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Music

Au fait, vous avez écouté Deena Abdelwahed ?

À l'occasion de la sortie de son premier EP et à quelques semaines de sa venue à Villette Sonique et Loud & Proud, nous avons discuté politique, techno, mafia, LGBT et videurs berlinois avec la musicienne tunisienne.

Soulèvement populaires, effondrements des régimes, instabilité politique maximale ou meurtres de masse (à Tunis, Sousse, Istambul ou Charm el-Cheikh)… Depuis les mal-nommés Printemps Arabes de fin 2010, le tourisme au Maghreb étendu est en chute libre. Les pyramides de Gizeh ou les plages de Djerba sont vides, les buffets à volonté désertés. Pour le vacancier avide de balades à cheval et de couchers de soleil, la carte postale est cornée : privé de leur manne touristique, certains ministères ont changé leur fusil d'épaule en investissant dans un autre type de développement économique : celui du tourisme culturel. Du Maroc à la Tunisie, les festivals s'organisent depuis quelques années sur les cendres des dernières libertés individuelles : MOGA à Essaouira, Djerbafest, les teufs Techno Between Us à Alger…

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Trustés par de grosses boites de prods (souvent françaises), soumis aux mafias locales des brasseurs, ultra-fliqués, ces events — encore très élitistes — profitent tout de même aux milieux undergrounds locaux. C'est au coeur de cette douce movida que nous avons rencontré la jeune productrice Deena Abdelwahed. La première fois dans un désert, sous la pluie, la seconde dans un célèbre complexe hôtelier, à Hammamet. Désormais, Deena vit en France, à Toulouse. C'est dans la ville rose qu'elle a réalisé Klabb, premier EP sorti le mois dernier chez InFiné. Alors qu'elle revient du Berghain et prépare Villette Sonique et le Sónar, on a attrapé Deena au vol, sur les hauteurs de Marseille, à l'occasion du festival TRANSFORM!.

Noisey : Salut Deena, content de voir que ton EP soit sorti sur InFiné !
Deena Abdelwahed : Merci ! Tu as pu l'écouter ?

Bien sûr, j'adore le premier titre, « Jalel Brick ».
Tu sais qui est ce Jalel Brick ?

Non, pas du tout.
Jalel Brick est une figure du web tunisien. Un agitateur, qui prend position contre tout un tas de conservatismes religieux. Ou autres d'ailleurs. C'est un type hyper connu ici. Et extrêmement vulgaire, qui gueule pour nous ! Je suis fan. C'est un contestataire, qui parle pour le peuple. Il existe une profonde fracture entre les élites intellectuelles et les classes pauvres en Tunisie, lui est un de ceux qui, à sa petite échelle, assure le lien.

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Les agitateurs du web chez nous sont plutôt des sortes de penseurs identitaires, beaucoup moins fun…
Je sais. Il n'y a qu'en France qu'on ignore ce qu'il se passe dans les autres pays. La société tunisienne est hyper connectée, lettrée, bardée de diplômes. Et sans emploi. Du coup, le ressentiment et la frustration sont très forts.

Tu penses que ça explique en partie l'appétence de la jeunesse tunisienne pour la musique électronique et ses nombreux effets cathartiques ?
Ça se pourrait, oui. Bon, après, le public électronique en Tunisie, comme en France d'ailleurs, est pluriel, il n'existe pas de profil type. Ça va de la jeunesse dorée de la Marsa aux mecs en mode gabber, un peu fitness, un peu virilistes aussi. Attention, je ne suis pas une experte en la matière, mais d'après les expériences que j'ai pu avoir dans les événements méditerranéens en général, je trouve que, in fine, tout le monde se retrouve sur le dancefloor. Et ça, c'est très bien. Les rencontres doivent avoir lieu. Ça va du chauffeur de taxi qui écoute Major Lazer au festivalier d'une nuit qui va se prendre un set de Paula Temple dans les dents. Crois-moi, il vaut mieux un choc en festival plutôt qu'un choc dans la rue.

Entre un Omar Souleyman, qui fait des chansons de mariage et refuse de s'exprimer sur la Syrie, à des Acid Arab qui sont…
… tout le contraire mec, Musique de France, j'adore.

Et à un autre bout du spectre, on retrouve un collectif comme Arabstazy, que tu connais bien, qui prône une approche beaucoup plus mystique et radicale des musiques de transe qu'on trouve encore en Tunisie ou en Algérie. Les deux mondes, occidentaux et arabes, se croisent étrangement, les gros opérateurs et festivals se jettent sur ce néo-orientalisme qui tombe à pic. Quel est ton regard sur ce qu'on a un temps identifié comme une nouvelle movida électronique ?
Bon, pour Omar Souleyman, qui est effectivement un chansonnier de mariage, peut-être n'a-t-il rien à dire sur le sujet. Moi, j'ai une approche parfaitement inverse de ces rapports dits orientalistes. Et il en va de même pour la question de la réappropriation culturelle dans les différents mondes arabes et arabisés. Je trouve toutes ces approches exotiques parfaitement inappropriées. Déjà, je ne suis pas responsable ni tributaire de la musique de mes grand-parents. Ensuite, je n'ai pas grandi dans des bacs à vinyles savamment classés chez un disquaire. Je viens du MP3, de YouTube. J'ai fait ma culture musicale sur des expériences moins référencées, dépouillées de narration mais au moins beaucoup plus égalitaires. Soundcloud, ça sert à départager le meilleur homeboy. Point barre. Actuellement, il y a un vrai bras de fer entre ces deux approches, l'une qui voudrait collecter et classifier disons, et l'autre, beaucoup plus freestyle, issue notamment de la web culture. En même temps, je trouve la seconde option plus séduisante car libertaire et décomplexée. La scène ballroom à ce titre-là est passionnante.

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Tu partageras d'ailleurs l'affiche avec Kiddy Smile au festival queer LOUD & PROUD début juillet à la Gaîté Lyrique…
Oui ! En Tunisie [où le code pénal punit la « sodomie et le lesbianisme » de trois ans de prison], la culture LGBT est absolument embryonnaire comme tu t'en doutes, bien que quelques activistes, penseurs, et artistes tentent de faire émerger des moments de convergence, notamment autour de l'association Shams, qui fait un taf génial là-bas. En France ou à Berlin, je continue de découvrir avec plaisir les events porn, queer, LGBT, bref les évènements qui abordent les sexualités. Je ne me sens porte-drapeau de rien du tout et je ne sais pas à quel point ces initiatives peuvent avoir des finalités pour la société en général… Mais, je sais d'expérience, que, pour les gens de la communauté, ces lieux d'échanges et d'enseignement comptent beaucoup. C'est un peu comme si ces lieux étaient des moments de confirmation pour la communauté, pour peut-être, ensuite, permettre à ceux qui le souhaitent de porter les combats et les luttes au-delà des frontières du milieu justement. Pour se faire entendre et résonner dans toute la société civile.

Klabb, le titre de ton EP, signifie rage en arabe, tu t'es pas trompée…
Une rage de cabot oui ! L'idée était de signifier aussi la notion de bouillonnement, d'intensité, de sortir les milles choses que j'ai dans la poitrine.

Les titres sont hyper denses, épais, plein de matière.
Je ne construis pas autour d'un beat, mais plutôt autour d'une somme d'arrangements. Du coup, on ne s'installe pas forcément dans les morceaux. Je cherche un peu à imposer ça dans mes sets… Ce pari du risque, de palpitations qui se construisent en temps réel. D'un truc progressif, voire cinématographique. Et de morceaux dans lesquels effectivement, on ne s'installe pas confortablement. Les évidences sonores ne m'intéressent pas. J'aime l'idée de pouvoir donner un deuxième, un troisième, un quatrième souffle au beat. Je trouve la techno de club très binaire actuellement, ce qu'il faut c'est tordre le rythme !

C'est ce que tu as fait lorsque tu as joué à Berghain fin mars ? Tu peux nous raconter comment s'est passé ton set là-bas ?
Bah déjà pour commencer je me suis fait pointée à l'entrée ! Alors que j'étais programmée dans la soirée imagine ! D'entrée, ça m'a fait prendre conscience de ma place. Et puis je me suis dis que j'aurais dû faire comme tout le monde pour rentrer; m'habiller en noir de la tête aux pieds. Bref, une fois à l'intérieur, je ne me suis pas découragée, des amis de Tunisie étaient présent, ça gueulait en arabe dans la salle. C'était blindé, y'avait le booker d'untel, le manager d'untel. Les Berlinois, lorsqu'ils vont voir un DJ set, c'est un peu comme lorsque les français se rendent à un concert; il arrivent à l'heure, ils sont super attentifs et concentrés. Le set précédent le mien était hyper dur, avec des kilos de distorsion… Donc j'ai envoyé un premier track breakbeat, grime, bien expérimental. Et puis ça a pris ! J'avais bien bien bossé, répété et enregistré le set chez moi, donc j'étais ultra prête. J'avais de quoi jouer deux heures. Le set s'est super bien enchaîné, j'ai le sentiment que ça a vraiment plu… Rroxymore était dans la salle, elle est venue me féliciter à la fin. C'était génial !

Deena Abdelwahed sera à Villette Sonique le samedi 27 mai et au festival Loud & Proud le 7 juillet.

Théo est sur Twitter.