Skrillex, romance et black metal : la musique dans les films d'Harmony Korine

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Music

Skrillex, romance et black metal : la musique dans les films d'Harmony Korine

De « Gummo » à « Spring Breakers », le réalisateur a toujours mis la musique au premier plan de ses films, dans un but bien précis : humaniser ses personnages.
Emma Garland
London, GB

Il ne m'est jamais arrivé d'assister à la projection d'un film d'Harmony Korine sans que quelqu'un ne quitte la salle avant la fin. Peut-être est-ce une coïncidence malheureuse – sept coïncidences malheureuses, étalées sur de nombreuses années et de nombreux endroits – mais il est clair que le réalisateur à un vrai truc pour foutre les gens en rogne. Certains trouvent son « art erreur-iste » totalement irregardable, d'autres considèrent sa fascination morbide pour les personnes handicapées comme de l'exploitation abusive, et puis il y a ceux qui n'en n'ont aucune envie de regarder des VHS pourries de délinquants seniors qui passant leurs nuits à arpenter les rues en commettant des meurtres et en baisant les poubelles - ce que je peux comprendre.

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La plupart des films écrits et réalisés par Korine s'ouvrent de la même manière : quelques secondes de musique accompagnent les crédits, sur un écran noir, puis arrivent des images, souvent sans liens avec les personnages centraux du récit. Julien Donkey-Boy (1999) débute avec une version de « O Mio Babbino Caro » du Gianni Schicchi de Puccini, sur des images de patinage artistique au ralenti ; Mister Lonely (2007) s'ouvre sur « Mr. Lonely » de Bobby Vinton, accompagnant des images du protagoniste du film (un imitateur de Michael Jackson) entrain de faire de la mini-moto sur un circuit automobile ; et Spring Breakers (2012) avec « Scary Monsters and Nice Sprites » de Skrillex, sur des images au ralenti d'américains stéréotypés, beaux et bronzés, à tel point similaires qu'ils finissent par ne devenir qu'un seul et unique gigantesque stéréotype d'américain beau et bronzé entrain de se mettre une caisse sur la plage.

À chaque fois, le spectateur est plongé dans un univers spécifique par la mélodie d'abord, et l'image ensuite. Au moment où les personnages sont introduits, leurs visages sont dissimulés, pas nets à l'image, voire complètement flous. Ce que l'on entend précède ce que l'on voit, et le plus souvent, on passe le reste du film à vouloir rattraper ce retard, en essayant de rétablir la cohésion des deux. C'est un schéma que Korine a inauguré avec Gummo – son premier film en tant que réalisateur, sorti il y a pile 20 ans – dans lequel on est tout d'abord confrontés à « Mom and Dad's Pussy », du groupe « anti-rock » de Detroit Destroy All Monsters. Un morceau consistant en une juxtaposition de voix d'enfants qui psalmodient des absurdités, dont le rôle est d'être à la fois dénué de sens et provoquant, soit exactement l'objectif du film dans sa globalité. On peut, de fait, interpréter Gummo d'un million de façons différentes, mais une grande partie de son charme vient de ce qu'on y voit en surface.

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Ayant pour cadre Xenia, Ohio – une petite ville du midwest américain ravagée par une tornade (fait véridique) – Gummo est un documentaire sur l'absence de sens dans la vie. Il dresse le portrait des membres pauvres et insignifiants d'une communauté pauvre et insignifiante, dévastée par un phénomène météorologique aléatoire et laissée pour compte par le reste de la société. Il n'y a rien à « comprendre », car aucune action perpétrée dans cet univers n'a de signification. Les personnages se mettent à pisser sur les bagnoles depuis un pont, à se foutre sur la gueule et à se raser les sourcils, parce qu'après tout : pourquoi pas ? On les voit souvent porter des t-shirts de groupes – Krokus, Dio, Poison – mais ça en dit moins sur leurs personnalités individuelles que sur leur expérience collective de la pauvreté dans l'Amérique rurale. La pauvreté, de toute évidence, ne possède globalement pas de conscience de mode ; on prend simplement ce qui nous tombe sous la mains et on l'enfile. Si on veut vraiment y réfléchir, on pourrait y voir une rupture avec un genre de classisme vulgaire qui voudrait que ces personnages (dont la plupart sont de vrais résidents locaux, pas des acteurs) soient « incultes », mais bon, ce sont juste des T-shirts.

Le langage utilisé dans Gummo est obscur, et pas nécessairement universel. Étant donné que le film se déroule dans une sorte de ville étrange perdue au fin fond des États-Unis qui se prête parfaitement au mystère – comme dans Stranger Things ou Twin Peaks – c'est souvent à dessein qu'elle exclut le spectateur. Il est donc logique que ceci se retrouve dans la musique, et que la musique elle-même participe à cette exclusion.

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La B.O. est majoritairement constituée de black metal, de sludge et de powerviolence. Elle a été compilée par une fille nommée Spider, qui bossait chez Printed Matter à New York, d'où elle correspondait avec des groupes comme Bathory et Mayhem. « J'entendais ces histoires venues de Norvège, tu sais, les meurtres, les incendies d'églises, tous ces trucs flippants » raconte Korine, « Mais pour moi, c'était surtout la musique qui était putain d'extrême. C'était simplement la musique la moins commerciale qu'on puisse faire. C'était le genre de truc qui, quoi qu'il arrive, ne passera jamais à la radio. C'était excitant et terrifiant. C'était démoniaque ! »

À un certain niveau, il s'agit d'un choix esthétique. Harmony Korine a cherché la musique la plus abrasive et la plus envahissante possible pour illustrer un film abrasif et envahissant. Sur les visuels, le nom Gummo est écrit en typo gothique au-dessus d'une croix inversée, l'imagerie occulte est présente tout au long du film, et il y a même un moment où quelqu'un se scarifie le mot SLAYER sur l'avant-bras – le heavy metal a une influence évidente sur l'ambiance générale. Ce n'est pas vraiment le genre de film qui se prête à une B.O. linéaire et homogène, ou à une suite de morceaux indie-rock facilement identifiables. Mettre en avant un groupe dont le chanteur est un extrémiste de droite qui a passé 15 ans en prison pour meurtre et incendie volontaire a beaucoup plus de sens.

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Mais le choix de la musique ne fait pas que renforcer l'ambiance générale de subversion et de violence. Gummo exprime un sentiment de perte. Dans leurs conversations, les protagonistes parlent sans cesse au passé – « il faisait toujours ceci ou cela », « elle était comme ceci ou cela » – et la musique est composées de fragments sonores récupérés à droite à gauche. Des notes de piano dissonantes retentissent en même temps, comme si un enfant martelait les touches ; des boucles minimales en 8 bit ; de terrifiantes descentes de notes isolées. Rien que des bruits fugaces ; rien ne dure. De manière similaire, aucun des agissements des personnages n'a de conséquence visible. On nous explique que deux frères ont tué leurs parents, mais la scène nous les montre, adorables, entrain de se battre pour rire, pendant que la voix-off explique à quel point ils étaient bien habillés avant de finir en prison. Deux garçons pénètrent par effraction dans la maison d'un gamin et débranchent l'assistance respiratoire de sa vieille grand-mère, mais même cet acte est empreint d'une certaine empathie (« c'est pas une vie », dit l'un d'entre eux). Une des interactions les plus attendrissantes de tout le film se passe entre une fille trisomique maquillée et fringuée comme une Barbie par son frère, et un gamin qui a payé pour la voir. Les personnages de Gummo existent en-dehors des limites et de la corruption de la société en général, et pour cette raison, on les présente avec un certain degré de pureté. Les vignettes leur permettent d'être appréhendés par le spectateur dans leur propre vide existentiel, pendant que la musique sert souvent à évoquer, puis déboulonner tous les stéréotypes qu'on peut leur associer de l'extérieur.

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Solomon et Tummler – deux amis qui passent la plupart de leur temps à tourner en vélo, sniffer de la colle et tuer des chats pour rire – correspondent parfaitement au profil type du genre de gamins qui finissent sous Ritaline, virés de l'école pour avoir foutu le feu à quelque chose, et livrés à eux-mêmes. En accord avec cette analyse, on les présente immédiatement comme une menace. Ils apparaissent pour la première fois à l'écran au son de « Dragonaut », de Sleep, entrain de dévaler une rue à vélo, en pantalon militaire et veste couverte de patchs ; Solomon a un fusil à air comprimé en bandoulière ; ils jettent des regards inquisiteurs aux habitants des deux côtés de la route comme s'ils chassaient quelque chose (des chats, en fait). S'ils évoquent quelqu'un avec qui vous êtes allés au collège, c'est sûrement la personne à qui vous achetiez du shit entre midi et deux, et que votre grand-mère aurait qualifié de « gamin à problèmes ». Dans Gummo, ce stéréotype dure deux minutes grand maximum, avant d'être réduit à néant. La musique s'arrête brusquement pour laisser place aux chuchotements de Solomon, devant des photos de Tummler : « Tummler voit tout. Certains disent qu'il est le Mal absolu. Il a ce qu'il faut pour devenir une légende. Son personnage est merveilleux. » Bien sûr, il leur arrive de fouetter des carcasses d'animaux morts, et de tripper sur le morceau « Give The Human Devil His Due », de Mystifier, mais on assiste aussi à une scène franchement tragique dans laquelle Solomon soulève des poids (des paquets de cuillères) dans sa cave en écoutant « Like A Prayer » de Madonna, pendant que sa mère lui jacasse dans les oreilles que ça risque de perturber sa croissance, avant de lui pointer un flingue sur la tête. Dans une autre scène, Tummler chante « Crying », de Roy Orbison, en parlant de son frère trans qui l'a abandonné pour partir dans la « Grande Ville ».

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De la même manière, trois sœurs – Dot, Helen et Darby – sont filmées d'une façon qui alterne sexualité et violence, comme dans un espèce de Virgin Suicides réaliste. Après avoir envisagé de noyer les petits de leur chatte potentiellement enceinte, et que Dot et Helen se soient décollé des morceaux de scotch des tétons pour qu'ils aient l'air plus gros, elles se mettent toutes à sauter sur les lits de leur chambre commune sur la berceuse romantique de Buddy Holly, « Everyday ». Dans la scène suivante, le morceau se distord, et on voit Dot (Chloe Sevigny), topless, entrain de se lécher les lèvres au ralenti. Plus tôt dans le film, Dot et Helen tombent s'en prennent à un type parce qu'il a tenté de les agresser sexuellement (c'est probablement le seul personnage qui provoque objectivement le jugement du spectateur, car il n'est pas de Xenia), mais le film se finira -entre autres- par une expérience sexuelle à plusieurs.

Le personnage de Bunny Boy est présenté par le biais du mantra solitaire d'Almeda Riddle, « My Little Rooster » ; son petit corps maigrichon frissonne seul sous la pluie, accompagné par une voix a cappella dégageant la vulnérabilité la plus totale, ce qui rend ensuite la scène dans laquelle il se fait malmener par deux gamins déguisés en cow-boys qui le traitent de « sale lapin pédé », d'autant plus dérangeante. Cette scène possède le même côté à la fois enfantin et troublant que « Mom And Dad's Pussy », accentuant encore ce sentiment de déconnexion étrange. À la fin du film, Bunny Boy, Dot et Helen finissent dans une piscine, à s'embrasser sous la pluie, pendant que, quelque part, Tummler et Solomon tirent à vide sur un chat déjà mort. Là encore, ces images sont accompagnées de « Crying », de Roy Orbison, faisant office de trait d'union entre les personnages principaux, dans leurs efforts pour se raccrocher à n'importe quoi qui puisse les faire se sentir bien, dans un environnement qui baigne dans le désœuvrement le plus total.

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Cette scène finale annonce le moment le plus mémorable de Spring Breaker (2012), tentative hyper-stylisée de raconter la pop culture américaine des années 2000. Arrivé à un point du film où les personnages ont perdu tout contact avec la réalité, on entend « Everytime », de Britney Spears, sur un montage d'images qui montre trois filles (Ashley Benson, Vanessa Hudgens, Rachel Korine) et un dealer (James Franco), avec qui elles sont devenues amies, entrain d'attaquer des gens et de virevolter devant le coucher de soleil avec des AK47. La scène s'ouvre sur les filles demandant au personnage de James Franco de jouer « quelque chose de doux, quelque chose d'exaltant… quelque chose d'inspirant » au piano. Cette scène à elle seule capture tout ce qu'il y a de destructeur et d'onirique dans le film. « Depuis le début, ce film a été conçu pour être une balade pop, belle et violente » a expliqué Korine en commentant la présence du morceau « quelque chose de très raffiné, qui disparaît dans la nuit. »

À sa sortie, Korine a longuement parlé de son désir que la musique ait une présence physique dans Spring Breakers, à tel point que celui-ci a été structuré comme une œuvre musicale. « Je l'ai appréhendé comme un morceau basé sur des boucles, où tu aurais certains éléments qui se répéteraient, et qui reviendraient régulièrement – des refrains » a-t-il expliqué à Slant en 2013, « J'ai même pensé à la musique pop, dans laquelle tu as des évolutions, des mantras, ce qui, dans le film, se traduit presque par des phrases d'accroches, des expressions qui reviennent, des rengaines, etc. J'ai toujours plutôt réfléchi au film en terme d'expérience musicale physique – quelque chose de grandiose, avec des images et du son qui tombent du ciel. »

À l'arrivée, la scène d' « Everytime » dans Spring Breakers et la musique dans Gummo ont la fonction, plus globalement, d'humaniser des personnages qui, sans ça, seraient perçu à travers un prisme totalement négatif. Cela permet de pointer la sincérité dans leur désespoir, même quand ce désespoir mène à la violence. La musique change notre manière d'interpréter ce que l'on voit, l'expérience générale devient plus sensorielle.

La raison pour laquelle Gummo fonctionne, c'est qu'il est à la fois immersif et élusif ; il dresse le portrait d'une ville et de gens qui ne portent pas le poids de la conscience de soi et du jugement. Le fait qu'on les regarde, sur un écran, en essayant de trouver un sens à tout ça, est une blague en soi. La musique nous permet d'être parachuté dans leur monde, et nous aide à s'y retrouver intuitivement, mais elle n'a pas de signification en elle-même. Gummo n'est rien d'autre qu'un titillement de nos terminaisons nerveuses, des images et du son tombés du ciel, et une philosophie digne d'un autocollant collé à l'arrière d'une voiture, et qui anime le moindre de ces personnages, simple à rendre fou : « La vie, c'est génial. Sans ça, on serait mort. » Cet article est publié dans le cadre de la rétrospective sur Harmony Korine organisée au Centre Pompidou du 5 octobre au 6 novembre. Emma Garland est sur Twitter.