Toucher la mort du doigt et faire son deuil grâce aux jeux vidéo
Gris, Devolver Digital. 2019.
Gaming

Toucher la mort du doigt et faire son deuil grâce aux jeux vidéo

« Aujourd’hui, je reviens d’ailleurs souvent sur les tombes des personnages. »

« Quand j’avais quatre ans, mon père avait acheté une Xbox. Vous savez le premier modèle bien robuste, en forme de bloc sorti en 2001. On a passé tellement de bons moments ensemble à jouer des heures. Jusqu’à sa mort. J’avais à peine six ans. Pendant dix ans, je n’ai pas pu toucher à une console. Mais quand je l’ai récupérée, je me suis rendue compte de quelque chose. Dans un de nos jeux de course préférés, Rally Sports Challenge, j’ai trouvé son fantôme. Littéralement. » Le genre de fantôme qui apparaît dans certains jeux automobiles pour marquer le succès du joueur avec le meilleur temps. « Alors j’ai joué, joué et joué, jusqu’à ce que je sois presque capable de battre le fantôme. Jusqu’au jour où j’ai pris de l’avance, je l’ai dépassé et… je me suis arrêté juste devant la ligne d’arrivée, juste pour m’assurer de ne pas l’effacer. » Ce message laissé en commentaire sous cette vidéo n’a pas laissé les internautes indifférents. Autour de lui, cette histoire fait l’effet d’un écho. 

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Face au vide, à la peur, la rage ou l’incompréhension que l’on peut ressentir lors de la mort d’un proche, les jeux vidéo deviennent parfois des lieux de refuge et d’apaisement. Un espace virtuel qui nous étreint et nous aide à faire une partie du long chemin vers le deuil. Que ce soit ce jeune homme retrouvant le fantôme de son père, cette mère qui a décidé de créer son propre jeu pour partager la souffrance d’avoir perdu son fils ou encore ce père qui s’est plongé dans World of Warcraft pour comprendre la passion de son aîné mort en Irak, tous ont trouvé dans les jeux quelque chose de réconfortant. Un rapprochement entre le deuil et les jeux vidéo qui semble pourtant ne pas aller de soi, tant le médium propose un traitement de la mort peu conventionnel

« Un jeu est très souvent basé sur cette idée qu’on peut recommencer éternellement, interpelle Nicolas Guérin, le directeur créatif du jeu Spiritfarer. On meurt, on refait, on meurt, on refait. Ce qui est totalement antinomique avec le deuil puisque c’est une émotion qui est liée à la perte définitive, une séparation totale. » Dans les jeux vidéo, il y a une forme d’irréalisation de la mort. Que ce soit pour le personnage qui se retrouve bien souvent immortel - avec le fameux die and retry - ou les ennemis que l’on dézingue à tout va sans se poser trop de questions. Longtemps, on a même reproché aux jeux de ne pas prendre la mort avec suffisamment de sérieux. Comme si à force de la côtoyer virtuellement, on finirait par être désensibilisé. Mais au fond, ne serait-ce pas l’inverse ?

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« On vit dans une société où la mort est devenue quasiment invisible, constate le philosophe Mathieu Triclot. Alors les jeux deviennent une des rares façons d’approcher le concept sans que ça ait de conséquences réelles sur notre vie. » Une façon de vivre certaines expériences déplaisantes dans le cadre sécurisant du jeu, derrière l’écran. Après tout, qui n’a pas déjà tenté de noyer ou brûler son Sims à mort, sans pour autant être susceptible d’être diagnostiqué psychopathe ?

« Un jeu que je trouve extrêmement frappant et qui a un peu ouvert la voie aux jeux indépendants pour parler du deuil, est un jeu qui s’appelle Passage (2007), poursuit le philosophe. C’est un tout petit jeu qui dure à peine cinq minutes et où on balade son personnage de pixels sur un chemin vers la droite. Il avance dans la vie, rencontre une compagne et à un moment donné (attention au spoil) elle meurt. Notre premier instinct serait bien sûr de revenir en arrière, mais là c’est impossible. En piratant cette logique du die and retry, ça remet la notion de perte au cœur de l’histoire. »

« Nous voulions faire un jeu qui parle du deuil et des gens en fin de vie, avec empathie, compréhension et tendresse » – Nicolas Guérin

Un sentiment qui fait pourtant rarement bon ménage au sein de l’industrie vidéoludique. « Le deuil repose principalement sur cette notion de perte et de séparation douloureuse, ce sont des émotions qui sont souvent considérées comme mauvaises d’un point de vue de game design, précise Nicolas Guérin. Ce sont des sentiments négatifs que l’on préfère généralement éviter. Sans compter qu’on reste une industrie et on a besoin de vendre nos jeux. Les sujets liés à la mort ne sont pas forcément ce qu’il y a de plus vendeur sur le marché non plus. » Depuis quelques années pourtant, de nombreux studios indépendants ont décidé de s’emparer avec créativité et douceur de cette question du deuil qui semble a priori peu réjouissante et vendeuse.

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Gris, Spiritfarer, Stardew Valley, Apart of Me, How to Say Goodbye, Child of Light ou encore The Graveyard. Chacun avec une approche différente qui n’a pas vocation à soigner la souffrance et la douleur mais simplement d’ouvrir une porte et commencer à en parler. Dans Gris, le titre de l’éditeur espagnol Devolver Digital, on avance seul dans un immense désert blanc. Sur une musique à la somptuosité creuse, on erre, saute et déambule sur les fragments d’un cœur en ruine. Un monde de gris où la poésie devient petit à petit un remède à la douleur. 

Il en va de même pour le jeu Spiritfarer, des studios canadiens Thunder Lotus Game, qui nous emporte dans une tendre métaphore sur la fin de vie. On y incarne Stella, une infirmière en soins palliatifs sans le côté très prosaïque de son quotidien hospitalier. Au lieu de donner des médicaments à ses patients, elle leur construit une maison sur son immense bateau menant vers l’au-delà, leur fait des câlins et les aide à retrouver de vieilles connaissances.  « Nous voulions faire un jeu qui parle du deuil et des gens en fin de vie, avec empathie, compréhension et tendresse, explique Nicolas Guérin. On a reçu beaucoup de témoignages extrêmement touchants de personnes qui ont réussi à faire une part de leur deuil grâce au jeu. Quand bien même ce n’est pas ce qu’ils venaient chercher à l’origine.  Que ce soit après la mort de leur poisson rouge ou suite à des drames terribles qui ont touché des familles entières. »

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Pour la psychologue Vanessa Lalo, la principale raison pour laquelle les jeux vidéo peuvent parfois devenir un refuge est intimement liée à ce qu’elle appelle le processus identificatoire. Autrement dit, le fait que l’on se projette avec une facilité déconcertante dans le corps et la vie d’un protagoniste virtuel. On l’incarne de telle façon que l’on vit une expérience immersive totale qui peut parfois nous faire vivre des émotions extrêmement fortes. A travers un autre regard, une autre vision du monde qui nous donne un second souffle et nous permet parfois de mieux visualiser certaines situations, mieux comprendre les enjeux et mieux accepter les épreuves de notre vie réelle. 

Parmi les nombreux témoignages que l’on retrouve en ligne, on s’aperçoit d’ailleurs que le processus de deuil par les jeux vidéo est rarement un exercice conscient et volontaire. Il est assez rare que des personnes touchées par la peine et la souffrance se tournent directement vers des jeux parlant explicitement de ces sujets-là. Parler de façon trop prosaïque d’une réalité morbide à la façon du jeu The Dragon Cancer, ne semble pas pour autant être très efficace lorsqu’on fait soi-même face au deuil. « Chacun va vivre son deuil de façon différente, il n’y a pas de chemin tout tracé dont on devrait suivre les pointillés, détaille la psychologue Marion Haza. Un jeu qui pourrait parfaitement aider à passer toutes les étapes du deuil, ça n’existe pas. » 

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Pour aider certains jeunes patients, la psychologue préfère généralement se tourner vers des jeux plus mélancoliques comme The Last Campfire où il faut raviver des petites flammes dans un décor et une ambiance poétique. « En thérapie, on utilise des jeux qui n’ont pas forcément été construits dans une visée thérapeutique. C’est important pour ne pas perdre le plaisir du jeu parce que c’est justement le décalage entre la réalité et les mondes virtuels qui nous permet de prendre conscience de nos émotions plus facilement et en subtilité. Ce qui est important c’est de se permettre de rêver plutôt que de rester dans une sorte de réalité morbide. » 

« Aujourd’hui, je reviens d’ailleurs souvent sur les tombes des personnages. Elles ne sont indiquées nulle part sur la carte, mais je m’en souviens. » – Mathieu Triclot

Pour le philosophe Mathieu Triclot, cette capacité à s’identifier aux personnages et le décalage apporté par ces mondes virtuels, s’accompagne d’une autre particularité du médium qu’il ne faut pas négliger. « On ne peut pas oublier qu’il y a quelque chose de profondément physique et corporel dans l’expérience du jeu vidéo, analyse le philosophe. Le fait d’avoir la manette dans les mains est un dispositif calmant, un peu comme si on crayonnait quelque chose. Personnellement, quand j’ai perdu ma belle-mère il y a trois ans et que j’avais les mains qui tremblaient de fatigue psychologique et émotionnelle, la seule chose qui m’apaisait c’était d’avoir la manette dans les mains et de jouer à Red Dead Redemption 2. » Même si par ailleurs, le jeu contient aussi des histoires intéressantes par rapport à la mort des personnages. 

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« Aujourd’hui, je reviens d’ailleurs souvent sur les tombes des personnages, poursuit le philosophe. Elles ne sont indiquées nulle part sur la carte, mais je m’en souviens. » Face au deuil, les jeux vidéo sont aussi devenus un lieu de recueillement. Lors du confinement, il était tellement difficile de voir ses proches en fin de vie que les jeux se sont transformés en des lieux de commémoration. On a fait fleurir des tombes dans Animal Crossing, Stardew Valley ou les Sims. On a organisé des cérémonies funéraires dans Final Fantasy XIV ou World of Warcraft. Dans le dernier opus des studios From Software, Elden Ring, de nombreux cimetières d’épées géantes rendaient hommage au mangaka de génie Kentaro Miura, décédé quelques mois plus tôt.

« Quand je repense à toutes les commémorations dans World of Warcraft des personnes décédées où les personnes ont droit à des enterrements, je me dis que les jeux vidéo n’ont rien inventé. Ils sont le simple reflet de notre quotidien et de notre société. »

« Le deuil est souvent un processus inachevé, développe Nicolas Guerin. La plupart du temps, on ne peut pas assister aux derniers instants de nos proches et le jeu vidéo peut apporter ça justement. » Certains jeux, comme Spiritfarer, apportent un sentiment de clôture. Certains personnages nous font tellement penser à une personne qui nous a quitté que le fait de pouvoir lui tenir la main, et l’accompagner en douceur vers l’au-delà est une expérience extrêmement puissante. Une façon de mettre de côté nos regrets, nos doutes et nos peurs comme si on avait réellement pu être là, au chevet de la personne qui nous a quitté dans la vraie vie. Mais si ce processus est possible, c’est parce que le jeu n’est pas et ne sera jamais un remède miracle face au deuil. C’est un outil qui nous aide à mieux comprendre le monde. 

« Quand je repense à toutes les commémorations dans World of Warcraft des personnes décédées où les personnes ont droit à des enterrements, je me dis que les jeux vidéo n’ont rien inventé. Ils sont le simple reflet de notre quotidien et de notre société. Mais ils nous font vivre des expériences avec des mises en scènes différentes, de façon plus ou moins symbolique et frontale. C’est le fait d’avoir cet autre regard incarné qui offre un support immense pour beaucoup de gens. »

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