interview, Krampf
(c) Kevin El Amrani

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Music

Krampf : « À neuf ans, je faisais déjà de l'acid »

Geek roublard et rigoureux, le DJ et producteur parisien trimballe sa mèche crypto-gabber « dans cette vaste partouze qu'est devenue la musique depuis six ans ». Et offre, mine de rien, une cartographie d'une époque radicale et sans complexe.

Maillot de l'équipe de France, casquettes à visière épinglées au mur et armoire pleine de paires d’Air Max TN… Entrer dans l’intimité du jeune Krampf, c’est découvrir toute une collection d'attributs labellisés rue à l’ancienne, toute droit sortie des nineties. Des symboles qui évoquent, pour un mec né, comme moi, dans les années 80, les grandes heures de la dépouille et d’après-midi coupe-gorges au fond d’une ville pluvieuse de province.

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Krampf, lui, avait trois ans en 1998, alors la puissance du sac-banane, il se la représente uniquement. Une esthétique du malentendu qui ne l’empêche pas de porter, sur scène et en studio, une subjectivité sur l’histoire du rap français, qu'il détourne et s'approprie, à l'image de ses accessoires-totems. Et, de façon générale, de la musique contemporaine.

Serviteur des internets depuis plus d’une décennie, producteur, remixer, arrangeur ou pusher de projets vils et variés — en vrac et avec le sourire : Deepkho, Cosmonostro, DFHDGB ou OK Lou — Krampf trimballe sa bonne humeur et sa mèche crypto-gabber au cœur de cette « vaste partouze qu’est devenue la musique depuis six ans. En même temps mec, c’est en s’affranchissant des codes, qu’on se rend libre. Cela n’empêche pas d’être radical ni rigoureux. » Résultat ? Le kid de Paris fait cohabiter sans soucis Jul, Noisecontrollers et Alkpote dans une même playlist, à (re)découvrir — au hasard — chez Boiler Room l’année dernière.

L.O.A.S, les Casual Gabberz, Agar Agar pour qui il vient de créer une pochette ou Maud Geffray sont également assis à la table du festin nu de Krampf. Aujourd’hui, la logique qu’il tisse depuis une poignée d’année commence enfin à se rendre lisible. On a tenté de détricoter son fil rouge, une heure avant le lancement de la Coupe du Monde, posés dans la cuisine de sa colocation parisienne.

« Par contre mec on s’arrête pour l’ouverture à 17 heures et on reprend à la mi-temps ça te va ? ». Pas de problème, Lucien.

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(c) Esteban Gonzales

Noisey : Tu es fraîchement diplômé de la spécialité son de Louis Lumière si j’ai bien compris ?
Krampf : Oui, je ne suis plus étudiant depuis deux-trois semaines là. En fait, j'ai fait un an de prépa scientifique, un an de fac électronique et j'ai intégré Louis Lumière à Bac + 2. Je viens de sortir à Bac + 5. Super école, je recommande à fond. J'ai pas tout appris là-bas mais j’ai aimé leur vision du son. Attends, tu vas pas me faire une interview orientation là ?

Non pas de panique. D’autant que ton attrait pour la technique et le son remonte à bien avant il me semble…
Écoute, j’étais administrateur du forum de FruityLoops France à treize ans. Je passais mes journées à parler Plug-in avec des vieux qui ignoraient que je n’étais encore qu’un kid. En vrai, ça a commencé bien avant, alors que j’étais tout gosse, et que mon père a découvert qu’on pouvait faire de la musique avec des logiciels. Du coup, sur l’ordinateur familial, tu trouvais Cubase, Sound Forge et FruityLoops. Je passais déjà beaucoup de temps sur PC, et à côté de ça je faisais de la batterie.

Sur des velléités rock ?
Oh non. Je voyais plus la batterie comme une forme d’annexe à l’école. Après, je suis fils d’un ex-punk et j’ai été bercé par les Clash et les Bérus, mais là où j’ai grandi, personne dans mon entourage ne se rêvait en rocker. L’ambiance avec les potes c’était foot à fond. Limite Fruityloops, je trippais dessus en toute liberté, parce que ça me rappelait la boite à rythme de Béruriers Noirs, mais rien de plus. Rapidement, je me suis mis à refaire les rythmes que j’apprenais à l’école dans ReBirth. Pour les mélodies, je prenais des petites portées et je les rejouais sur la TB-303. En gros ça donnait de l’Acid, tu ne pouvais rien faire d’autre au final. Donc on peut dire que je faisais de l’Acid à neuf ans [Rires].

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Neuf ans ?
Oui à ce moment là, j’avais huit, neuf ans, et on devait être en 2004, 2005. Internet est ensuite arrivé à la maison, et je m’en suis initialement servi pour aller trouver des réponses à plein de trucs super cryptiques que je captais pas sur mon Fruityloops. C’était la grande époque de MSN, tous mes potes y étaient sauf moi. Lorsque je me suis retrouvé sur le forum de discussion de FL, j’ai tout de suite adoré le côté social du truc. Je profitais de mon côté insider-enfant pour dévoiler, ou pas d’ailleurs, le fait que j’avais, genre, onze ans. Et puis aux alentours de quinze, j’ai réalisé que j’étais un peu dans une ornière avec ce forum. On passait nos journées sur de la technique, mais je ne trouvais pas vraiment de pertinence artistique là-dedans. Ça nivelait un peu vers le bas.

Comme essayer de parler photographie à une convention d’optiques Nikon ?
Exactement. Et puis d’autre réseaux sociaux arrivaient, comme Twitter ou Facebook, sur lesquels je commençais à passer de plus en plus de temps. Je me suis donc détaché du forum. Et puis je commençais à maturer musicalement. Je tentais des instrus de rap à la maison. Mon père traînait à fond sur SoulSeek, tous les enfants de l’école le savaient et me passaient des commandes de Soprano ou de Booba. En voyant ça, il m’a filé des sons des Beastie Boys ou d’A-Tribe. J’ai trouvé ça trop bien, trop frais. Je me suis chopé des platines et j’ai commencé à acheté des pleins de disques, à sampler à fond, à écouter de la soul et à m’inspirer du travail de Q-Tip. Comme un bon petit écolier du boom bap quoi. Je produisais alors en binôme avec un ami sénégalais, qui est décédé brutalement. Sa disparition m’a traumatisé, littéralement, et pendant un an, j’ai mis la musique de côté. Et puis, un jour je tombe sur un track de Daren Ager, un truc de deep house, un peu influencé Detroit. Et là, je prends une baffe de ouf. Je tape Deep House dans Deezer, j’écoute huit compiles et je produis deux morceaux que je mets alors sur un SoundCloud.

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(c) Lucien Krampf

En tant que Krampf ?
Oui, en tant que William Krampf. C’était parti.

Ah mais William Krampf, le tueur de boucher ? Ludwig von 88 en fait ?
Je t’ai dit, je suis un fil de Punk. Mais bon, c’est mal orthographié, parce que le vrai titre du morceau des Ludwig, c’est « William Kramps ».

C’est génial. C’est une bonne comptine pour enfants en même temps.
C’est à cette même époque que j’ai signé sur un label croate qui m’avait repéré via mon SoundCloud. J’avais quatorze ans pour cette première sortie officielle, le deal était complètement illégal mais ça m’a bien fait découvrir SoundCloud, qui était, à cette époque post-MySpace, un site communautaire, basé sur l’échange, le conseil, le partage. Et pas du tout sur le nombre de vues. Les gens commentaient à fond, ils t’aidaient sur les morceaux. Aujourd’hui, ce n’est plus un réseau social, ce n’est qu’une vitrine. Bref, à ce moment-là je suis toujours en recherche, à faire plus ou moins de la house sur Internet, sans vraiment savoir précisément ce que je voulais faire, et c’est à moment que je tombe sur Electronic Dream d'AraabMuzik, mi-2011. Et c’est la méga-baffe de ouf. Purs drums, pur production. Gros choc. Du coup ça me rapatrie vers le rap. Et là les baffes s’enchaînent. C’est le début du cloud rap, Lil B, premier A$AP Rocky, retour de Gucci Mane avec sa mixtape Trap Back. On est début 2012. C’est également le pic du phénomène blog rap, avec pleins de mecs qui publient plein de liens et de discographies entières, l’hypertexte rebondit de partout, la scène est super excitante. En France t’avais Pure Baking Soda ou l’ Abcdr du Son… Et voilà où je me retrouve finalement, entre la house du New Jersey et le rap du Sud des États-Unis. Et ça a redessiné chez moi un creuset d’influence plus neuf, moins bibliothécaire. Moins genre, je me suis fait avec Bjork et Aphex Twin quoi.

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C’est à ce moment que la connexion avec DFH / DGB se fait également ?
Un peu après mais en gros, oui. J’ai vu en Hyacinthe un espèce de Nessbeal. En même temps moi ça faisait déjà quelques temps que je travaillais sur des logiciels de musique, donc on a connecté hyper vite. Tout ça c’était avant les rap contenders, même si faut bien avouer qu’aujourd’hui, si Lomepal et Damso sont connus, c’est grâce à Rap Contenders.

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(c) Esteban Gonzales

Mouais…
Mais si mec, c’est évident ! Ça a remis l’excitation sur le rap, sur des nouveaux crews. Avec le boom bap au centre. Moi j’en revenais un peu justement du boom bap et avec Hyacinthe, on n’avait pas envie d’arriver et de refaire du DJ Premier. D’où notre singularité. Et puis finalement, je savais comment on faisait un disque en fait. Disons que j’avais des connaissances, une vision sur le sujet. Et dans le même temps je commençais à recracher pas mal mes influences Araabmusik, trancy et Hardcore dans les prods. Je me mets alors à connecter avec Paul [Seul, NDLR] genre le jour de l’anniversaire de mes 18 ans. Et c’est là que le pont s’est fait avec ma seconde famille que sont les Casual Gabberz.

Jusqu’où t'emmène cet espèce de fil rouge que tu traces depuis près de dix ans maintenant ?
Depuis le début de notre discussion, on évoque des scènes, des courants musicaux. Et ça se tient à peu près, disons qu’on peut discerner des périodes. De mes six ans à mes dix-huit ans, c’est assez clair. Depuis l’explosion de la musique Post-SoundCloud il y a six ans, le melpot est général, tout le monde écoute tout le monde, tout le monde produit. Plus rien n’a de sens, mille solutions de diffusions existent désormais. Tout est consommé, écouté, digéré hyper vite. On vit dans une vaste partouze musicale et intellectuelle qui n’est plus vraiment traçable. Honnêtement, pour t’expliquer qu’est-ce que je fais et avec qui à ce jour, c’est le gros bordel.

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Aujourd’hui, le Djing est un format dans lequel tu t’épanouis bien ?
De ouf. Je vais sur SoulSeek depuis que j’ai huit ans donc ouais, il fallait. Quand je suis Dj, je bascule en mode compét’, Hip hop à fond, genre, “ mec faut que tu les fumes”. Ca peut paraître demeuré, mais je suis en mode guerrier. Je sais que d’autres Dj seront là, mais je veux que le public crie plus lorsque ce sera moi qui vais jouer. C’est con hein, mais c’est le sentiment que je veux provoquer. Comme quand Teki dit, « JE suis le meilleur DJ ». Je capte trop ce truc. Moi je veux arriver sur scène avec la même mentalité. Il ne faut pas se voiler la face, les Back2back servent aussi à se tirer la bourre entre Dj’s. D’autant que quand tu te fais allumer par le mec en face, crois-moi, tu le sens passer. Mais c’est très sain parce qu’au final, ces moments sont très, très riches d’enseignements. Donc, je n’arrive pas en mode « salut les amis je vais vous faire découvrir cette pépite Northern Soul ». Je veux que ce soit le feu du début à la fin. Je cherche des tracks pour mentaliser les gens. Et puis tu sais, quand je passe trois mois sur l’album de Maud Geffray, je vais avoir deux personnes maximum qui vont m’envoyer un message d’encouragement. Là, sur scène, avec le Djing, c’est aussi le moment où tu récoltes un peu d’amour de la part du public, c’est important pour ça le club. Et depuis peu, je produis des choses que je peux jouer en set, et ça c’est cool aussi !

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Tu fais des edits sur les morceaux de rap français que tu joues ?
Je déteste les edits, je n’en fais jamais. L’edit, je le fais en live. Après quand tu te prends « Paris » de Rohff dans un club, le track va prendre toutes les qualités du lieu ; le son est fort, la basse claque de ouf. Le morceau prend alors toute son ampleur, pas besoin d’edit. Un gros peak d’influence en terme de Djing, je le dois à Dj Slow de Pelican Fly. Ce mec a été majeur sur mon approche. Connexion de ouf. Mon b2b à ses côtés m’a trop appris. Sa radicalité, sa vision, sa patate, sa liberté, sa confiance, son savoir quasi-absolu sur le monde musical… Quel maestria ! Orgasmic, après qui j’ai joué deux fois, est une référence qui compte aussi énormément. Pareil, son approche, ses enchaînements sont des méga-leçons ! J’ai beaucoup observé leur technique. Ces gens m’ont beaucoup nourri.

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(c) Esteban Gonzales

Il y a quelque chose qui relève d’une certaine forme de radicalité dans « la dynamique Krampf ».
Il faut que je mange. Mais si ça me fait chier, je n’y associerai pas le nom Krampf. C’est là qu’est ma rigueur. Je sais aujourd’hui que les gens ne s’y retrouvent pas toujours, avec tous ces projets, ces remixes, ces morceaux que je ne signe pas tous de mon nom, mais qu’importe.

Pourquoi ne pas régler la question en sortant ton album ?
Parce qu’aujourd’hui, sortir un album, c’est concentrer un investissement marketing dans un format. Avant, les impératifs économiques réclamaient ce format, pour compenser et rémunérer les investissements matériels, de production ou publicitaires sur un artiste… Je ne dis pas qu’il ne faille pas le faire. Je dis qu’aujourd’hui, Internet nous permet de passer par beaucoup d’autres moyens d’expression justement. D’autres formats. L’album en est un, mais il est loin d’être le seul. Ce n’est plus une nécessité, ni une obligation financière. Regarde PC Music. Ils s’expriment morceaux après morceaux. De cette façon, ils ont empoigné une autre forme d’agenda. Moi, je ne freine pas, je n’ai pas peur d’accumuler de la matière et de la sortir quand, et surtout comme je le sens. Et jusqu’à maintenant, le cadre créatif album n’est pas ma solution. Maintenant, aujourd’hui, c’est qui compte, c’est que Krampf, il est là, il fait de la musique, il en vit et il est très content comme ça. S’il fallait dire quelque chose, ce serait ça.

Être contemporain de l’époque quoi.
C’est ça mec ! Mes premières discussions avec Hyacinthe tournaient justement autour de ça. Je lui disais, n'essayons pas d’être dans le turfu. Essayons déjà d’être contemporains. Si on arrive déjà à saisir notre époque, ce serait ouf. Par exemple, essayons de redonner un bout de sens à un mot comme « consensuel », mais dans le bon sens du terme. Dans le sens positif. Peut-être que je sortirai jamais d’album avec des morceaux historiques. Mais si je parviens à être un mini-marqueur de « comment les jeunes faisaient de la musique à cette époque », ce serait un truc de malade mental.

Krampf n’aura finalement pas vu le premier match de la Coupe du Monde. Il sert internet sur SoundCloud.

UPDATE : Krampf jouera le 20 juin lors de notre soirée Viceland x Rinse x Le Barboteur organisée sur le canal de l'Ourcq près du Dock B à Pantin, dans le cadre de notre Summer Week. Les infos sont disponibles ici.

Théophile Pillault est sur Noisey.