Ryder the eagle
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Culture

Ma thérapie avec Ryder the Eagle

Ou comment un étrange vrai-faux mariachi m’a sorti d’un trou que j’avais creusé tout seul.
PL
Brussels, BE

Je vivais à l’époque dans une communauté d’idéalistes, nichée au creux d’une chaîne de montagnes d’Andalousie. Un ancien bastion de vrais hippies, devenu foyer d’une population très hétéroclite issue des quatre coins du monde, qui constituait le terrain de mon mémoire de journalisme. Lorsque je lui avais présenté mon projet, l’un des plus anciens résidents m’avait offert l’hospitalité. Au bout d’une dizaine de jours en ces lieux, alors que je me réveillais dans le tipi qu’il m’avait prêté, installé près de la rivière, je tombais au hasard d’un quart d’heure réseaux sociaux sur un clip fraîchement publié sur Youtube : Follymoon, de Ryder The Eagle.

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Découvrir Ryder The Eagle avec ce nouveau single m’a fait l’effet d’un électrochoc. Je sentais dans sa musique une émotion trop intense pour être vécue par une seule âme, comme un cri du cœur lancé au milieu des routes désertes, théâtre de son errance. Un appel aux âmes en peine célébrant les cicatrices d’une vie à fleur de peau. Couché sur ma natte, engourdi par le petit matin, je visionnais le clip une bonne dizaine de fois, voyant dans ce personnage de vrai-faux mariachi errant un alter-ego fantasmé. Lui aussi dormait dans son vieux tacot rouillé, lui aussi se rasait dans le rétroviseur, lui aussi mettait un point d’honneur à sortir tiré à quatre épingles lorsqu’il interrompait sa route le temps d’une courte aventure. Bref, j’avais l’étrange sentiment de comprendre, et d’être compris.

Dans la foulée de cette découverte bouleversante, je décidais d’envoyer un message à l’artiste, qui partageait en story Instagram quelques images de son road-trip en Espagne : « C’est fou, c’est le meilleur morceau que j’ai découvert récemment et ça sort à un moment particulier pour moi. Je vois que tu es en Espagne, si ta route te mène aux alentours de Grenade j’y suis pour quelques semaines et ce serait un plaisir de te rencontrer. Merci encore et à bientôt peut-être. » Ryder m’a gentiment expliqué qu’il était occupé à écrire de la musique dans une autre région du pays et que nos chemins se croiseraient certainement une autre fois.

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Après cet automne andalou, je suis donc retourné à Bruxelles où ma dernière année d’études m’attendait. Selon mes standards actuels, ma vie d’alors ne ressemblait à rien. Je me levais généralement aux alentours de midi, les yeux embués et le corps empâté, à la fois raidi et ramolli par les excès de la veille. Après une ou deux heures à tourner dans mon lit, je me décidais généralement à en sortir comme mû par une énergie du désespoir, une voix interne qui récitait sur un ton monotone : « Tu n’es rien, ta vie ne ressemble à rien, pense à Cyrano de Bergerac, lui savait vivre et mourir avec panache. » Fort de cet élan, je me dirigeais vers le parc du Cinquantenaire, avec généralement rien de plus dans le ventre qu’une banane et un café aussi noir que mes pensées, pour une heure de sport lesté d’un gilet de dix kilos, un étrange vêtement qui me donnait tout l’air d’un Spetsnaz en chute de tension. Ensuite, je mangeais, me reposais, et partais passer la soirée et une bonne partie de la nuit au bar, ou bien sur mon canapé, plongé dans la pénombre, à me plaindre à mon colocataire de la vacuité de mon existence alors que celui-ci peinait à boucler deux stages, un mémoire, et un quasi temps-plein dans les cuisines d’un restaurant de sushis.

Quelques mois plus tard, Ryder a sorti son album Follymoon. Au premier abord, j’étais décontenancé par le disque, musicalement très hétéroclite : de ballades country au soft-rock en passant par des polkas revisitées ou de synthés kitsch à outrance, je ne savais plus où donner de la tête. Et si je déplaçais mon attention de la musique vers les paroles, j’avais l’impression de lire de véritables poèmes tant l’écriture était travaillée et l’émotion honnête, parfois non sans humour. Au fil des écoutes, je m’attachais de plus en plus au disque, et je me déplaçais finalement à Paris pour le voir une première fois en concert, dans une salle comble de quelques centaines de personnes. Je retrouvais au fond de mes tripes la même sensation que dans mon tipi andalou, cette impression d’entendre un langage universel et le récit d’une blessure profonde que rien, si ce n’est sa performance cathartique, semblait apaiser.

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Vêtu de son costume blanc de mariachi, Ryder déclamait un poème, dansait, se vautrait au sol et prenait un bain de foule, seul avec ses backing-tracks au milieu d’un public médusé. Entre deux morceaux, il reprenait son souffle en racontant l’histoire de son projet : un divorce après six ans de mariage, une fuite en avant aux États-Unis et au Mexique, un retour en catastrophe pour le spectacle de Paris et la perspective d’un nouvel amour. Je ne parvenais pas à comprendre si son personnage était incarné au pied de la lettre ou façonné comme un héros romantique, et je quittais la salle passablement ébranlé par ce que je venais de voir.

Peu de temps après, j’ai vu Ryder une nouvelle fois à Bruxelles, dans la petite salle de Un Peu. J’imaginais me rendre à ce concert pour un rendez-vous galant, qui s’est avéré n’être galant que dans ma tête et que la personne a annulé au dernier moment. J’ai donc été au concert avec mon colocataire, tous deux passablement ivres après une dégustation de bières inopinée. Après un duo génialement expérimental des propriétaires des lieux, Ryder s’est lancé dans un show d’une même intensité que sa performance parisienne, cette fois-ci au milieu d’une petite trentaine de personnes (la salle était déjà pleine à craquer). Derrière lui, un vidéoprojecteur passait un clip en 3D d’un aigle volant au milieu de montagnes, pendant que le mariachi se roulait par terre en plongeant son regard habité dans les yeux du public. Je commençais à connaître par cœur certaines chansons, que je marmonnais en souriant, en extase devant cette prestation qui frisait la démence. J’allais ensuite me présenter à Ryder (« Eh, je t’avais écrit quand t’étais en Espagne cet été, ça va depuis ? ») et lui achetais un CD de l’album, qui n’allait pas tarder à devenir un habitué du lecteur de ma voiture. Le lendemain, en ressuscitant notre vieille conversation Instagram, je lui ai proposé une interview qui allait devenir l’une de mes premières expériences en tant que jeune journaliste.

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J’ai revu Ryder à Paris, au printemps, dans un bar près de l’église Saint-Ambroise. Après avoir commandé deux jus détox (une boisson de vrai cowboy, apparemment) il s’excuse : « Je vais pas pouvoir rester trop longtemps, mon frère prépare des crêpes pour le goûter ». Qu’à cela ne tienne, la conversation a duré près de deux heures, alimentée par quelques questions beaucoup trop personnelles en guise de fil conducteur. Je compris très vite qu’il ne mettait absolument aucune distance entre lui et son personnage incarné dans la musique : les deux s’entremêlaient dans une approche artistique totale et viscéralement incarnée, où les expériences et les déboires de sa vie nourrissaient sa musique, celle-ci s’apparentant finalement à un dialogue interne et thérapeutique.

En réalisant qu’on partageait pas mal d’idées communes, notamment une vision du monde et de l’amour assez proche, je ressentais un sentiment étrange, l’impression de voir une projection du futur me délivrer quelques enseignements appris au cours des quelques années qui nous séparaient. Si Ryder se prêtait tout à fait au jeu de la conversation, il était évident qu’il vivait et expérimentait son art à l’extrême et comme une prolongation de sa vie (ou l’inverse), plus que dans une approche intellectualisée et réfléchie. Il disséquait un sentiment romantique plus fort que lui, qui avait façonné ce personnage devenu indissociable et nécessaire pour supporter des idéaux plus grands que lui. Et lui aussi avait changé son fusil d’épaule quand le fardeau était devenu trop lourd à porter, et tentait de se laisser aller à une imperfection plus humaine et authentique. Au moment de se dire au revoir, j’avais l’impression de saluer un vieil ami, avec qui je venais de passer un bon quart d’heure à comparer nos paires de santiags respectives.

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À la suite de cet entretien, je me sentais animé d’une énergie nouvelle et d’un désir de changement, désir vital alors que je me voyais résolument toucher le fond. En bon jeune homme solitaire pétri d’un idéal romantique bien trop lourd à porter, je tentais de me raccrocher à un panthéon de figures optimistes et lumineuses dans lequel Ryder occupait désormais une place de choix, côtoyant Neil Young, Alexis Zorba et le Siddartha de Herman Hesse. Mais je décidais dorénavant de chercher une aide concrète, après de longues années passées à croire que je pouvais résoudre mes problèmes seul. J’avais entrevu dans l’échange avec Ryder ce qui s’apparentait le plus, à mes yeux inexpérimentés, à une thérapie. Et je comprenais que s’il me paraissait tout à fait naturel de faire réparer ma voiture chez un garagiste lorsque j’étais dépassé par un problème mécanique, il était grand temps de consulter des personnes dont le travail était de guérir les maux du cœur et de l’âme. En fait, avec un peu de recul, je me trouvais franchement prétentieux de m’être cru capable de régler ce chantier seul, en m’aidant seulement de quelques psychédéliques quand l’envie m’en prenait. Je commençais donc à consulter une hypnotiseuse, ce qui reste à ce jour une des meilleures décisions prises dans ma vie.

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Follymoon devenait ainsi la bande-son d’une transformation radicale, et accompagnait de nouvelles expériences magnifiques et salvatrices. Au fil des mois et des saisons, les couplets et refrains scandés par le mariachi prenaient une symbolique nouvelle, ce que je saluais comme preuve d’une plume riche et de ce langage universel que j’avais ressenti au départ. J’avais passé d’interminables nuits à ruminer seul dans l’ombre, en écoutant Follymoon, The Worker of Love ou The End Looks Like Ten Shades of Dirty Baby Blue, dont chaque vers me touchait en plein cœur par ce qu’ils symbolisaient de romantisme destructeur. Et si l’album m’avait accompagné dans nombre de voyages en solitaire, il s’invitait désormais dans ceux que je menais avec mon nouvel amour, sur les routes du Portugal ou de Bretagne, où on fredonnait ensemble ces chansons d’amour et de divorce. Je connaissais enfin l’apaisement et l’espoir, et les chansons de Ryder étaient comme une incarnation artistique de cette vie nouvelle, comme elles avaient constitué un exutoire autant qu’une mince lueur d’espoir quelques mois plus tôt.

Ryder a sorti un nouvel album à l’arrivée du printemps 2023, un an environ après notre rencontre sur cette terrasse parisienne. Avec une certaine appréhension, je rechignais à l’écouter dès sa sortie : et si Megachurch ne me touchait pas, ou pas autant que le précédent ? Parfois, il faut savoir dire adieu, et je m’y préparais. Je me déplaçais donc à nouveau à Paris pour son concert au théâtre Grévin. Et cette fois-ci, mon rendez-vous galant était honoré, je partageais la banquette de feutre rouge avec celle qui partageait désormais ma vie.

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Sur scène, Ryder avait troqué son costume de mariachi pour un habit noir de pasteur américain, avec lequel il s’apprêtait à célébrer sa nouvelle histoire d’amour en mélangeant reggae, saxophone, orgue électronique et chants gospel. Et si le divorce avait infusé l’entièreté de son précédent spectacle, celui que j’étais venu découvrir célébrait en grande pompe cette passion naissante. Moi qui peinais parfois à exprimer mes émotions, j’admirais l’élégance avec laquelle Ryder disséquait et partageait les siennes.

Comme son prédécesseur, Megachurch est petit à petit devenu un incontournable de mon tourne-disque et symbolisait parfaitement ce nouveau chapitre de mon existence : un lent passage du tourment à l’apaisement, et de la solitude à l’amour. Ce que chante d’ailleurs l’aigle majestueux sur One Day : « One day, my life changed for the better / Though it was hard to tell / One day, you’ll be going up to heaven / If you are patient in hell ».

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