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Devant l'état du rap actuel, Grems préfère détourner les yeux

Bruce Willis, Johnny Clegg, la scène anglaise : voilà ce qui fait encore tenir l'auteur de « Green Pisse ».

Lorsqu’il a débarqué dans le game au début des années 2000, Grems était un rappeur qui, comme tous les jeunes MC’s, cherchait à révéler la vérité, sa vérité. On le reconnaissait à ses sonorités abruptes, son flow versatile et de belles punchlines qui lui donnaient des airs de ressemblance avec le grime. Ou plutôt, avec de la « deepkho » comme il le prétendait. Une quinzaine d’années plus tard, Michaël Eveno est toujours accroché à ces mélodies mal élevées, obscures et mordantes qui ont lancé sa carrière, et prouve définitivement que l’on peut être dans l’innovation tout en étant un homme de rituel. À chaque album, en effet, il régale les auditeurs d’un bon lot de morceaux sertis de gimmicks marquants, souvent en roue libre, défiant toutes les tendances et toutes les mises en case. En 2013, le rappeur avait sorti Vampire, un album qu’il annonçait comme le dernier. Beaucoup de malentendants pensaient alors qu’il arrêtait le rap, mais le mec est bien trop créatif pour ça et la mixtape Buffy en 2014 venait le prouver une fois de plus. « Ce n’était pas un retour, je n’ai jamais dit que j’arrêtais le rap, précise-t-il aujourd’hui. Comme je l’avais annoncé après Vampire, je veux juste faire de petits EP’s ou des projets de groupe. Je ne veux juste plus faire d’album et jouer le jeu de l’industrie. Elle a fait du mal à beaucoup de monde et je n’ai plus envie de faire de la promo ou autre. »

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Plutôt que de tomber dans un discours préfabriqué par des attachés de presse en manque de retombées médiatiques, Grems a fait le choix de se taire. De toute façon, il semble bien trop occupé à jongler entre ses différentes activités – rappeur, graphiste, graffeur - pour perdre du temps à répondre à des journaux généralistes qui le feront une fois de plus passer pour le méchant du rap game. « On me dit toujours que j’ai l’air énervé, mais est-ce que le mec qui dit 'nique ta mère' ou 'je vais baiser ta sœur' dans plusieurs de ses morceaux n’a pas l’air plus énervé que moi ? On m’a souvent fait passer pour le sale gosse du rap français. En fait, être normal, c’est être un sale gosse, c’est ça ? C'est une incohérence complète, dans le sens où les médias encensent des artistes au message indéfendable. » Sur Green Pisse, l’un des deux EP’s qu’il vient de balancer (l’autre étant Freen Pisse, disponible gratuitement), il y a une punchline pour illustrer cette idée : « Claquer du biff et le jeter par les fenêtres…Est-ce que ça se fait à la gueule des pauvres ? »

Aucun doute là-dessus, Grems a encore de la rancune pour une partie de la scène actuelle, et il n’a visiblement pas envie de mettre sa bouche sur les parties génitales de la bonne conscience. Entre deux bons mots sur son crew (Hustla) et sur son exposition en Suisse, entre deux louanges au sujet de Walter Mecca, « le Madlib français » et d’Espiiem, « un mec sur la bonne voix », le rappeur ne digère toujours pas les clowneries de ses camarades, dix ans après « Pisse de flûte » et « Pute à frange ». Florilège : « À force de copier de Booba sans chercher à comprendre réellement ce que dit le mec, on en arrive à un rap sarkozyste où on prône la rentabilité financière. (…) On se cache derrière l’idée de divertissement, mais ils ne se rendent pas compte que c’est une responsabilité commune de ne pas vanter les armes ou la violence. (…) On entend des artistes qui encouragent les auditeurs à ne plus rien aimer. Musicalement, ça peut être intéressant, mais les paroles sont beaucoup plus douteuses. De mon côté, je prône l’inverse. Et pourtant c’est mon message qui est considéré comme absurde ou méchant. On va droit dans le mur, je te jure. »

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Grems sait pertinemment que cette attitude l'a mis à l'écart. Son style, entre textualité triviale et technicité complexe, également. Pour beaucoup de médias et d’auditeurs, le rappeur est un déviant, un mec bien trop éloigné des dogmes français pour séduire. Et une fois encore, Green Pisse et Freen Pisse, avec ce groove minimaliste et brutal, mettent un point d’honneur à mordre tel un pitbull dans l’establishment, sans jamais viser qui que ce soit. Enfin, presque. « Regarde j’suis encore vivant, ton public c’est des morts-vivants », n’est-elle pas une pique envoyée à Teki Latex, éternel rival d’une génération de rappeurs hâtivement considérés comme étant de l’alternatif ? Peut-être, mais qui s'en soucie réellement ? Car, plutôt que de fantasmer leurs critiques potentielles, il est plus intéressant de s’intéresser à la qualité de ces deux EP’s, sortis sans autre ambition que de se faire plaisir.

La majorité des morceaux réunis sur Green Pisse et Freen Pisse sont ainsi des petits bouts de rien. Trois minutes tout au plus, souvent deux minutes à peine. Une façon de confirmer une fois pour toute son goût pour le format court, et cette sorte de distance par rapport à la grammaire usuelle du rap français. « J’aime bien le mini-format, ça colle à l’idée de mixtape et ça donne l’impression de voyager d’un morceau à l’autre. Et puis les titres sont déjà tellement denses et chargés en texte que je n’ai pas envie de tomber dans la surenchère. Je ne suis pas là pour faire des singles et j’ai l’impression que ça me permet d’expliquer le propos global dans une conception plus large de plusieurs titres. »

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Sur la forme, Grems confirme une fois de plus sa singularité et sa science complexe du rythme, qui doit autant aux productions taillées sur mesure par Tambour Battant qu'aux sonorités en vogue de l'autre côté de la Manche. « Ce que j’aime avec le grime, c’est que tu sais que ça kicke même si tu ne comprends pas les paroles. Le grime est ouvert sur plein de genres musicaux, et on sent que la culture des nouveaux rappeurs anglais est vachement plus large que celle de l’ancienne génération. Dans une soirée UK, ce que j’aime, c’est que le DJ passe de la musique pour tout le monde. Tu as le quart d’heure 2-step, funk, grime, hip-hop et house. Quoique l’on puisse dire, on n’a pas ça en France. »

Entre deux productions acrobatiques et triturées, Grems est aussi capable de poser sur des beats plus classiques. Sur du boom-bap, comme disent les puristes. « 2 Mars », par exemple. Les rimes sont moins multi-syllabiques qu’à l’accoutumée, le beat est à 80 BPM et le flow plus « confortable ». Mais Grems y est tout aussi impressionnant. D’ailleurs, il le revendique : ce titre il l’a écrit en deux minutes. Il a entendu la boucle arriver, il s’est levé et l’a kické. « J’ai un vrai public boom-bap et j’ai l’impression que si je ne leur offre pas mon petit track boom-bap, je vais me faire insulter. Et puis ça fait toujours plaisir de revenir à ce format. Ça fait un bon morceau de fin et ça prouve que je peux faire aussi bien du grime que de la trap ou du boom-bap. Un MC doit être bon partout : en studio, en impro et sur scène. Ce sont des disciplines très différentes et c’est le tout qui fait de toi un bon rappeur. »

Fourmillant d’idées, Green Pisse et Freen Pisse sont deux EP’s concis, hyper efficaces, où il est question à la fois d’egotrip et de nostalgie, de règlements de compte et de coups de gueule envers une presse « qui sert davantage ses intérêts que ceux des artistes », et de beaux clins d’œil à la pop culture. Il y a d’abord « Bruce », hommage à l’acteur de Die Hard. « Au bout d’un moment, à cause des médias et des gens, j’ai vraiment eu l’impression d’être Bruce Willis, dans le sens où chaque fois que j’arrivais dans le game, je tirais sur tout le monde et je me barrais. L’idée de ce morceau, c’était donc de réinterpréter cette métaphore et de composer une ode au travail de ce monsieur qui a bercé mon enfance. » Il y a aussi « Johnny Clegg », là, l’histoire est un peu plus personnelle : « J’avais fait une expo Johnny Clegg où j’en parlais comme le zulu blanc. L’expo a vraiment bien marché et j’avais envie de poursuivre le délire. C’est pour ça que je n’utilise que des couleurs dans le morceau, c’est un clin d’œil à l’expo. Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que son manager est venu voir mon taf. Il a tellement aimé qu’il m’a demandé de faire le T-shirt de la tournée de Johnny Clegg aux States. »

Signe absolu que le bonhomme a un sens aigu du bon goût ? Signe surtout que Grems n’ouvre la bouche que pour ajouter une perle à sa discographie et marcher sur la concurrence. Ni gangsta, ni conscient, ni poète, il est l’un des seuls rappeurs de la « génération oubliée des moyens » à avoir conservé une énergie et une écriture efficace, en jouant la franchise sur tous les plans. Quitte à critiquer avec humour sur « Immeuble », l’endroit où il crèche. « Il fallait que je le fasse un jour, d’autant que tout le monde peut se retrouver dans ce morceau. Mon voisinage n’est pas très clément, il y a toujours un problème. Mais je pense que ce désintéressement, ce voyeurisme, ces reproches incessants, tout le monde s’y confronte. C’est assez représentatif de la France actuelle, où les gens n’arrivent pas à vivre ensemble. »