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Le manifeste à la gloire de péter

Initialement publié en 1743 par la Société des Francs-Péteurs, le livre « Zéphyr Artillerie » traite de la bienséance de péter en société.

Image via WikiCommons

Quiconque a vu La Grande Bouffe, chef d'œuvre de Marco Ferreri, se souvient probablement de cette scène où Michel, un des quatre participants au suicide collectif, joue du piano en lâchant des pets monstrueux, avant de s'effondrer raide mort sur la terrasse. Victime d'une indigestion foudroyante, Michel meurt de s'être trop longtemps retenu.

Les scènes de flatulences ne sont pas les plus étranges de La Grande Bouffe , loin de là. Mais elles enfoncent le film un cran de plus dans son caractère profane, risible, beau et gênant à la fois, qui avait poussé nombre de porte-plumes de l'époque à s'offusquer lors de sa projection au Festival de Cannes en 1973. Si La Grande Bouffe pousse tous les curseurs du malaise à fond, notamment chez nos élites nationales, c'est loin d'être le premier du genre. Le 24 janvier dernier, Thierry Weyd, enseignant à l'ESAM de Caen le jour, éditeur de petites publications la nuit, a donné une conférence littéraire à Bayeux, dans le Calvados, pour présenter une réédition d'un manifeste intitulé Zéphyr Artillerie ou la Société des Francs-Péteurs .

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Initialement publié en 1743, c'est-à-dire 230 ans avant

La Grande Bouffe , Zéphyr Artillerie a été rédigé à Caen par des types se revendiquant de la Société des Francs-Péteurs – en gros, il s'agit d'un manifeste d'une trentaine de pages à la gloire des flatulences. J'ai passé un coup de fil à Thierry Weyd pour qu'il m'en dise un peu plus sur cette histoire de pets et sur ce qui l'avait incité à rééditer ce manifeste vieux de plusieurs siècles. Une édition limitée de Zéphyr Artillerie

VICE : Bonjour Thierry. Ça fait longtemps que vous vous intéressez au pet ?
Thierry Weyd : J'enseigne l'histoire de l'enregistrement sonore à Caen, et bien évidemment, le pet fait partie des basiques de l'enregistrement sonore. En m'intéressant aux différentes manières de produire du son, j'ai découvert la musique industrielle, la musique pétifique, et c'est à ce moment là que ça a commencé à m'intéresser.

La musique pétifique ?
Oui. Il existe un très beau disque d'un groupe ayant eu son heure de gloire il y a environ 15 ans, appelé « Stock, Hausen and Walkman». Ce sont eux qui ont inventé la musique basée sur le sampling. Ils ont notamment fait une chanson assez exceptionnelle, produite à partir de différents disques de pétomanes et des disques d'enregistrements destinés aux études de médecine. Ça donne des morceaux complètement délirants.

De mon côté, je fais des concerts lors desquels je fais de l'expérimentation musicale, du Thérémine, et je joue aussi du coussin péteur. Ça crée des situations où le public ne sait pas très bien de quoi il s'agit.

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Vous jouez du coussin péteur ?
Dans certains de mes concerts, j'utilise des coussins péteurs pour faire des sons. Je ne suis pas pétomane, et donc incapable de péter sur commande. L'art du pétomane consiste, grâce aux sphincters, à aspirer de l'air et à le faire ressortir, un peu comme on joue du pipeau. C'est une exception physique – moi, j'ai besoin d'un coussin péteur.

J'ai beaucoup étudié le travail du pétomane Joseph Pujol, notamment grâce à un ouvrage de Jean Nohain et François Caradec qui lui a été consacré, « Le Pétomane ». C'est un des fondements, en France, de l'histoire de ce pétomane et du pet, avec l'ouvrage Zéphyr Artillerie.

Justement, qu'y a-t-il à l'intérieur de ce livre ?
C'est le premier opuscule sorti en France sur la bienséance de péter en société. L'ouvrage est divisé en trois parties : un manifeste ; des correspondances de femmes de la noblesse un peu perturbées qu'à Caen, à cette époque-là, les jeunes filles courent après des gens qui pètent ; et le chant des Francs-Péteurs. C'est d'ailleurs ce qui a été le plus difficile à retrouver : j'ai dû mettre six ans pour trouver la partition, grâce aux numérisation de Google dans une bibliothèque anglaise. On a ensuite fait un enregistrement pendant une soirée, puis on l'a mis en ligne.

Si on a réédité ce livre, c'est parce qu'on avait toujours entendu parler de cet ouvrage comme étant la grande œuvre littéraire sur le pet. Il a eu un énorme succès à l'époque, il a été très diffusé à travers l'Europe et réédité plusieurs fois. On s'est dit qu'en le rééditant, notre maison d'édition soulignerait une généalogie dans laquelle on voulait s'inscrire ; l'idée étant de symboliquement créer notre structure dans la rue où tous les éditeurs du XVIIIème siècle étaient présents. C'est comme si on faisait une percée archéologique et que réapparaissait cet ouvrage, socle de tous nos projets.

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Sait-on qui a écrit ce bouquin ?
Il est difficile de parler des auteurs puisqu'ils sont anonymes. Mais entre temps, pas mal d'études sont sorties sur le sujet et on commence à voir à peu près de qui il s'agissait : des notables, des religieux, des universitaires de l'époque… Il se trouve que Caen, à l'époque où il est sorti, était une ville-nébuleuse en matière de réflexion. C'était la deuxième ville, après Paris, en nombre de sociétés savantes, et c'est le lieu où s'est installée la première loge franc-maçonne française, en 1741. On pense que la Société des Francs-Péteurs s'est créée en réaction à cette implantation, dans un élan humoristique.

C'est donc un livre à portée satyrique ?
Je le pense. Ce livre est littéralement drôle, mais son contenu reflète un questionnement plus large à propos du bon goût et du mauvais goût. L'argumentation de l'aristocratie contre l'usage du pet est de dire que c'est de mauvais goût. Les Francs-Péteurs, eux, essayent de disséquer ce qu'est le bon goût, ce qu'est le mauvais goût. Pourquoi ce ne serait pas de bon goût que de péter en société ?

À plus large vue, cet ouvrage reflète un propos assez grave, d'une certaine manière. C'est drôle, mais c'est grave. On édite régulièrement un musicien nommé Pierre Bastien, qui fait de la musique avec des machines en Meccano. Quand on regarde ses concerts, on a l'impression d'assister à quelque chose d'absurde, de dérisoire, de drôle… et en même temps, la musique qu'il fait est tellement sombre et fragile qu'on ne sait pas exactement à quoi on a affaire. Pour nous, Zéphyr Artillerie est un élément qui relève de ce genre de logique, où on essaye à la fois de prendre le truc avec légèreté, et puis en même temps, on ne sait pas s'il faut en rire ou en pleurer.

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D'accord. Vous qui avez lu ce bouquin, a-t-on des clés pour savoir comment on peut décemment flatuler en société ?
L'ouvrage L'Art de Péter, de Pierre-Thomas-Nicolas Hurtaut (éd. Payot), publié en 1751, est un peu plus loquace sur ce sujet. Dans Zéphyr Artillerie, on y trouve plutôt un inventaire de pets, avec des descriptions pour chacun. Par exemple, on trouve le pet du maçon, un vent chargé comme un enduit, qui laisse des traces, lourd et gras. C'est celui qu'il ne faut surtout pas faire. Il existe différents types de pets, plus ou moins odorants et plus ou moins sonores.

Est-ce qu'à l'époque où le livre est sorti, il était encore plus mal vu de péter par rapport à aujourd'hui ?
Je pense que nous n'avons pas vraiment évolué sur la question. Péter est une gêne occidentale, ou en tout cas française. Vous connaissez beaucoup de gens qui pètent autour de vous ?

En public, pas vraiment.
Voilà. Mais chez certains membres de ma famille, par exemple, on rote et on pète à table. C'est aussi une tradition dans les pays du Maghreb. Ce que souligne l'ouvrage, c'est que le pet est une question de culture et de bienséance selon l'endroit où on se situe. Après, si vous m'invitez à déjeuner, ça ne m'arrivera pas de péter pendant notre repas, car j'ai quand même été bien éduqué.

Pourquoi est-ce aussi mal vu de péter en Occident ?
J'avoue que je ne sais pas. Il est mal vu de faire des choses de faire des choses exagérées de manière générale : péter, roter, cracher, des gestes violents… On est dans une culture de la maîtrise du corps et de ses extensions.

C'est un peu comme tout le champ de la performance dans le milieu de l'art : quelles sont les limites ? Peut-on tuer quelqu'un, est-ce que ça vaut le coup artistiquement parlant ? C'est un exemple extrême, mais c'est pour dire que les repères de la bienséance bougent sans cesse.

Merci Thierry.

Matthieu est sur Twitter.