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Music

Une introduction psychanalytique au capitalisme de progrès : les clips de Tears for Fears

Mondes-vagins, solos de guitare sur falaises, rabbins-batteurs et coquillages fossilisés.

Un deltaplane survole un paysage aride pénétré d’une lumière d’été. Le ciel est bleu. Une légère brise semble sourdre ici et là, faisant tanguer quelques herbes éparses, au loin, tandis que l’appareil poursuit sa course, imperturbable. Le plan se rapproche de la cabine du pilote, que l’on devine jeune, vraisemblablement vêtu d’une chemise en lin – cut – la caméra switche sur ce qu’il semble être un plateau de télévision. Là, trois jeunes hommes, dont l’un affublé d’un polo orange taille M, jouent ensemble un morceau de musique. Le chanteur, qui est l’homme au polo saumon, écarte les bras lentement, dessinant un arc de cercle partant de son visage jusqu’à ses épaules – nouveau cut – en fondu, le deltaplane turgescent apparaît à nouveau. Il s’agit de la vidéo de « Everybody Wants to Rule the World » de Tears for Fears.

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Les significations possibles des clips de pop yuppie des années 1980 sont infinies, et ont conservé tout leur mystère près de 30 ans après leur création. Cette colonne aura pour but de trouver une explication rationnelle à la somme de ces symboles. Aussi – et PERSONNE ne peut remettre ça en question – Steely Dan, Supertramp, Rod Stewart, Toto ou Tears for Fears ont écrit les morceaux les plus poignants de l’histoire de la musique. Leur concept de libéralisme sensuel et leur projet de domination hippie du monde ont failli, mais leur souffle libertaire guide chaque jour l’humanité.

En 1985, Tears for Fears sortent Songs From The Big Chair, leur deuxième album. Il s’agit d’une évolution radicale dans leur carrière. À la suite de leur premier album sorti deux ans auparavant, The Hurting, synth-wave classée n°1 dans les charts anglais en 1983, disque d’or, puis platine en janvier 1985, ils viennent de switcher dans le vrai inacceptable : la pop yuppie à son climax d’honnêteté. Il ne s’agit plus de chansons tristes pour gens tristes mais de chansons tristes pour gens qui vont jouer au golf en sortant du boulot. C’est aussi précisément le moment où Tears for Fears devient Tears for Fears. Le projet Tears for Fears se réalise. C’est, dans le souvenir de leur sincérité punk adolescente (et la haine d’eux-mêmes) que Roland Orzabal et Curt Smith viennent de fonder l’un des plus terrifiants moments musicaux du dernier millénaire.

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Tous les singles de Tears or Fears, « Everybody Wants to Rule the World » inclus, prennent une autre signification dès lors qu’on les confronte à cette auto-détestation – laquelle prend sa pleine mesure dans la surreprésentation de l’objet chemise en lin. Haine de soi, retour à la forme embryon, matière-lin, matière-soie, j’ai essayé, ci-dessous, de révéler la puissance des non-dits dans quatre des nombreux smash hits intimistes de Tears for Fears.

1983 - FENÊTRE DONNANT SUR UN JARDIN HERBÉ (ET UN PERSONNAGE MALÉFIQUE) Outre une narration empruntée à la littérature – utilisation du personnage ami/ennemi à gauche de la fenêtre comme symbole d’une rivalité permanente et sourde datant de l’adolescence –, le clip joue aussi habilement avec le personnage fenêtre. On connaît les significations possibles d’un tel objet (enfermement, poids des silences) et toutes sont utilisées dans la vidéo de « Mad World ». La nouveauté, c’est l’utilisation par Clive Richardson – aussi réalisateur de plusieurs clips pour Depeche Mode et metteur en scène de Phoenix, film policier avec Ray Liotta (1998) – d’un personnage extérieur (placé de l’autre côté de la fenêtre) dansant et également joué par Curt Smith, dont la présence révèle au spectateur la possibilité d’un enfer terrestre s’incrustant de façon sournoise dans un paysage anglais parfaitement sécurisé. Il est possible d’interpréter cette présence (on pourrait parler de signe) comme l’enfer de l’extérieur, de la réalité, mis en confrontation avec le paradis du dedans, du confort de la maison : le vagin.

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Tears : 8/10
Fears : 6/10

1985 - AUTOSTIMULATION VIA SOLO DE GUITARE SUR FALAISE

Se faire shooter en caméra hélico devant un ravin avec un air maussade criant à la face du monde « je suis à deux doigts de faire une grosse bêtise » n’est pas la pire façon de commencer un clip. C’est la deuxième pire façon de commencer un clip. C’est une très mauvaise idée, mais c’est une idée que le groupe assume pleinement, puisque les trois premières minutes de la vidéo sont une variante de ce projet suicidaire d’éveiller la mélancolie du spectateur en le confrontant à deux mecs en train de pleurnicher en haut d’une colline. Ensuite, on note un premier moment d’emphase signifiante avec le plan du concert improvisé et familial devant des enfants, des grands-mères et un homme (un père, manifestement), lequel est super crispant et tape à plusieurs reprises dans ses mains (à 3’’44). Le truc est étrange, mais annonce pire. Entre-temps, le réalisateur opère un retour à la falaise.

Ce qui survient à ce moment précis, c’est Orzabal, face à l’océan, mais surtout face à lui-même, qui se lance dans un solo super intense et même pas trop long, simplement trop intense, trop joué, pas du tout maîtrisé. Puis la caméra re-switche sur la fête en famille et Orzabal ne s’est pas calmé. C’est même pire, il est supérieurement excité, il sent le mot shout !, il vibre au son du mot shout ! de toute sa sincérité d’ancien étudiant en lettres. La langue lui ouvre les portes de l’infini. Impossible de trouver un sens à ce truc, c’est simplement un premier break dans la carrière de Tears for Fears duquel ils ne reviendront jamais, à savoir cette conjonction de burlesque, de bizarre et de sympa qui a fait d’eux des possédés de l’histoire de la musique.

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Tears : 3/10
Fears : 9/10

1985 - RABBIN JUIF ORTHODOXE ÉTUDIANT

Roland Orzabal n’en peut plus. Il est surmené par sa vie d’étudiant, il a une tonne de bouquins à lire, il est à deux doigts de s’engueuler avec la documentaliste sexy qu’il rencontre tous les jours à la bibliothèque et qui le sermonne dès qu’ils se croisent sous prétexte qu’il emprunte un max de volumes. Et en effet, Roland Orzabal emprunte un max de volumes ! C’est pour ça qu’il est à deux doigts du break. Heureusement, ses amis les personnages loufoques de la biblio sont là pour l’aider à reprendre le contrôle, qu’il s’agisse du chimpanzé malin, du mec à masque anti-gaz moutarde ou du rabbin juif orthodoxe étudiant – joué par le batteur de Tears for Fears. Celui-ci apparaît à 20 secondes (il s’assoit) revient à 1’’40 (il travaille), s’oppose verbalement à un étudiant noir à 1’’48 et montre son vrai visage à 2’’45 quand il décide de reprendre le contrôle de la pulsation via l’instrument percussion. Signification possible : Dieu le Maître du temps, Possesseur du sablier, se manifeste dans la vie réelle via le battement, c’est-à-dire le pouls de l’infini, la grande horloge de la vibration.

Tears : 2/10
Fears : 6/10

1990 - COQUILLAGE FOSSILISÉ TOURNANT SUR LUI-MÊME

Ça fait 24 ans que je suis terrorisé par ce clip où se superposent la totalité des concepts les plus à même de marquer un enfant – il constitue d’ailleurs mon entrée officielle dans le monde de la peur, avec la série Marshall et Simon, le clip de Pink Floyd où l’on voit des marteaux qui marchent et la scène au début de Thriller où Michael Jackson entame sa transformation en loup-garou. Sérieux. Un mur de brique qui sourit avant de s’ouvrir sur un paysage psychédélique en carton (en matière carton, j’entends), l’œil maçonnique, un ciel couleur Jérôme Bosch, des truites en or, jusqu’au moment où les mecs décident de tout laisser tomber, ramassent un peu de terre dans un jardin et là – le coquillage fossilisé tournant sur lui-même apparaît. Le truc est si traumatisant que je vais essayer de faire vite mais il s’agit effectivement de 5 minutes 32 secondes d’appel au secours.

À ce moment de leur carrière, Tears for Fears étaient à la fois tout en haut (présence médiatique absolue, maîtrise des charts) et tout en trop haut (grosse consommation de drogues stimulantes, participation au Live Aid, featuring de Phil Collins) et ils avaient décidé, pour l’album Seeds of Love sorti en 1989, de virer le compositeur qu’ils venaient d’embaucher 600 000 pounds pour produire tous les morceaux, et de repartir de zéro, à deux, comme d’hab. Ils ont également forcé Virgin Records à publier avec le disque un manifeste de 64 pages dans lequel le groupe faisait le point avec ses fans. La terreur – et la pression – de Smith et Orzabal se cristallise donc dans cette forme coquillage, habile métaphore du retour à avant la naissance, à avant tout court, quand rien n’était joué, quand tout était possible.

Tears : 8/10
Fears : 10/10 Kelly Slaughter chevauche des vagues de sang bouillant. Il n'a pas le temps pour Twitter.