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Sérieux, à quoi sert la rentrée littéraire ?

Jurys viciés, libraires persécutés et livres au pilon : bienvenue dans le business de la culture avec un grand C.

Photo via Wikimedia Commons

La rentrée littéraire, c'est 600 nouveaux bouquins. Français ou traduits, tous trouvent place chaque année sur les tables des libraires. En 2014, on en comptait 607. Cette année, c'est 589. Des centaines de parutions soutenues par la promotion de près de 2000 prix et concours annuels, dont 200 ont une portée nationale.

Heureusement, la moitié de ces livres ne seront jamais lus. En fait, la plupart d'entre eux seront uniquement disponibles à la vente pour une petite poignée de semaines. Ces invendus, s'ils ne sont pas rachetés à des grossistes à des prix interdits, vogueront jusqu'en Inde ou en Chine pour y être traités. Ils reviendront alors en Europe sous la forme d'abat-jours. Et beaucoup plus souvent, de papier-toilette.

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Planifiée par les majors de l'édition, cette surproduction de PQ à bas coût est tout à fait délibérée : en imprimant plus de livres que les lecteurs ne pourront en avaler, on occupe visuellement le marché en affichant le plus d'ouvrages possible. Broyer de l'écorce en masse pour produire des pages quasi instantanément recyclées : bienvenue dans le « cercle vertueux de la surimpression », grâce auquel les chiottes des écoles publiques sont pourvues à moindre coût. Ce qui est rarement le cas de leurs maigres bibliothèques.

Comment en est-on arrivé là ? Que se passe-t-il vraiment dans le monde de la littérature, au crépuscule de l'été ? Quel marketing peut justifier une telle haine anti-arbre ? Je suis allé poser ces questions à Benoît Virot, fondateur des éditions Attila puis Le Nouvel Attila, l'un des meilleurs éditeurs français à l'heure actuelle.

Elsa et Benoît, du Nouvel Attila

VICE : Salut Benoît. On a le sentiment qu'à chaque mois de septembre, le monde de l'édition communie autour d'un mensonge afin de maintenir ses ventes. Pour tenir debout, ce décor a besoin d'opérateurs non ?
Benoît Virot : Au risque de paraître insolent, j'imputerais la plus grande responsabilité à la presse. Les médias sont la caisse de résonance idéale pour ce petit théâtre. « La Possibilité d'une île » de Michel Houellebecq n'était pas sorti que Les Inrockuptibles lui promettaient déjà une adaptation au cinéma, doublée du Goncourt. Ces deux annonces étaient professées alors qu'aucun journaliste n'avait eu le livre entre les mains.

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OK. Ça a toujours été comme ça ?
Je dirais que l'on assiste désormais à une vraie désaffection du littéraire en France. De fait, les professionnels souffrent aujourd'hui d'un tel manque d'adhésion et de curiosité face aux textes qu'ils en venus à se plaindre de façon continue. Écoute les libraires, éditeurs, traducteurs ou les écrivains : ils sont tous « maltraités », « persécutés » par autrui. Leur besoin de légitimation est immense, et semble insatiable. Pour se conforter, se rassurer mais aussi se réunir, ils ne vont pas cracher sur ces objets de reconnaissance : les quelque 2 000 prix littéraires qui existent dans ce pays.

D'où ça vient, en fait ?
Eh bien, il existe une hiérarchie de la littérature. Et cette hiérarchie est frappée dans le même temps d'une très forte inertie mais aussi d'une capacité inouïe à s'enfiévrer. Je pense par exemple à l'emballement médiatique exclusif autour du contemporain, au détriment – et surtout au mépris – de toute mémoire et de tout examen rigoureux de l'histoire littéraire.

Comment expliquez-vous cette amnésie ?
En fait, la France se considère comme la fille aînée de la littérature. Une héritière dont les ancêtres se sont engendrés par effet de dominos. Rappelle-toi que le Renaudot a été créé au début du XXe siècle en réaction au prix décerné par le Goncourt. Et leurs attributions respectives apparaissaient dans la foulée l'un de l'autre, par réaction et frustration. Tu pouvais alors presque analyser cette mécanique comme un phénomène ludique, une vaste partie d'Intervilles où s'affrontaient journalistes contre écrivains, hommes contre femmes. Un jeu par lequel les éditeurs se sont dotés de leur propre système de valorisation.

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Lorsque tu vas te battre pour un texte sur lequel tu as engagé une demi-année, tu feras beaucoup plus de mal qu'une maison mainstream qui va aligner dix bouquins de divertissement sur une même rentrée littéraire.

Cette partie est toujours en train de se jouer aujourd'hui – du moins son simulacre.
Oui. Comprends qu'il y a beaucoup d'inertie et de reproduction dans la littérature française. Et à des niveaux structurels. Côté similitudes, le milieu, selon moi, est toujours aussi serré et parisien. Le mépris de la province, certains éditeurs en ont terriblement souffert. Finalement, cela ne fait que très peu de temps qu'on explique que Tristram est à Auch, Le Temps qu'il fait à Cognac, ou que Le Chien rouge à Marseille. On est donc dans un cercle où l'entre soi règne. Mais y a-t-il vraiment de quoi se scandaliser de cet état de fait ? Après tout, ces gens-là ont grandi ensemble. Pas simple dans ces conditions d'échapper à la cooptation.

Mais tu as raison quand tu parles de simulacre. Trois fois sur quatre, l'éditeur-lauréat du Goncourt est connu à l'avance des jurés. En Espagne, certains concours littéraires sont anonymes.

Benoit Virot, en quatre fois

Comment le lecteur peut-il survivre dans cet environnement ?
Mauvaises ventes, échecs commerciaux, incompréhension du public : au bout de cette chaîne de commande et d'intérêts, on trouve finalement le lecteur, qui bien souvent s'avère être le coupable idéal pour les maisons d'édition ! Et pourtant, notre obsession à nous autres éditeurs, c'est de trouver le chemin qui va nous mener à lui. Séduire les journalistes, charmer les libraires, démarcher les festivals : tous les moyens sont bons… Et souvent vains – puisqu'aucune recette miracle n'existe. Mais la croissance continue du nombre de titres a entraîné une véritable paralysie du marché du livre. Voilà une vraies entrave.

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Certains éditeurs – et écrivains – s'en sont libérés, pourtant.
Oui, d'ailleurs il y a rarement eu dans ce pays autant d'excellentes structures éditrices. En gros, tout cela suit un cycle. Tous les vingt ans, une vague de création fait émerger une génération d'éditeurs, petits et audacieux, qui ont un œil bien documenté sur le patrimoine littéraire : Finitude, Monsieur Toussaint Louverture, Cambourakis, Sillage, L'Arbre Vengeur, Passage du Nord-Ouest, La Dernière Goutte… Voilà des gens créatifs au niveau de la fabrication, du choix des typographies, de la mise en page. Et Le Nouvel Attila a largement bénéficié de cet appel d'air. Un cercle vertueux qui a lui-même engagé un nouveau cycle avec par exemple les Éditions Tusitala, des indépendants hyper intégrés commercialement et capables de produire des livres parfaitement conçus, et ce dès le premier titre.

Leur catalogue de parution est-il, de fait, moins soumis à la rentrée littéraire ?
Tout à fait. En fait, ça fonctionne si tu publies entre quatre et dix livres par an. Pas plus. Éditer peu comporte une vertu énorme : tu passes plusieurs mois sur le même texte. Cela fait de toi un vrai lion. Lorsque tu vas te battre pour un texte sur lequel tu as engagé une demi-année, tu feras beaucoup plus de mal qu'une maison mainstream qui va aligner dix bouquins de divertissement sur une même rentrée littéraire. Le premier best-seller d'Attila, « Ascension » de Ludwig Hohl, s'est vendu à 7 000 exemplaires en deux ans, là où Gallimard en avait vendu à peine 1 000 en vingt piges.

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« Debout-payé » de Gauz, paru chez Attila

Économiquement, Attila flirte-t-elle avec la banqueroute ?
Tout dépend de ce que tu as en banque. Le fait que tu ne te salaries pas toujours et que tu ne reverses pas de dividendes à des actionnaires à la fin de l'année donne une autre valeur à ton temps. Temps que tu utilises alors à chercher des typos, à corriger, à établir une relation intime et fidèle avec ton auteur, à nouer des partenariats avec d'autres éditeurs indépendants. Un temps que tu vas mettre à profit pour de meilleurs choix aussi. Être éditeur, c'est aussi savoir dire non à certains auteurs. Un temps pour construire un catalogue cohérent. Rester fidèle à soi-même est une activité tout à fait chronophage. On n'est pas des têtes brûlées : nous n'avons pas les mêmes réflexes que les gros, c'est tout.

Comment les grandes maisons d'édition vous considèrent-elles, justement ?
Il y a dix ans, nous nous diffusions nous-mêmes. Au compte-gouttes et au téléphone, convainquant libraires après libraires… Nous étions des ovnis, mais de surcroît invisibles. Michel Polac, avant de les conspuer sur deux colonnes dans Charlie Hebdo, écrivait sur nos livres : « j'ai découvert cette jeune maison d'édition dans une librairie ! Rendez-vous compte, ces gens n'ont même pas assez d'argent pour m'envoyer leurs livres. »

Aujourd'hui, ils nous observent avancer de façon incrédule. Notre dernier carton c'est « Debout-Payé », de Gauz. On a vendu 48 000 exemplaires. Lorsque j'annonce ce chiffre à certains éditeurs en place, ils refusent de me croire. Pour eux, c'est mécaniquement impossible d'atteindre ces ventes. Eux qui doivent acheter des stations entières de métro pour espérer vendre 70 000 tirages de James Salter ou de Patrick Deville, qui sont pourtant grassement primés. Ils ne comprennent pas.

Ça ne les renvoie pas un peu à leur métier ?
Trop d'habitudes, trop de situations acquises, l'attachée de presse du 6e arrondissement, le circuit obligé des 70 interviews hebdomadaires à la rentrée, des tirages dopés que l'on sait condamnés par avance au pilon car le nombre de lecteurs n'augmente pas. Pire, les chiffres de fréquentations de librairies ont plutôt tendance à chuter, même en septembre… Voilà quelques-unes des règles qui enlisent le monde de la littérature française. S'en écarter pour eux, c'est passer à côté du public. Pour nous, s'en écarter, c'est résister pour faire vibrer une autre littérature.

Théophile est sur Twitter. Le site du Nouvel Attila est ici.