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Mai 2018

Les Caraïbes ont aussi eu leur « mai 68 »

Des Rodney Riots de la Jamaïque en passant par les révoltes des Antilles françaises, les îles de la région ont elles aussi connu une période d’agitation sociale.
Bob Marley pendant un concert à Dalymount Park, le 6 juillet 1980. (Photo via Wikimedia Commons)

Quand on parle de mai 68, on pense « Dany Le Rouge », pavés et barricades dans Paris. Mais à quelques milliers de kilomètres de là, les Caraïbes vivaient une série de révoltes comparables à ce que l’Hexagone expérimentait. Des Rodney Riots de la Jamaïque en passant par les révoltes des Antilles françaises, les îles de la région ont elles aussi connu une période d’agitation sociale - comme une bonne partie du monde à cette époque.

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Romain Cruse, géographe et enseignant à l'ICEA (Institut Catholique Européen des Amériques) soucieux de raconter cette histoire des Caraïbes révoltées, publie ce mois-ci Le mai 68 des Caraïbes (Mémoire d’encrier). Il y revient sur les évènements marquants de cette période, qu’il entrecoupe de savoureux portraits d’acteurs hauts en couleur de ces révoltes.

« Pendant une dizaine d’années j’ai vécu dans plusieurs pays des Caraïbes, » explique le géographe de Fort-de-France, de passage à Paris. « Ce qui m’intéressait, c’était de raconter une histoire contemporaine des Caraïbes, parce qu’il faut bien avouer qu’il n’y a pas beaucoup de productions universitaires sur ce sujet. » Du coup, on a profité d’un après-midi ensoleillé pour lui demander de nous conter ce 68 caribéen et ses conséquences 50 ans plus tard.

VICE : Existe-t-il des similitudes entre le mai 68 en France et celui des Caraïbes ?
Romain Cruse : Comme en France, les étudiants sont à la genèse du mouvement. L’autre similarité est que ce mai 68 très radical a par la suite été complètement dévoyé et corrompu par les politiciens au pouvoir, ce qu’on retrouvera ici aussi avec toutes les dérives de la gauche française.

Quel est l’événement le plus marquant de cette période de révoltes dans les Caraïbes ?L’évènement phare de l’année 1968 dans les Caraïbes a lieu en Jamaïque avec ce qu’on a appelé les « Rodney Riots », du nom d’un jeune professeur, Walter Rodney, qui enseignait à l’Université des West Indies à la Jamaïque. Rodney était très rebelle et cela se ressentait dans ses cours. Mais enseigner ne lui suffisait pas, puisqu’à l’université il ne touchait que des enfants riches. Alors, il a commencé à descendre dans des endroits plus inédits : dans les quartiers pauvres, sur des terrains de foot, dans des bidonvilles pour faire des « reasonings » pendant lesquels il échangeait avec les gens. Ainsi, Rodney a acquis une véritable influence. À tel point que le Premier ministre de l’époque le qualifiera « d’homme le plus dangereux du pays ». Un jour, après un déplacement au Canada, les autorités ont ainsi empêché Rodney de descendre de l’avion. Alors, ses étudiants ont lancé une manif et sont descendus vers Kingstown. Et sur la route, les habitants des bidonvilles se sont joints à eux. Cela a lancé une véritable révolution à la Jamaïque. Ils ont cassé des banques, des bus, ainsi que tous les symboles de l’État, des nouvelles élites indépendantes et des étrangers.

Que se passait-il à l’époque dans les Antilles françaises ?
À cette époque, dans les Antilles françaises, on se demande si l’on ne devait pas être indépendants. Il y avait aussi beaucoup de tensions raciales, puisque les Blancs contrôlaient l’économie. Les révoltes et émeutes vont partir d’événements relativement anodins, ce qui prouve bien qu’il existe un contexte général partout dans le monde à cette époque : il y a une ambiance, un terreau révolutionnaire. En Guadeloupe, cela a commencé dès 1967 quand un cireur de chaussures installé devant l’échoppe d’un commerçant blanc, s’est fait dégager à coups de pied. Du coup, les gens sont venus le défendre et l’émeute a commencé comme cela. Cela a débouché sur une grève des ouvriers. À la Martinique, c’est un peu le même schéma : tout est parti d’un accident de scooter qui a dégénéré en émeutes, avec des pillages et des morts.

Quel est selon vous l’élément déclencheur de cette vague de révoltes ?
Il faut d’abord préciser que le « mai 68 » caribéen s’étend sur une période bien plus longue qu’en France. J’ai tendance à dire que ce mouvement de révoltes a commencé en 1959 avec la révolution cubaine – qui a beaucoup inspiré mai 68 en France – et se termine à la fin des années 1970. Pour moi, tout part de cette révolution cubaine, qui va servir de modèle. Che Guevera devient ainsi la figure christique de ce mouvement. Que de jeunes cubains prennent le pouvoir pour mettre un terme à l’impérialisme américain, cela donne beaucoup d’idées aux étudiants partout dans le monde.

En France, mai 2018 est riche en contestations (étudiants, cheminots…) Est-ce le cas dans les Caraïbes ?
Bizarrement non, il ne se passe plus rien. C’est la grande question du moment : où est passée cette révolte ? Cette interrogation en appelle en réalité une autre : Que fait-on lorsque l’on ne peut plus se révolter ? On en est rendu à un point où on n’est plus dans l’organisation de la révolte sociale, mais dans la révolte de gangs qui protègent leurs petits quartiers. Il y a donc une sorte de violence du « tous contre tous ». On est parti de la lutte des classes en 1968, où les pauvres se retrouvaient contre les riches pour dénoncer un système. Mais dorénavant il y a du fatalisme, puisqu’on a vu qu’on ne changerait pas les choses. L’idée est de vivre malgré l’État, alors qu’avant, les gens avaient l’ambition de changer l’État. Du coup, on vit dans l’informel, on truande l’État tant qu’on peut, puisque l’État nous truande.

Vous expliquez dans votre livre que ce sentiment d’une ré volte vol ée se retrouve même dans la musique.
En effet, après cette vague de révoltes, on a assisté à une dérive du calypso, du reggae, des musiques conscientes, militantes… Dans les années 1980, on est alors tombé dans une musique festive – très « slack » comme on dit à la Jamaïque – qui a noyé la musique « consciente » dans un flot de gun songs qui ne parlent que de sexe, de violences et de vanité. On a un peu perdu le sens militant de cette musique, comme on a perdu le sens de 68. En somme, la culture a suivi le reste. Ce dévoiement de la musique vient aussi d’une volonté politique. Par exemple en Jamaïque, le gouvernement Manley des années 1970 encourageait le reggae conscient en envoyant des artistes représenter le pays à l’étranger, puis le gouvernement d’Edward Seaga (au début des années 1980) a bloqué tout ça et choisi d’envoyer des gens qui font de la chanson plutôt sexuelle. Le moment symbolique de cette période est la mort de Bob Marley, en 1981, qui est enterré par le nouveau Premier ministre, Seaga, qui prononce son éloge funèbre. En l’enterrant, il enterre aussi symboliquement tout ce qu’il représente.