À la gloire de Bertrand Mandico, docteur en sauvagerie
Image tirée du film "Les Garçons sauvages" de Bertrand Mandico, 2017

FYI.

This story is over 5 years old.

Culture

À la gloire de Bertrand Mandico, docteur en sauvagerie

« Les Garçons sauvages » aura illuminé la dernière édition de L’Étrange Festival. Alors que le film sort en salle le 28 février, on a passé trois heures en compagnie de son réalisateur. Voici la dernière partie de notre entretien.

L'univers esthétique de Bertrand Mandico marquait ses courts-métrages – regroupés dans l'anthologie Hormona ou dans un splendide coffret édité par Malavida – d'une telle force que le passage au long pour Les Garçons sauvages suscitait fatalement l'inquiétude, la peur d'une indigestion formelle, d'une invasion organique en roue libre. C'était bêtement sous-estimer l'artiste, en pleine possession de son imaginaire à la croisée des années 1920 et 1980, de son écriture tout à la fois visuelle, puissamment littéraire, fondamentalement musicale.

Publicité

Un gang de cinq mauvais garçons bourgeois à l'orée du XXe siècle, tous interprétés par des actrices en roue arrière sur l'autoroute du trouble sexué. Un récit entamé par un gang bang meurtrier, suivi d'une traversée houleuse zébrée de cauchemars aux couleurs beaucoup trop vives, puis d'un débarquement sur une île mystérieuse, à la végétation luxuriante, où les genres s'inversent. Les Garçons sauvages, œuvre mutante, est ce grandiose miracle espéré aussi bien par le cinéma de genre, le cinéma d'auteur que le cinéma français en général.

Vous avez raté les deux séances de L'Étrange Festival ? Si le film ne sort qu'en février, le Forum des images de Paris a le bon goût de le diffuser en avant-première le samedi 30 septembre, et le Lausanne Underground Film & Music Festival l'exhibera fièrement en séance d'ouverture le 18 octobre. Dans tous les cas, ce long-métrage en vaut largement l'attente. Si 2018 nous réserve ne serait-ce qu'un ou deux films de qualité égale ou supérieure, l'année sera définitivement belle.

Vu qu'on a passé trois heures avec Bertrand Mandico, on a décidé de publier trois articles, articulés autour de trois thématiques distinctives. Le troisième et dernier revient sur la difficulté de produire un film vraiment « libre », et sur la passion du réalisateur pour Twin Peaks: The Return.

Image tirée du film "Les Garçons sauvages" de Bertrand Mandico, 2017

Vous dites avoir écrit d'autres scénarios de longs. Vous voudriez les utiliser ou passer à autre chose ?
J'ai envie de tous les filmer, et d'écrire de nouvelles choses, aussi. Un projet m'a tenu à cœur pendant longtemps, il m'a beaucoup fait voyager. Le film s'appelle L'Homme qui cache la forêt, et c'est une sorte d'épopée sur des rivières sibériennes pendant la perestroïka, avec une dimension à la Fitzcarraldo, très chaotique. J'étais sélectionné dans plein de festivals pour le scénario, mais j'avais un producteur qui se dégonflait toujours au moment de faire le film. J'ai perdu beaucoup de temps avec lui, quasiment dix ans, j'ai envie de rattraper le temps perdu.

Publicité

Le genre de désagrément qui a pu arriver à Ossang ou à Alain Jessua… C'est un mal propre à la production française ?
Non, il s'agissait d'une production basée en Allemagne. J'ai découvert à ce moment ce qu'était le style Arthouse, un style et d'une lignée de cinéastes, qui sont devenus des machines de guerres pour festivals. Un genre à part entière, vision sans espoir, cynisme, et toujours la même mise en scène très distancière, composée de lignes pures, froides… Pas de place pour le baroque, le romantisme, la fantaisie ou l'amour fou. Il y a des films formidables dans le lot, mais c'est le formatage qui m'oppresse.

J'ai un camarade qui appelle ça le cinéma « achtung achtung ».
C'est exactement ça. Les films « tu ne jouiras point » dit aussi un de mes amis.

Les Garçons sauvages, c'est l'inverse.
Oui, j'aime mes personnages, même si ce sont des salauds. Je ne vais pas les regarder du haut de ma tour avec cruauté. Il y a un élan romantique, presque naïf.

Je décelais cette tendance mais je ne soupçonnais pas une uniformisation façon Marvel.
Je me souviens d'un cinéaste grec qui faisait des pubs à Los Angeles et qui me disait « je fais un film Arthouse européen cette année et l'an prochain peut-être un film d'horreur ». Il a vraiment appliqué ça comme une recette, son film a fini dans un grand festival… Il est rentré dans le tuyau d'un certain genre et de ses codes.

Qu'est-ce qui vous plaît dans le cinéma d'aujourd'hui ?
Tous les cinéastes libres qui se lancent dans des projets sans avoir un plan de carrière, sans essayer de séduire les festivals mais en étant honnêtes avec eux-mêmes, avec leurs désirs. En France, c'est Leos Carax le plus passionnant et le plus fort. Sinon, il y a mon frère de cinéma Yann Gonzalez, que j'adore. Je pourrais faire une liste très longue de cinéastes qui me plaisent. Et après, forcément en ce moment, Twin Peaks: The Return a neutralisé toutes mes envies d'aller voir des films. J'ai tout vu au moins deux fois et là, je veux le revoir d'un bloc.

Publicité

Ce n'est pas du tout la même expérience.
C'est mieux ?

Je ne sais pas. C'était frustrant d'attendre chaque semaine, en tout cas.
Ouais. C'est la première fois que je ressens ça. Je ne suis pas un mangeur de séries – d'habitude, j'attends pour tout avaler d'un coup – mais là c'était impossible d'attendre. Pour moi, c'est bouleversant. David Lynch a été vachement important quand j'étais tout petit. Je regardais Temps X, j'ai vu un extrait d'Eraserhead qui m'a énormément marqué. C'était la scène de repas avec le poulet qui chie du sang – j'étais persuadé qu'il y avait des pendules avec des aiguilles qui tournaient très vite, mais ça, je l'avais rêvé. Pour Elephant Man, je n'étais pas très âgé mais j'ai demandé à mes parents de m'y emmener. J'étais fasciné. J'ai vu Dune, Blue Velvet, tous en salles lors de leur sortie. Blue Velvet, c'était l'adolescence : mon père m'a emmené dans un cinéma de station balnéaire où la pellicule s'est enflammée pendant la projection, au moment d'une scène avec Dennis Hopper.

Ça m'est d'ailleurs arrivé deux fois avec des films de Lynch ! L'autre, c'était Twin Peaks: Fire walk with me. Pour moi, Lynch est vraiment une figure magique, un médium. Une figure plus qu'importante, magique. Et cette série qui arrive au moment de Cannes… Tout le reste semblait vain. J'ai été complètement pris, ému, troublé – même si parfois, je trouvais ça ingrat.

C'est lié à ces caméras numériques nouvelle génération.
Puis ces trucages parfois sommaires, les effets de la Black Lodge qui font penser à du Terry Gilliam… Ça me plaît parce que ça me trouble, ça me questionne sur l'esthétique. Le tout est sublime. Le dernier épisode est d'une tristesse, d'une déprime et d'une violence noire, noire…Triste car la série s'arrête, mais aussi parce qu'il n'y a plus d'espoir. C'est curieux parce qu'il y a 25 ans, quand ça c'est terminé, ce n'était pas non plus l'euphorie, mais il y avait quelque chose de vivant, d'ironique, tout était encore ouvert, pop… Cette fois-ci, la fin est glaçante. On peut avoir 10 milliards de lectures sur Twin Peaks mais ce qui m'a frappé, c'est la figure de Lincoln qui est doublement présente dans la série. Et le rapport à l'histoire de l'Amérique, sur quoi elle s'est construite, le massacre des Indiens. Comme tu as un bon Cooper et un mauvais Cooper, tu as un bon Lincoln et un mauvais Lincoln…

Puis il y a les vieux trappeurs ou pionniers qui sont la représentation du Mal, à l'origine de la première plaie infligée aux natifs. Puis les essais nucléaires dans le désert américain qui ouvrent la faille, un viol du territoire… C'est ça qui est extraordinaire, le délire d'interprétation est reparti pour 25 ans. Le chiffre 8, l'anneau de Möbius, Lost Highway, Mulholland Drive… Curieusement, dans cette série, il explique beaucoup de choses sur son œuvre. Il fait du spiritisme avec sa propre filmographie parce que je crois que tous ses films sont convoqués. Même Dune avec cette île de la White Lodge, ces équipements mécaniques, la théière géante… Ah cette théière, on n'a pas Bowie donc on le met dans une théière géante. L'ironie absolue, c'est du Lewis Caroll, le thé du chapelier fou. C'est prodigieux de liberté. C'est très difficile de faire des films libres, mais Lynch pousse à rester inventif, sensible, habité… À rester soi-même tout en ouvrant l'imaginaire, c'est le rôle du cinéaste.

Merci beaucoup.

Retrouvez la première partie de cet entretien ici, et la seconde .

François est sur Twitter.