ou d'Aesop Rock.

Car ce qui est frappant, c'est de voir à quel point cette scène foisonnante, vivide et importante pour les quelque 300 personnes qui l'ont vécue en France en même temps que moi à l'entrée du Troisième millénaire, a été oubliée de la grande Histoire du hip-hop. Il suffit de lire les rares chroniques du second album de Cannibal Ox, Blade of the Ronin, sorti en 2015, soit 14 ans après The Cold Vein, pour comprendre que les auditeurs de rap et les fans de musique en général ne reconnaissent aucune légitimité historique à la scène backpack rap. Alors même qu'il s'agissait d'une scène objectivement cool, voire hip, à l'époque où ces disques sortaient. C'est comme si tous ces albums, tous ces groupes à noms compliqués et délibérément imprononçables, n'avaient jamais existé. Aucun livre retraçant l'histoire du rap ne fait état du fantastique album des Juggaknots paru sur le label Fondle 'Em, Clear Blue Skies. Qui a déjà inscrit l'album de 1995 des Cenobites, The Cenobites LP, aux côtés des Raekwon, Show & AG ou Jay-Z ? C'est à peine si les nerds qui ont fait cette scène s'en souviennent eux-mêmes.

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Ce qui suit constitue ce que l'on pourrait appeler une micro-étude de cas, ou un simple « retour sur » cette scène rap indépendante de la fin des années 1990 et du début des années 2000 – et notamment, sur sa réception en France – sous forme d'interviews de divers insiders de première main, interventions précises et érudites que vous trouverez, je l'espère, pas trop pompeuses ni trop fastidieuses, surtout pour des gens qui comme vous, n'en ont rien à foutre du rap.

J'ai donc parlé aux DJs et fondateurs du très respecté label indie-rap américain Fondle 'Em Stretch Armstrong et Bobbito Garcia, au membre d'Antipop Consortium M Sayyid, au producteur et collaborateur du groupe français TTC Para One et à l'écrivain et créateur du site de référence du rap indépendant en France Hip-Hop Section Sylvain Bertot, afin de savoir si – et pourquoi – tout le monde avait oublié ce moment charnière de l'histoire de la musique rap.

Company Flow

LE CONCEPT D'« INDIE AS FUCK »

Bobbito Garcia, Fondle 'Em : Les rappeurs El-P et Big Juss de Company Flow ont résumé toute cette période de rap indépendant sur leur premier maxi paru sur Def Jux, le label d'El-P : independant as fuck. Pour moi, ils ont tout dit en trois mots.

Para One, TTC : Vers 1996, j'avais une vague conscience d'une scène rap indépendante américaine par mes potes skateurs ou taggers. Un de mes meilleurs potes avait passé une année de lycée pas loin de Chicago dans la seconde moitié des années 1990, et il m'expliquait que là-bas les mecs avaient les cheveux bleus, ils étaient sapés en Wu Wear, sniffaient des produits ménagers, scratchaient sur du rap tout en ayant un groupe de hardcore dans leur garage. C'est un truc de classes moyennes américaines, qui n'a jamais existé sous la même forme en France. Ici, c'était archi-tribal, les frontières étaient imperméables. Pour les cailleras du lycée, avoir les cheveux bleus ou écouter du rock, c'était automatiquement s'afficher en victime.

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Sylvain Bertot, Hip-Hop Section : En ce qui me concerne, très clairement, j'étais interpellé par le parallèle indie rock et indie rap, à une époque, précisément, où l'indie rock ne voulait plus rien dire. Ce mouvement des années 1980 était devenu la nouvelle norme après Nirvana, avec des groupes épouvantables comme Coldplay et Muse, aussi horribles que ceux contre lesquels l'indie rock des années 1980 s'était créé. C'était la rencontre entre un genre qui je trouvais plus intéressant que le rock, le rap, et une éthique qui était la mienne. En France, certains avaient d'autres motivations : ceux notamment qui n'avaient pas le profil sociologique ou esthétique qui était la norme du rap français d'époque, y trouvaient un refuge et une plate-forme. TTC par exemple, qui ont voulu fédérer autour d'eux une scène indé à la française, réunissant tous les weirdos et les marginaux du rap français. Pour beaucoup de gens, c'était aussi une crise de croissance. Le rap français, qui avait explosé dans les années 1990, avait amené à cette musique des cohortes infinies d'ados. Certains devenaient alors plus vieux et cherchaient quelque chose de plus pur, de plus crédible, de plus intello. De moins franchouillard.

M Sayyid, Antipop Consortium : Tous les rappeurs traditionalistes haïssaient Antipop. Les promoteurs de clubs et de festivals inclus. C'est la presse qui nous adorait. Les journalistes aimaient qu'Antipop Consortium pousse ce médium, le rap, plus loin. Mais évidemment, tout ne fut pas qu'adoration d'un côté et haine de l'autre. Tout n'est question que de travail, c'est le travail qui a pu faire en sorte qu'APC soit remarqué.

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Stretch Armstrong, Fondle 'Em : J'ai commencé à penser que le hip-hop partait en couilles vers 1996. En 98, 99, j'en étais convaincu. C'est contre cela que l'on s'est rebellé. Dans notre show à la radio new-yorkaise WKCR, Bobbito et moi passions tous les disques que l'on considérait comme bons. Et c'était difficile. À la fin des années 1990, la qualité du rap et de la musique en général était en baisse, voire en chute libre. Je crois que ce que les gens ont retenu de notre show, c'est que l'on a fait découvrir au monde une incroyable variété de talents : Jay-Z, Company Flow, Nas, Organized Konfusion, Eminem, Common, Mobb Deep, etc.

Para One : Le rap français était alors super-cloisonné, et ça s'est accentué avec la loi Toubon sur la musique en langue française [loi toujours en vigueur obligeant les radios françaises à passer un certain pourcentage de morceaux français dans leur programmation musicale]. C'est à cause de cela que des animateurs de chez Skyrock – certains d'entre eux sont devenus des « spécialistes » du rap avec les années – se sont mis à jouer à contrecœur des morceaux de rap français, en en coupant la moitié tellement ça les insupportait. Mais ce carton du rap français, même forcé, a entraîné dans son sillage toute une scène de mecs en 3/4 cuir et survêts Lacoste qui pratiquait un rap parfois inspiré, parfois super relou. Quand c'était Time Bomb bien sûr, c'était génial. Mais la plupart des vrais bons rappeurs étaient déjà structurés en labels, en équipes. Donc quand les majors ont voulu signer des rappeurs à tout prix, ils ont fait n'importe quoi, et avec le moins d'imagination du monde, afin de reproduire la même chose à l'infini. Une pâle imitation du rap de Queensbridge à base de violons et de textes larmoyants, dans le seul but de breaker sur Sky. C'est là que j'ai rencontré TTC. Et quand il s'est agi de sortir des disques, de gagner notre vie tant bien que mal, on a été forcés à l'indépendance. Personne ne voulait de notre musique, elle ne répondait à aucune demande mainstream. Il a fallu se structurer nous-mêmes.

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Kool Keith

LES ORIGINES DU RAP INDÉPENDANT

Bobbito Garcia : Pour moi, le ground-zero, les fondations du truc, ça reste Kool Keith. Il était hilarant, d'abord. Puis, il ne rappait pas dans les temps. Et parfois, il inventait des mots, disait des conneries, juste pour la rime. Chez lui, il n'était question que d'imagination. C'est lui qui a pavé la voie à De La Soul. Kool Keith et De La Soul sont les deux mamelles où s'est abreuvé le rap indépendant.

M Sayyid : Pour moi, le père de tous les albums de backpack rap, c'est No Need for Alarm de Del Tha Funky Homosapien [membre star du crew de rap underground californien Hieroglyphics]. À New York, je me souviens que les Beastie Boys avaient ouvert le shop de leur marque X-Large vers 1994, en parallèle de leur propre mag, Grand Royal Magazine. Les scènes skate et tag ont convergé dans la même direction. Dans le même temps, le magasin de disques Fat Beats ouvrait ses portes. C'est dans ces deux endroits que tu pouvais rencontrer les gens qui allaient façonner l'indie rap de la Côte Est. Bobbito Garcia, MC Serch [membre de 3rd Bass], Dante Ross [alors DA chez Elektra Records], Stretch Armstrong, DJ Eclipse ou Jarret Myer, le propriétaire de Rawkus Records, y étaient tout le temps fourrés.

Sylvain Bertot : Il y a toujours eu du rap près de moi : les Beastie Boys, Public Enemy, A Tribe Called Quest, etc. Mais la vraie conversion, le moment où je me suis dévoué au rap corps et âme, ça a été vers le milieu des années 1990, grâce principalement à un groupe : le Wu-Tang. Je n'ai jamais autant aimé un groupe, ni avant, ni après. Puis un jour, j'ai lu une critique qui disait que Company Flow était du « Wu-Tang puissance dix », alors bien sûr ça a fait tilt – et je me suis précipité dessus.

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Para One : Pendant ce qu'on appelle les golden years du rap new-yorkais, j'étais fou des productions de DJ Premier ou de Pete Rock. Chaque semaine, de nouveaux maxis incroyables sortaient. Mais vers 1996, la plupart des producteurs que j'adorais commençaient à tourner en rond. C'est grâce à mes potes skateurs, avec qui je faisais un peu de graffiti vandale, que j'ai découvert le rap dit « indépendant », qui a renouvelé mon intérêt. Dans les vidéos de skate (ou de graff, d'ailleurs), tu entendais aussi bien les Ramones que les Souls of Mischief [autres membres des Hieroglyphics] ou M.O.P. Il y avait plus d'ouverture d'esprit que dans le milieu rap à proprement parler, surtout français, par essence très conservateur. Je me souviens aussi que le Rawkus des débuts n'était pas si perturbant pour un fan de hip-hop. On achetait la compilation Lyricist Lounge et, le même jour, Moment of Truth de Gangstarr.

Stretch Armstrong : Quand on a lancé notre show sur WKCR en 1990, la mission de Bobbito et moi était simple : jouer le meilleur hip-hop et faire découvrir les mecs les plus talentueux pour que, tous les vendredis, nos auditeurs aient de quoi s'enregistrer une tape mortelle. Ce n'était pas plus compliqué. Puis plus tard dans les 90s, tandis que le rap devenait de plus en plus grand public, comparativement notre show représentait de plus en plus une sorte d'alternative à tout ça, à MTV ou aux radios cross-over de type Hot 97. L'approche musicale de Bobbito était, disons, plus expérimentale, tandis que la mienne était sombre, presque nihiliste. Bon, je simplifie bien sûr. Mais ce dont je suis certain, c'est que nous sommes les premiers à avoir joué du Company Flow à la radio – bien avant que Rawkus les approche ! Aussi, les Ultramagnetic MCs [historiquement, le premier groupe de Kool Keith] sont l'un des tout premiers groupes que nous avons invités à la radio.

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Para One : Un bon cheval de Troie, ça a été la compilation New York Reality 101 du taggeur Haze, mixée par DJ Premier. On y retrouvait déjà « 8 Steps to Perfection » de Company Flow dessus, aux côtés de groupes plus classiquement intégrés dans la scène de New York, le tout validé par l'un des godfathers absolus. On achetait le CD pour la pochette et sur le nom de Premier, mais on découvrait toute une scène jusque-là inconnue. D'un coup, j'ai eu l'impression qu'il y avait des milliards de groupes en train de développer des styles hyper différents, comme dans les années 1980 où tu pouvais avoir un disque de Public Enemy aux côtés d'un De La Soul ou d'un Ultramagnetic MCs sur ton étagère. Il n'était pas encore question de rap indépendant, on appelait ça la scène « underground » tout simplement. Les disquaires ont aussi joué un rôle, parce que quand tu allais chez Urban Music, les mecs voulaient vendre. Donc ils passaient dans le magasin tout ce qui sonnait fat, à plein volume. Si c'était stylé, tu n'avais pas d'autre choix que d'acheter. Un morceau qui claque s'impose par lui-même. Tu pouvais aussi bien choper un Gauge The Mental Murderah sur un coup de tête, qu'un Cage ou un O.C.

Stretch Armstrong : Je le répète, mais Kool Keith et les Ultra ont planté les graines du truc, c'est certain. Dès la fin des années 1980, bien avant la scène indépendante 90s, ils sortaient des disques avec des lyrics complètement autres, bizarres, mais tout en restant hyper funky – leur ingénieur du son étant l'un des meilleurs, le grand Paul C. Il est important d'insister là-dessus parce qu'une bonne partie du rap leftfield des années 1990 s'est totalement inspiré des Ultramagnetics dans leurs lyrics – en négligeant parfois la production, selon moi. Ce qui rendait les Ultra si mortels, c'était aussi leur production, leurs beats massifs.

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Sylvain Bertot : Le patron de Fondle 'Em, Bobbito Garcia, est l'animateur radio qui a parrainé toutes les grandes stars du rap new-yorkais des années 1990. Et à l'heure où le public passait à autre chose, au rap nouveau riche jiggy, ou bling-bling comme on disait à l'époque, Bobbito continuait à parrainer des groupes qui poussaient plus loin le délire du rap hardcore new-yorkais. Ils étaient attachés au hip-hop des origines, parfois aux quatre éléments – il faut se souvenir que backpack, à l'origine, désignait le sac à dos que portaient les graffeurs –, et aussi à une certaine forme de virtuosité verbale, qui était quelque chose d'important dans les années 1990. Comme je le dis dans mon bouquin sur le sujet, le rap indé est, à la base, une entreprise éminemment conservatrice : « Le hip-hop partait en sucette, mais nous, on allait le ramener à l'essentiel. »

LES VALEURS DU RAP INDÉPENDANT

Para One : Le backpack rap était une accentuation de toutes les facettes du rap new-yorkais des années 1990. Des flows, du style, des erreurs de productions transformées en avantages, plus de grain, plus de saleté, des morceaux remplis comme des œufs. Tout était plus dense. Il y avait littéralement un côté « fat » dans le sens de surpoids d'éléments, jusqu'à la surcharge. C'est aussi l'époque où le graffiti et le rap ont commencé à se détacher de l'aspect social de la culture street, pour passer dans l'abstraction. C'étaient des formes d'expression suffisamment implantées pour qu'on puisse les traiter comme un territoire en soi, sans se référer à la réalité – terme obligatoire jusque-là dans le rap de rue, dont la quintessence est sans doute le son de Queensbridge qui a précédé immédiatement l'explosion indé. Si tu prends Funcrusher Plus de Company Flow, mais aussi les maxis de J-Treds ou des Indelible MCs, que ce soit dans la musique ou sur les pochettes (pense à celle de End to End Burners de Co' Flow), tu retrouves une esthétique de B-Boy de l'espace, sombre, psychédélique. C'est à la fois une sorte de retour Zulu aux disciplines originelles, et un décollement total des thèmes sociaux. Ça semblait malade, mutant, street mais presque dans le sens methhead ou clodo du terme. Ça évoquait plus les maladies mentales et l'isolement, à la manière de Cage, Necro ou R.A. The Rugged Man, que les problématiques sociales traditionnelles.

M Sayyid : Ce que nous voulions faire, du moins avec APC, c'était expérimenter. Sur scène, on amenait des claviers et des sampleurs et l'on improvisait avec, en plus d'improviser nos rimes. On expérimentait également avec les différents sons et même avec le silence. Ma position aujourd'hui est la même qu'alors : toujours essayer de faire le « nouveau truc », le truc que tu verras partout après. Je ne crois pas que nous ayons vraiment été « contre » un certain type de hip-hop ; pour nous, il n'y avait que les trucs pertinents d'un côté, et les trucs mauvais de l'autre.

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Sylvain Bertot : Comme je l'ai déjà dit, ce qui m'a plu, c'est la parenté avec le rock. On ne se refait pas. Elle n'est pas évidente chez tout le monde, mais on la retrouve chez Company Flow, voire chez Dr. Octagon [projet annexe de Kool Keith, sorti en 1996]. Et elle sera encore plus patente plus tard, avec tout le rap indé de Blancs à la Anticon. Et puis, il y avait la démarche. À la base, tout ce délire indépendant, hostile à l'industrie musicale, avait une inspiration très rock, très punk même. Bigg Jus, qui est le véritable inspirateur du slogan independent as fuck de Company Flow, a explicitement dit s'être inspiré du réseau indé issu du punk hardcore, comme de celui des musiques électroniques.

Bobbito Garcia : Pour moi, nos concurrents, le mouvement « jiggy », n'ont jamais été liés au hip-hop de quelque manière que ce soit. Il s'agissait juste de rap. D'industrie. Évidemment, tout le monde a le droit d'en faire. Mais ça ne veut pas dire pour autant que ces gens respectaient cet effort d'authenticité, d'originalité, qui a toujours constitué la culture hip-hop. C'est ce que le mot hip-hop signifiait, pour moi en tout cas.

Sylvain Bertot : Je crois que ce que j'aimais, c'était ce côté sale et expérimental, mais pas trop. La meilleure musique pour moi, c'est celle qui veut faire preuve d'audace et de nouveauté, mais qui n'a pas renoncé à séduire le public. C'est les Beatles, c'est Bowie, c'est le Wu-Tang Clan. Nous en étions là avec le rap indé. De la musique souvent radicale, soit parce qu'elle était bizarre, soit qu'elle ramenait le hip-hop à l'essentiel, mais qui ne se regardait pas le nombril. Pas encore, en tout cas. Le nombrilisme viendrait très vite après.

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Para One : Tu pourrais résumer l'indie rap à un lent mais certain basculement vers le white trash, mais ce n'est pas aussi simple. Il faut se rappeler qu'à la fin des années 1990, le rap classique était installé ; il avait eu son grand moment communautaire underground et passait à la vitesse supérieure commercialement. Les clips passaient sur MTV en boucle, plus seulement sur Yo ! MTV Raps. Des rappeurs comme Jay-Z posaient en costard, éclataient du champagne en club, dans une esthétique « jiggy » parfois douteuse qui ne touchait plus les ados romantiques qu'on était encore. Pour retrouver le frisson de mes 15 ans à l'écoute de maxis de Group Home, j'étais obligé de me tourner vers des choses plus underground.

Sylvain Bertot : Je n'ai jamais raisonné en morceaux, toujours en albums. Je n'écoute pas vraiment de singles. Je dois tenir ça de ma culture rock. C'est pour cette raison que les premiers trucs que j'ai écoutés sont Company Flow et les Jedi Mind Tricks – parce qu'ils ont sorti des albums assez tôt. Ou encore, dès 1996, Dr. Octagon et DJ Shadow, parce qu'ils étaient parrainés par Mo'Wax et la critique anglaise hors rap. Mais le rap indé, en 1997-98, même si je ne les découvrirais que quand ils allaient sortir des albums, c'était avant tout les singles du label new-yorkais Fondle 'Em : MF Doom, les Arsonists, Siah & Yeshuah, les Juggaknots, Cage. Il se passait plein de choses ailleurs aussi, en Californie – je suis tombé assez tôt sur la formidable compilation Beneath the Surface d'Omid –, à Chicago et à Minneapolis, mais je ne le découvrirais que plus tard. La scène indé de la Côte Est a été mon point d'entrée, très clairement.

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Para One : Je dois dire que j'écoutais encore beaucoup de rap traditionnel. Je n'ai jamais été un intégriste de cette « nouvelle scène émergente » et rien que par mes liens d'amitiés avec des mecs plus à l'ancienne, qui restaient bloqués sur les classiques, j'étais de fait écartelé. Mon travail était plutôt de réconcilier les deux. Lorsque « Bad Boy for Life » de Puff Daddy est sorti, j'étais chez un disquaire de Châtelet avec des potes et on hallucinait : comment ont-ils pu sortir un son aussi crade de leurs studios ? On était habitué à des reprises de Police par Diddy… Moi ça me soulageait que, au moins soniquement, on sorte de ce rap de droite ultra shiny et matérialiste que la win des 90s avait engendré. Même si après tu mates le clip et tu comprends qu'il s'agit bien de rap de golfeur millionnaire. Assez rapidement, notamment avec les Ruff Ryders, et plus tard Ludacris, Missy Elliott, beaucoup d'entre nous se sont finalement tournés vers un son plus plastique, parce que l'innovation nous semblait à nouveau du côté de la pop. Les Neptunes nous ont complètement fait basculer dans ce mode, en nous éloignant définitivement de Log Cabin [matrice adolescente du crew West-Coast underground Living Legends] et d'Antipop.

LA SCÈNE ET LES AUTRES

M Sayyid : Avec APC, on n'était pas vraiment backpack ; disons qu'une partie seulement des backpackers nous aimait bien. Mais je me souviens bien de notre premier passage à Paris en 2000. On était de passage et on essayait de vendre la mixtape que l'on avait faite spécialement pour notre tournée en Europe dans des magasins hip-hop locaux. Et là, on s'est rendu compte que tous les mecs des shops haïssaient APC, littéralement. Ils ne juraient que par les boucles jazzy des rappeurs traditionnels, des rappeurs Fat Beats. Demande à Para ou Tekilatex [de TTC], tu verras. C'étaient les gens qui écoutaient de la musique électronique qui venaient alors aux concerts d'Antipop Consortium – pas du tout la scène backpack locale.

Sylvain Bertot : À New York, on pouvait parler de scène. Tous ces gens, Company Flow et les amis qu'ils avaient sur la Côte Est, de Philadelphie à Boston, étaient connectés. Ils avaient leur figure de proue, Bobbito Garcia, leurs ondes, leurs lieux de rendez-vous – le disquaire Fat Beats, notamment. Ils commençaient à être visibles dans des médias plus larges, comme The Source. Mais il serait difficile de dénombrer les fans, surtout vu de France. Quoiqu'il arrive, on n'était pas sur des ventes extraordinaires : quelques milliers pour les disques qui cartonnaient, tout au plus. Quant à la France… Tout cela était loin. Les seuls médias qui ont parlé un peu de Company Flow ou de leurs homologues de la côte Ouest comme les gens du label Solesides, ce sont davantage des magazines indie rock comme Les Inrocks ou Magic, que leurs homologues rap (la presse papier rap française a longtemps été plutôt pauvre), et je ne suis pas certain qu'ils aient beaucoup intéressé leurs lecteurs fans de rock. Côté rap, seul l'éphémère magazine Real en a parlé un peu. Tout le reste se passait sur Internet. La scène rap indé en France n'a existé que sur Internet, à ma connaissance.

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Stretch Armstrong : Le truc drôle, c'est que c'est moi qui ai sans faire exprès inventé le terme « backpacker », au moment où la scène commençait à devenir une mauvaise parodie d'elle-même. Car le style backpacker originel, c'était vraiment un truc de mec de Brooklyn. Parka camouflage, boots Timberland et sac à dos, comme dans les clips de Black Moon. Puis au fur et à mesure, c'est devenu un style repris par un nombre important de kids Blancs, qui ne sortaient jamais sans leurs sacs à dos ou leurs baggies Triple 5 Soul, et qui, par moments, écoutaient aussi du rap leftfield.

Para One : Je suis revenu à Paris pour faire mes études en 1997. À ce moment-là, l'album étendard de la scène underground, c'était Funcrusher Plus de Company Flow. À force de rencontrer des gens dans des concerts, des soirées hip-hop, dans des radios comme Générations où mon pote Globe était animateur, je me suis senti moins seul. On utilisait des références pour se repérer : Kool Keith par exemple, ou DJ Shadow. Tous ceux qui montraient de l'intérêt pour ces bizarreries se retrouvaient naturellement entre eux. Nous, on enregistrait dans ma chambre nos mixtapes Quality Streetz pour lesquelles j'ai produit beaucoup de rappeurs français, de Tout Simplement Noir à D Abuz System. Nos tapes avaient un pied dans le rap normé dominant, mais on lorgnait vers des sons plus originaux qualifiés de « chelou » par la plupart des rappeurs installés. À cette époque, TTC, La Caution et autres formaient un collectif chez DJ Cruz – mais je ne les connaissais pas encore. Internet était loin d'être aussi développé et ne permettait pas encore de se rassembler, comme ça a été le cas durant la grande époque des forums – Hip-Hop Section notamment. Je dirais donc qu'une poignée d'acharnés, probablement plus anglophones, plus connectés ou juste plus curieux, constituait ce début de réseau qui n'était pas encore une scène, faute de disques ou d'événements. Parmi eux, il y avait aussi beaucoup de taggers et de skateurs, parce que tout aussi passionnés par la musique, mais moins raides sur les codes et plus obsédés par l'apparition de nouveaux styles.

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Bobbito Garcia : La scène indépendante de la fin des années 1990, le backpack rap, est toujours resté un mouvement assez limité, concis. Les meilleurs disques Fondle 'Em n'ont fait que 2 000, 3 000 ventes en tout, à l'international. Peut-être 4 000 si j'avais de la chance. Si l'on considère que certains DJs les achetaient en double, ça ne fait pas grand monde. Historiquement, j'ai créé mon label avant les autres : Rawkus, Def Jux, Stones Throw, Eastern Conference ou ABB sont venus plus tard. Rawkus et Def Jux devaient vendre pas mal, j'imagine. Mos Def et El-P de Co' Flow étaient les leaders de ce segment, et donc de loin les plus exposés de la scène underground. Mais bon avec le recul, difficile à dire ; je ne peux être certain que des ventes de mon propre label.

M Sayyid : Ça a été gros. C'était assez niche soit, mais complètement international. Je me souviens avoir joué vers 1999 à Londres avec ACP et d'autres potes, et là-bas tout le monde connaissait Freestyle Fellowship [groupe culte et matrice de la scène West-Coast underground américaine] et les gros trucs indie rap. Les labels genre Project Blowed, Quannum, ABB, tous ces trucs backpack de la côte ouest. Def Jux est arrivé un peu plus tard. Quant à Rawkus, ils étaient le Def Jam du rap indépendant.

Sylvain Bertot : Le rap indépendant a été un immense mouvement libératoire, qui a fédéré des tas de scènes qui n'avaient en commun que le fait d'être indépendantes et ignorées des grands médias : le rap indé des backpackers de New York n'est pas celui issu du Project Blowed à Los Angeles, ni celui très créatif de la Baie de San Francisco, ni celui de Minneapolis et des Rhymesayers. Dans l'indé, tu avais beaucoup de rap conscient, mais tu avais des trucs totalement orduriers comme Necro. Tu avais des puristes boom-bap comme des types qui voulaient complètement s'émanciper du hip-hop. Ça n'a jamais été un tout consistant. C'est d'ailleurs ça qui était bien et qui faisait avancer les choses.

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Para One : Je dois dire que mon moi hip-hop n'était pas plus offensé que ça par l'incursion des mecs venant du rock que par le trip-hop des années 1990. On s'ouvrait à l'IDM, on écoutait AFX, Squarepusher, donc pourquoi pas ouvrir la porte de l'autre côté, à des mecs qui venaient du rock et qui comme nous, avaient envie de changer d'air. Certains ont été complètement acceptés. Dose One d'Anticon et Teki étaient potes, ils se retrouvaient dans l'amour du rap multisyllabique qui nous obsédait chez Lyrics Born ou Blackalicious [du crew de San Francisco Solesides] et on s'est naturellement retrouvés à faire un morceau avec lui et La Caution. C'était l'époque où tout ce qui pouvait nous éloigner du rap conformiste était le bienvenu. Notre motto a été, le temps d'une saison, « le rap c'est pas grave ». On remettait en question les fondements de notre attachement à cette culture et à son aspect street. Et ça allait loin, parce qu'en termes de babtou fragilité, Anticon c'était assez imbattable ! La limite pour moi, c'était l'aspect vegan un peu forcé, politisé bas de gamme, très américain. À Frisco ou Boston, tu fais un an de fac, t'as lu une traduction d'un texte de Debord, ça y est, t'es situationniste. On chambrait le New-Yorkais Tes par exemple, notre super pote pourtant. On lui disait que « solipsism » [le nom de l'un de ses morceaux] c'était le seul mot compliqué qu'il connaisse et que c'est pourquoi il le répétait en boucle sur son track.

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M Sayyid : Vers 2000, 2001, je trouvais pour ma part que les Ruff Ryders TUAIENT TOUT. « Swizz on the Beats » mec, c'était une époque incroyable. Et donc ouais, je ne sais pas pourquoi, en 2002, lorsqu'on est revenus avec APC pour un concert à Paris, tous les backpackers étaient d'un seul coup devenus archi-fans de nous. « Oh ces Américains-là, ils sont trop forts… » On jouait au Batofar je me souviens. C'était notre troisième show à Paris. On était assez big dans le reste de l'Europe, mais en France, pour une raison qui m'échappe, on avait dû vraiment bosser.

LE RAP INDÉPENDANT EN FRANCE

Sylvain Bertot : Il faut faire une distinction claire entre le rap indé américain, et sa réplique française. L'indé américain était fédéré par une détestation commune du rap jiggy ; alors que l'indé français était uni par autre chose : une détestation souvent partagée du rap français. En ce qui me concerne, je détestais l'essentiel du rap français. D'abord, c'était un panier de crabes (comme quasiment toutes les scènes musicales ceci dit – le monde de la musique, c'est horrible, c'est Dallas sans l'argent). Je trouvais également au rap français un manque d'humilité total, avec tout ce délire « second marché du rap au monde », cette ignorance de ce qui se passait vraiment aux États-Unis, cette conviction que le rap français incarnait le vrai rap, alors qu'il n'en était qu'un rejeton miteux. Et je lui reprochais tout ce que j'ai toujours reproché à la musique française : la survalorisation du texte, ce refus que la musique populaire puisse avoir une valeur musicale intrinsèque. Puis une pauvreté récurrente des beats. Et enfin, un fréquent manque d'humour.

Para One : Le maxi de TTC Game Over 99 est sorti avant que je les rencontre. J'étais dans une soirée chez mon pote Globe de Générations, avec beaucoup de gens du rap français. Il m'a fait écouter « Game Over » qu'il avait reçu en promo et me demandait ce que j'en pensais ; lui trouvait que ça tuait. J'ai pris une claque. La prod de Flash était trop fat et les flows ne ressemblaient à rien de ce que j'avais entendu en France. En revanche, tous les autres dans l'appart hurlaient : « Arrêtez cet enfer ! » Ils trouvaient ça dégueulasse. La division était très nette, j'avais choisi mon camp. Quelque temps après j'étais avec TTC chez moi à jouer à Tony Hawk et écouter du son. On a donc rejoint l'équipe avec Tacteel pour finaliser le premier album de TTC, Ceci n'est pas un disque.

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Sylvain Bertot : Il faut bien distinguer la scène rap indé américaine, la vraie, de ce qu'il s'est passé en France. Ce sont deux choses bien différentes. Les skateurs et les b-boys, c'était peut-être les mêmes personnes en France – je ne sais pas, je n'ai jamais été b-boy et j'ai raccroché le skate après m'être pété la clavicule –, mais les skateurs américains, c'est justement pour beaucoup une communauté multiraciale, également ouverte au hip-hop et au rock indé. Beaucoup de fans de rap indé, aux États-Unis, venaient du skate. Par ailleurs, au sein de Hip-Hop Section, les rédacteurs étaient parfois mal à l'aise avec mon intérêt déclaré pour l'indie rock. Ils n'avaient pas envie de voir cette étiquette leur être accolée, alors qu'ils venaient à 100 % du rap. Donc, il n'y avait pas à s'accommoder de gens qui venaient à 100 % du rap : une grosse part de la rédaction et l'essentiel du public venait à 100 % du rap. C'est après, et grâce au rap indé, que ces gens-là se sont mis à écouter autre chose : du rock indé, du jazz, de la musique électronique, ou je ne sais quoi d'autre.

Para One : La scène en France, était franchement éclatée. De fait, certains venaient de milieux aisés, mais je n'ai jamais fait une lecture sociale de la formation de cette scène. En vrai, dans le rap français « street », il y a toujours eu énormément de bourgeois qui jouaient aux durs. Ce n'étaient pas forcément les rappeurs, qui devaient incarner cette notion de « vécu » en vitrine, mais plutôt les producteurs, les ingés son, les mecs de labels, les journalistes, qui avaient tous leur importance dans la construction et dans le maintien de cette esthétique. La différence, c'était que nous, on assumait. Fuzati [rappeur du groupe français Le Klub des Loosers] en est l'exemple le plus frappant, lui qui revendiquait sa ville d'origine, Versailles. Mais certains mecs de banlieue assumaient tout autant s'inspirer plus de Philip K. Dick que de Mobb Deep – regarde La Caution ! Ce qui était émouvant pour ceux qui s'entendaient vraiment bien et qui n'étaient pas là par opportunisme, c'était que l'art nous rassemblait au-delà des différences sociales, de la même manière que les dealos du quartier respectaient le petit Blanc que j'étais, dans la cité à Chambéry, parce que je faisais simplement du bon son. Ça sonne super cheesy mais c'est pourtant vrai.

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Sylvain Bertot : Ici, la scène indé a fédéré des gens qui n'avaient, au fond, pas grand-chose à voir. Leur seul point commun, souvent, c'est qu'ils ne se retrouvaient pas dans le rap grand public tape-à-l'œil avec plein de R&B dégoulinant, qui triomphait alors. Et encore, même ça mérite d'être nuancé ; il y avait chez Hip-Hop Section des gens qui aimaient ça. Le point commun, en fait, c'était une certaine curiosité, une volonté d'établir et d'affirmer ses propres goûts, plutôt que de subir ceux d'autres médias. Mais au bout d'un moment, lorsque le rap indé a grossi, et que les gens ont réalisé que ça ne se limitait pas à Fondle 'Em et à New York, les différences sont ressorties. Et tout le monde est parti dans son coin.

Anticon.

LE DÉLITEMENT DE LA SCÈNE

Para One : TTC était post-adolescent, maladroit, extrême, mais le geste était beau. On a sorti les albums de TTC en Angleterre, sur Big Dada, il y avait une ambition internationale. Je ne sais même pas ce qu'on essayait de faire, probablement d'exister à tout prix. Mais le problème du premier album, Ceci n'est pas un disque, c'est qu'il a été adoré par les gens qui n'aimaient pas le rap. Nous, on aimait le rap, on voulait être pris au sérieux dans le rap. Il y avait de l'humour mais ce n'était pas guignol non plus. Passer pour du rap rigolo ou du « rap pour gens qui n'aimaient pas ça », c'était notre plus grande angoisse. TTC a eu beaucoup d'enfants dont quelques-uns monstrueux, car issus de ce malentendu fondamental.

Bobbito Garcia : J'ai arrêté mon show à la radio new-yorkaise en 2002. Il m'était devenu impossible de remplir mes quatre heures hebdomadaires avec seulement de la bonne musique.

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Sylvain Bertot : Ce qu'il s'est passé au début des années 2000, c'est la fin de la bulle médiatique autour du rap indé et la réalisation par les gens qui composaient son public qu'ils n'avaient, en réalité, pas grand-chose en commun. Les puristes fans de rap se sont recroquevillés sur une lecture figée, confirme aux canons des années 1990. Les gens qui voulaient dépasser le rap l'ont tellement fait qu'ils ont fini par écouter autre chose ; Anticon, par exemple, a fini par devenir un label de tout, sauf de rap. Les gens avides de légitimer et d'intellectualiser le rap ont célébré ces véritables divinités underground que sont devenus Jay Dee, Madlib et MF Doom. Les branchouilles du rap se sont tournés vers le next big thing, les Neptunes, le crunk. Ceux qui avaient été effrayés par l'invasion des petits Blancs se sont dit que, en fait, le vrai rap c'était les vrais mecs du ghetto comme Ruff Ryders, les Diplomats ou le G-Unit.

Stretch Armstrong : Je n'ai jamais joué de house ni de musique électronique sur WKCR parce qu'il s'agissait d'un show strictement hip-hop. Mais je m'y intéressais, et il m'arrivait d'en mettre en club, déjà. Et lorsque j'ai arrêté la radio en 2001, je me suis mis en quête d'un renouveau underground, chose que le hip-hop était désormais incapable de me donner. C'est pourquoi je me suis mis à graviter autour des scènes électroniques et indie. Toutes deux, au début des années 2000, étaient très vivaces à New York.

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Para One : Peut-être que ce malentendu fondamental que j'évoquais pus tôt a précipité la fin du truc. Une fois à Paris, j'ai parlé de ça avec M Sayyid. Il me racontait qu'en travaillant sur les premiers beats pour APC, il pensait être le prochain Timbaland ou Dr. Dre. Il voulait juste faire le son qui claque le plus possible. Ça l'a égaré d'être assimilé à une scène de chelous ! Bien sûr qu'il était conscient que se pointer avec des lunettes noires et des synthés analogiques sur scène allait les faire passer pour des tarés, mais pour lui ça faisait partie d'une logique de démarcation, d'originalité – c'est-à-dire l'essence même du rap, de Flavor Flav à Kool Keith, en passant par ODB. Avec TTC, on était pareils. On voulait juste faire le meilleur rap possible.

Sylvain Bertot : La production rap mainstream de la première moitié des années 2000, et donc les labels Bad Boy ou Ruff Ryders, je n'en écoutais pas. Je ne crachais pas dessus, je les ignorais juste. C'était un autre truc, à côté. Moi, j'étais à fond et durablement dans le délire indé. Il y avait quelque chose que je détestais à l'époque, et qui est pourtant constitutif du rap, qu'on retrouvait même chez mon très cher Wu-Tang : c'était ce concept de rappeur prométhéen superhéros. Ce côté démesuré, fait pour les stades, rock'n'roll en somme, c'est ce que je fuyais dans le rock. Ruff Ryders justement, ils avaient cette imagerie de motards rock'n'roll, ça ne pouvait pas m'attirer. Même chose plus tard avec les Diplomats, G-Unit, et tout le côté survivant du ghetto invulnérable typique de 50 Cent. Ce n'était pas moi. Mais certains rédacteurs de Hip-Hop Section aimaient tout ça. Et en même temps, j'aimais bien Jay-Z. On en disait d'ailleurs du bien sur Hip-Hop Section. J'allais bien aimer Kanye West, aussi, mais lui, il avait très clairement un pied dans le rap indé.

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Stretch Armstrong : À cette époque, je pouvais jouer des trucs plus mainstream en club. Mais tandis que je n'avais aucun problème à passer un Ruff Ryders au El Flamingo, pour rien au monde je n'aurais joué ça dans notre émission, même si j'avais reçu le maxi promo avant tout le monde. Ça ne cadrait pas avec l'esthétique du show. Pas du tout, même. Puis je ne sais pas, vers 2001 j'étais prêt à ne plus écouter de rap pendant minimum deux ans. Ce que j'ai fait.

Bobbito Garcia : Il fallait se diversifier. J'ai toujours écouté énormément de musique autre que du rap. Je suis né dans les années 1960, avant le rap. Même durant toutes ces années où l'on était à fond dans notre émission, le rap est sans doute la musique que j'écoutais le moins chez moi. Ça peut sembler taré, mais les gens qui m'ont vu mixer ou qui lisaient ma colonne dans Vibe Magazine à l'époque, le savent très bien.

Sylvain Bertot : Le rap indé a été très branché, vers 1999-2001. C'est précisément le seul moment où certains des mecs de l'indie rock, mais aussi les fans de musique électronique, se sont un peu penchés sur le sujet – très superficiellement. Et forcément, ils ont privilégié des choses qui leur ressemblaient, comme Antipop Consortium pour le côté très électronique – APC n'étaient d'ailleurs pas au cœur de l'indé, ils étaient bien plus appréciés des fans de musique électronique que de rap –, ou pour le El-P de l'après Company Flow, plus psychédélique, plus rock progressif. L'année 2000, c'est vraiment le sommet médiatique pour le rap indé, et 2001 aussi, avec The Cold Vein de Cannibal Ox. C'est aussi celui des œuvres qui ont le plus mal vieilli. Pour moi, la meilleure époque du rap indé, c'est celle juste avant : celle de Fondle 'Em à New York, et de l'après Project Blowed à Los Angeles.

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CE QUE L'ON RETIENT DU RAP INDÉPENDANT

Para One : Cette scène était totalement un truc de nerds. On était tous nerds, à des degrés divers et dans des domaines spécifiques. Il était nécessaire de l'être pour inventer cette musique, à l'époque. Si t'avais pas Internet, déjà, c'était mort. Si tu ne parlais pas anglais, si tu ne connaissais pas l'histoire du rap sur le bout des doigts… Et l'on parle d'une époque où tout était bien moins accessible. Tout prenait un temps fou, ce qui a pu nous rendre un peu asociaux. C'était avant que N.E.R.D. [le side-project orienté musique électronique des Neptunes] ne sorte leur album et rende trop stylé le fait de jouer à la Playstation en chaussettes.

Bobbito Garcia : Après la fin de Fondle 'Em et celle de notre émission, je n'ai pas écouté de rap pendant 15 ans. Littéralement. Je suis certes tombé amoureux de Blitz the Ambassador et j'ai même sorti un maxi de lui sur mon nouveau label Alala – mais c'est à peu près tout. Je crois que le hip-hop à écouter sur des plateformes digitales, ce n'est pas pour moi. Je n'allumerais pas une bougie en souvenir du son analogique du vinyle ou des cassettes pour autant. Je relate juste un fait, pas une opinion.

M Sayyid : Mec, je ne sais pas si APC a influencé d'une quelconque manière le rap d'aujourd'hui. Peut-être qu'on a influencé certains rappeurs d'aujourd'hui sans qu'eux-mêmes le sachent. Pas si sûr. On a sans doute plus influencé les musiques électroniques, je dirais.

Sylvain Bertot : Le rap indé, c'était du rap de nerd. En France comme en Amérique. Et dans tous les sens du terme. C'est du rap de connaisseur qui veut à tout prix trouver la perle rare que personne ne connaît, du rap d'otakus, qui se lançaient dans de vraies battles d'érudition musicale. Et en plus de ça, ce mouvement était très vivace sur le web, qui était le lieu des nerds par définition. À partir de 2000 et d'Anticon, ça a aussi amené au rap des gens qui avaient vraiment une dégaine de nerds, loin de l'imagerie ghetto du rap, avec des cohortes de rappeurs blancs middle-class qui ressemblaient à ton voisin de palier. Certains groupes jouaient énormément avec toute l'imagerie et la culture nerd, les Shape Shifters par exemple. Il y a même eu un mouvement appelé nerdcore, plus ou moins lié au rap indé. À ce titre, ça a été assez précurseur. Le rap indé était nerd, à l'époque où ce qualificatif était encore un gros mot. Alors qu'aujourd'hui, c'est presque cool d'être nerd. « Nerd is the new cool ».

Stretch Armstrong : Je ne sais pas si le rap indépendant a pu influencer le rap d'aujourd'hui. J'ai l'impression que des mecs comme Young Thug ou Travis Scott font tout de même un truc super-différent. Ils ont certes désormais la liberté d'être bizarres, ce qui est une bonne chose. Mais je dirais que leur délire se situe plus au niveau de l'attitude, de leur vibe, de la mélodie ou de tous ces mots catchy qu'ils passent leur temps à répéter qu'au niveau de leurs skills en tant que rappeurs.

Para One : Je dirais qu'Odd Future est le fruit tardif de ce qu'on a imaginé à l'époque. Pour la plupart des gens, ça craignait à mort de passer ses journées devant un ordinateur. C'était un truc de losers. Mais nous on s'en foutait. On était entourés par une bande de normaliens, de journalistes, qui connaissaient aussi bien la poésie contemporaine américaine que les paroles de Big L, qui pouvaient digresser sur Autechre comme sur le jeu vidéo Zelda. Le plus grand sérieux et la plus grande débilité se mélangeaient, c'est ce qui m'a plu. On appelait ça être « glam nerd » : c'était le fait d'être nerd et en même temps marrant, bien sapé, de sortir se la coller en club et de serrer des meufs. Le tout en effet avec une passion romantique pour le rap, une quête d'absolu esthétique et un rapport boulimique à la culture. Internet a vraiment ouvert cette fenêtre à la fin des années 1990. D'un seul coup, on s'est rendus compte qu'il existait des milliards de styles possibles, des tonnes de groupes, de producteurs du futur qu'on n'avait pas eu la chance d'entendre car verrouillés par une industrie cynique.

Stretch Armstrong : Aujourd'hui j'écoute Run the Jewels [le récent projet d'El-P et de Killer Mike], pas spécialement parce qu'il s'agit de vrai hip-hop ou que sais-je, mais parce que je respecte vraiment El-P en tant que penseur, artiste, et ami. J'ai tellement adoré aimer cet album. Aussi, je crois que j'adore encore tout ce que sort Pharoahe Monch.

Sylvain Bertot : Désormais, comme me le disait Ceschi Ramos quand je l'ai interviewé pour mon livre sur le rap indé, tu peux réunir dix fans de rap dans une pièce, et ils ne parleront plus le même langage. Ils ne citeront plus les mêmes artistes. Et ça a été facilité par Internet, qui permet l'entretien de micro-publics. Les gens ne passent plus par de grands médias reconnus pour se tenir à jour sur le rap. Du coup, ils n'ont plus de références communes. En conséquence, il n'y a plus de différence entre le mainstream et l'underground, comme en l'an 2000, mais entre de multiples tendances rap, lesquelles ont toutes leurs stars et leurs undergrounds propres : les fans de boom bap, ceux de trap music, ceux de la Bay Area, du rap de Houston, etc.

Para One : Au fond, toute cette folie autour d'Internet était un peu une illusion, on s'en rend compte aujourd'hui. La multiplication des solutions de diffusion n'a pas tant amélioré la qualité de la musique que ça. Au contraire, les niches préservées ont développé des esthétiques plus convaincantes, il suffit d'aller écouter les mixtapes 90's de Memphis sur le site MemphisTapes pour s'en rendre compte. C'est ce qu'a compris très vite Diplo à l'époque de son projet Hollertronix : il fallait se rendre sur place, dans les favelas ou à Baltimore, pour comprendre et se procurer les musiques ghetto locales – et en faire quelque chose. Être un nerd aujourd'hui, c'est justement aller « IRL » pour rencontrer et comprendre directement les protagonistes de ces scènes. C'est ce que j'ai choisi de faire ces derniers temps, pour ma part.

Sylvain Bertot : J'ai suivi tous ces rappeurs indé, plus ou moins. Il est arrivé ce qui arrive à tous les artistes en vieillissant : certains ont tout laissé tomber et mènent une vie de famille tranquille, d'autres sont toujours très actifs, et la plupart sont un peu entre les deux, sortant à l'occasion un disque ou un single par-ci par-là. Certains ont bien tiré leur épingle du jeu, comme El-P, qui s'est acheté une nouvelle jeunesse en duo avec Killer Mike. Certaines personnes, comme Nocando, le dernier grand héritier du Project Blowed en Californie, ou son comparse Eagle, qui est issu de l'effervescente scène de Chicago de la fin des années 1990, sont devenus des artistes respectés, avec des albums relativement visibles de la presse rap – même s'ils sont inconnus du grand public. Nocando est aussi le fer de lance du Hellfyre Club, qui maintient à Los Angeles la tradition d'un rap assez ouvert et expérimental, et d'où est issu Anderson Paak, rappeur et chanteur à qui l'on doit quelques-uns des meilleurs moments des albums de Dr. Dre et The Game. On peut en citer d'autres, comme A-Trak, qui était à l'époque un membre de la scène turntablists liée de très près au rap indé et qui, aujourd'hui, est le patron de Fool's Gold, label rap au cœur de la branchitude.

Stretch Armstrong : Je suis très fier de la grande époque de notre émission. De la façon dont tout cela a fédéré une communauté, et pas seulement pour les artistes, mais aussi pour les journalistes, les designers, les patrons de labels, les producteurs, les promoteurs de concerts, les DJs. Je suis fier de la façon dont Bobbito et moi-même avons pu servir d'exemples, avons pu être ces mecs dont certains ont pu s'inspirer. Je suis fier de ce que l'on a démontré : que l'on pouvait être soi-même et se faire une place dans le monde, à son échelle et à sa façon.

M Sayyid : Le hip-hop indépendant a permis de donner une voix à tous ces gens que les majors trouvaient alors « impossibles à marqueter ». Il a permis d'introduire une forme de Do It Yourself dans le rap, avant même l'explosion d'Internet. Avant même que des gens qui pensent la même chose puissent se connecter ensemble tout autour du globe.

Sylvain Bertot : Je dirais que cette phase de l'histoire du rap a laissé sa trace. Si l'on regarde bien, beaucoup des caractéristiques qui étaient celle de la scène ont triomphé aujourd'hui : l'ouverture aux autres genres ; le côté émotif, introverti ; l'utilisation intense du webmarketing. Funcrusher Plus est très régulièrement cité comme l'un des plus grands albums rap de tous les temps. C'est d'ailleurs le seul album de cette phase à avoir été panthéonisé. Je n'ai pas écouté le dernier album de Cannibal Ox, et franchement je n'en attends rien. Mais soyons honnêtes, attendrions-nous avec impatience un album de Ma$e ? Jadakiss a sorti un album l'an dernier, mais tout le monde s'en fout, non ? Pourquoi écouter tous ces gens des années 1990 à l'époque de Future et de Young Thug ? Stretch et Bobbito viennent de sortir le film Radio That Changed Lives qui revient sur leur émission et leur parcours.

Le livre Rap indépendant de Sylvain Bertot est toujours disponible aux éditions Le Mot et le reste.

M Sayyid fait toujours de la musique et zone à Paris, vous pouvez le croiser du côté de Belleville.

Para One prépare un nouvel album après été nominé pour le César de la meilleure musique de film en 2015 avec Bande de filles.

Julien Morel est rédacteur en chef de VICE France et a toujours un mp3 de Fierce enfoui quelque part dans un sub-folder. Il n'est pas sur Twitter.