La Suisse, l'autre pays du metal
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La Suisse, l'autre pays du metal

De Celtic Frost à Coroner en passant par Zeal & Ardor, Schammasch ou Nostromo, l'essentiel d'une scène aussi riche et foisonnante que méconnue.

On connaît la Suisse pour son chocolat, ses montres, ses banques, ses montagnes et sa neutralité, mais ce n'est probablement pas le pays auquel on pense en premier quand il est question de heavy metal. Pourtant, la Suisse a eu une influence profonde sur l'histoire du metal et continue encore aujourd'hui à boxer en catégorie Poids Lourds sur le plan international. Si l'on ajoute à cela l'émergence de nombreux nouveaux groupes et la reformation de plusieurs géants des années 90 et 2000, on obtient ce qui pourrait bien être la naissance d'un nouvel âge d'or du metal suisse. Selon l'Encyclopedia Metallum, il existe 122 groupes de metal par million d'habitants en Suisse, un chiffre qui, même s'il est loin du taux affiché par les pays scandinaves, place le pays assez haut dans les charts mondiaux. Mais dans un pays qui ne possède même pas de journal national à cause de ses différences linguistiques régionales, y a-t-il vraiment un sens à parler de « metal suisse » ? On trouve des groupes dans tous les sous-genres possibles, mais existe-t-il des liens qui unissent ces différentes branches ? Rien de plus banal que de dire que le paysage, la culture et la politique d'un pays façonnent l'art qu'on y produit, mais cela se vérifie souvent quand on en vient à parler de metal. Après l'émergence de plusieurs groupes de rock et de prog suisses ayant connu un certain succès dans les années 70, comme Toad ou Krokus, la scène metal suisse est apparue à proprement parler dans les années 80, avec les légendaires Celtic Frost. L'influence de Thomas Gabriel Fischer, leader de Celtic Frost ainsi que de son groupe précédent, Hellhammer, et de son nouveau projet Triptykon, est aujourd'hui immense. Après ses premiers albums de black metal/thrash, Celtic Frost s'est petit à petit tourné vers le doom et l'avant-garde, et leur son gothique et hypnotisant doit sûrement quelque chose au fait d'avoir été élaboré dans l'ombre majestueuse des Alpes. L'influence de ces montagnes sur le metal suisse se ressent partout aujourd'hui. Le groupe de folk metal Eluveitie est l'une des plus grandes réussites musicales du pays à l'étranger ; ils sont, en soi, suisses par essence – le mot « Eluveitie » signifie « Suisse » en ancien étrusque. Le groupe utilise des instruments traditionnels du terroir, comme la vielle à roue et la cornemuse, et l'un de leurs morceaux les plus connus s'appelle « The Call Of The Mountains » [L'appel des montagnes]. Situé ailleurs sur le spectre sonique du pays, le groupe de post-hardcore Oregon Trail cite les lugubres montagnes du Jura comme influences majeures en termes de son et de textes. La Suisse est également le pays de l'horlogerie de précision. Les villes sont éclairées par les néons des plus grandes marques de montres du monde ; des usines consacrées à la manufacture d'instruments industriels, de micro-électronique, de produits financiers et d'armes de petit calibre parsèment ses vallées. En tant que résidente du pays, je peux vous confirmer que le cliché selon lequel les suisses sont ponctuels est également vrai, et que nos trains partent très, très à l'heure. La culture suisse est profondément imprégnée de cet attachement à la précision, et la musique ne fait pas exception à la règle. Il y a un aspect technique et progressif distinctif, commun à toutes les sous-catégories de la scène metal du pays, au cœur de laquelle se trouve Coroner.

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Sans exception aucune, tous les groupes et musiciens suisses avec qui j'ai discuté pendant la préparation de cet article ont cité ces légendes du thrash progressif, originaires de Zürich, comme leur influence principale. On retrouve en effet la patte de Coroner, qui a connu son apogée au début des années 90, chez des groupes plus récents tels que Knut, Nostromo et Erkonauts. Coroner se sont récemment reformés après une longue pause, ont publié un album-rétrospective intitulé Autopsy en 2016, et ont donné une performance spectaculaire au Hellfest l'année dernière. Steve Huber, guitariste du groupe de metal progressif Time Grid, et professeur de guitare à l’École de Musique Contemporaine de Genève, parle de sa propre expérience : « Les albums Mental Vortex et Grin de Coroner m'ont énormément influencé, et m'ont aidé à éviter les clichés des mesures rythmiques classiques, à jouer avec les couleurs, les différentes techniques et les modes. » Bien qu'elle soit située au cœur de l'Europe, la Suisse demeure pourtant un pays quelque peu isolé et à part ; elle n'est pas membre de l'UE, et a adopté depuis longtemps une politique de neutralité dans les conflits internationaux. Ce détachement s'applique aussi au caractère national : les suisses sont, de manière générale, des gens modestes, qui ont tendance à ne pas se mettre en avant et à se faire discrets, une attitude qui se retrouve dans l'industrie musicale globale du pays. Les groupes qui se lancent dans l'aventure bénéficient de peu de promotion ; dans la partie francophone, le fanzine gratuit Daily Rock fournit des listings et des critiques de groupes metal, mais il n'existe aucun magazine de metal à l'échelle nationale, et étonnamment peu de sites internet dédiés au rock ou au metal. Malgré un niveau d'éducation musicale élevé dans les écoles suisses, beaucoup de musiciens avec qui j'ai discuté m'ont expliqué qu'en faire son métier n'est pas un choix très valorisé ici ; et qu'avec des salaires et un coût de la vie si élevés, le coût de renoncement que représente une vie de musicien à plein temps est très élevé par rapport aux autres pays. Évidemment, les différences régionales sont énormes : la Suisse est divisée en vingt-six cantons, et on y parle quatre langues officielles (le français, l'allemand, l'italien et le romanche grison) ; chaque ville possède ses propres caractéristiques et sa propre réputation en termes de metal. Frederyk Rotter, guitariste/chanteur de Zatrokev, et fondateur du label Czar of Crickets, basé à Bâle, note une différence entre les parties allemandes et françaises de la Suisse : « J'ai le sentiment que les groupes metal de la Suisse romande puisent leur inspiration dans les genres hardcore alternatif et punk, alors que la partie alémanique me semble être plutôt sous influence metal 'authentique' ou 'classique'. En Suisse allemande, quand on dit qu'un groupe sonne comme un groupe romand, tous ceux qui s'y connaissent un minimum comprennent ce que ça veut dire. » Mais Rotter distingue quelque chose, dans la production metal du pays, qui définit un son commun : une certaine froideur. « Peu importe que le groupe fasse partie des anciens – Young Gods, Celtic Frost, Fear of God, Bloodstar – ou des plus récents, comme Knut, Kruger, Nostromo, Unfold, Darkspace, ou Bölzer ; je dirais qu'il y a un truc de lugubre, froid et 'glacial' dans leur son, qui rappelle le climat et le paysage des Alpes. »

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C'est la scène musicale de Bâle en particulier qui a assisté à une explosion metal ces trois dernières années. En 2015, Zatokrev est devenu le premier groupe metal de l'Histoire à avoir été nominé pour une prestigieuse récompense musicale suisse, le Pop-Preis de Bâle, suivi par Schammasch, en 2016. Cette même année, Czar of Crickets a organisé le premier Czar Fest, dont la tête d'affiche était assurée par Schammasch, et en 2017, c'est au Czar Fest que le groupe Zeal & Ardor ont joué leur tout premier concert, avant leur ascension fulgurante. C'est Triptykon qui seront en haut de l'affiche pour l'édition de cette année. Voilà comment Rotter décrit la situation dans la ville : « L'année dernière, un journaliste allemand m'a demandé comment Bâle s'était transformée en 'ville metal', et c'est là que j'ai réalisé ce qu'il était en train de se passer ici. On a plus de groupes, de management, de labels et d'agences de booking que jamais, et beaucoup de jeunes gens motivés, qui poussent le truc en avant. »

Je vis à Genève, siège des Nations Unies, où l'on me répète à tout bout de champ qu'il n'existe plus de scène metal, et qu'elle a disparu à la fin des années 90 – et pourtant, en cherchant un peu, on s'aperçoit qu'il est possible de voir un groupe en live n'importe quel soir de la semaine (même si c’est devant un tout petit public). Tous les sous-genres ont leurs propres fidèles, qu'il s'agisse du post-hardcore complexe d'Impure Wilhelmina ou de groupes comme Cardiac, Voice of Ruin, Kess'khtak, Stortregn, Rorcal et Nansis, et les salles locales accueillent, mine de rien, certains des plus grands noms du metal ; rien qu'en 2017, en allant faire un tour dans mon repaire favori, l'Usine, je me suis retrouvée à headbanger devant Paradise Lost, Napalm Death, Cattle Decapitation et Power Trip, pour ne citer qu'eux.

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Debbie Smee, genevoise de longue date et metalhead de toujours, à l'habitude de traverser le pays pour se rendre dans les grandes salles de Zürich, Pratteln et Lausanne, et s'oppose complètement à ceux qui avancent qu'il n'y a plus de metal à Genève. « Bien sûr qu'il y a une scène ici, il suffit de la chercher », me dit-elle.

Définir une scène metal suisse est tout aussi difficile que de définir ce que cela signifie d'être suisse. Une scène n'est pas une communauté, ni un espace physique ; c'est une entité éphémère, imaginée, fluide ; la rencontre de différents groupements. Et nous assistons aujourd'hui à l'expansion, tout en douceur (et en fureur), de la scène metal suisse, qui jouit enfin de la reconnaissance internationale qu'elle mérite. Découvrez ci-dessous les noms de quelques-uns des groupes qui incarnent actuellement la vraie inventivité du metal suisse d'aujourd'hui. Zeal & Ardor

L'apparition de ce projet black metal à l'originalité ahurissante, initié par Manuel Gagneux, a fait l'effet d'une bombe en 2017. Son premier album expérimental, Devil Is Fine, qui mélange le black metal, le blues et les chants d'esclaves américains, a quasiment été salué dans le monde entier, et une série de concerts organisés à la hâte a confirmé qu'il pouvait aussi être défendu en live. Même s'il ne considère pas sa musique comme spécifiquement suisse, Gagneux a grandi dans les abords directs de Bâle, a recruté les membres de son groupe dans sa ville natale, et a récemment consacré son temps à terminer son service civil suisse. On ne parle pas encore de suite à Devil Is Fine, mais le programme de concerts pour 2018 est chargé, et le monde du metal retient son souffle en attendant de voir ce que Zeal & Ardor lui prépare pour l'avenir. Nostromo

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Cette formation hardcore/grindcore genevoise s'est élevée au rang de groupe culte à la fin des années 90 et au début des années 2000 avec des albums comme

Eyesore

(1998), Ecce Lex (2002), et le disque acoustique

Hysteron-Proteron

(2004). Terriblement brutal, mais doté d'une étrange profondeur émotionnelle, leur style unique de hardcore estampillé « Meshuggah n' roll » parlait de la désolation qu'il y a à vivre dans une ville sans identité. Leur statut culte n'a plus ou moins jamais changé, malgré une pause de quasiment douze ans, et ils ont effectué un soudain et triomphant retour à la scène en 2017. Nostromo sont actuellement en studio, en train d'enregistrer des nouveaux morceaux pour ce qui est l'un des albums de metal extreme suisse les plus attendus de 2018.

The Erkonauts

Également originaires de Genève, les Erkonauts citent les géants Coroner et Samael comme influence, mais leur prog/punk/industriel est totalement unique. Il est intéressant de noter qu'on parle plus des Erkonauts dans la presse étrangère que locale, ce qui témoigne du manque de soutien dont souffre le metal en Suisse, mais prouve aussi leur énorme potentiel dans le reste du monde - leur nouvel album

I Shall Forgive

ayant été, par exemple, extrêmement bien accueilli par la presse internationale.

Schammasch

Il y a beaucoup de groupes de black metal qui se placent du côté avant-garde du spectre suisse (Darkspace, Bölzer, Blutmond, 3 Day Of Silence), ce qui n'a rien d'étonnant au vu de l'héritage laissé par Celtic Frost. Mais c'est Schammasch qui font le plus de bruit sur le plan international, terminant en ce moment une tournée européenne avec Batushka. Ils jouent un black metal ambient, atmosphérique, et même si leurs clips sont tournés dans les paysages désolés de l'Islande ou des Pyrénées, ils puisent moins leur inspiration dans les montagnes suisses que dans la mythologie. Le nom Schammasch est un dérivé de Šamaš, le dieu mésopotamien de la justice, et leur dernier album est basé sur

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Les Chants de Maldoror

de Lautréamont.

Darkspace

Darkspace font du black metal ambient inspiré du mysticisme cosmique. Ce trio composé de deux guitaristes et d'un bassiste originaires de Berne (qui se présentent sous les noms Wroth, Zorgh et Zhaaral) ne donne pas de noms à ses morceaux et refuse toute interview, mais a réussi malgré tout à se faire une place de choix sur l'échiquier du black metal atmosphérique. S'inspirant au départ de Samael, Darkspace ont emmené cet aspect cosmique vers des sphères bien plus sinistres. Le groupe ne joue pas souvent live, mais en 2018, on aura l'occasion de les voir sur les scènes du Netherlands Deathfest et du Maryland Deathfest.

Bölzer

On peut grossièrement traduire le terme « Bölzer » par « libération chaotique d'énergie », description assez fidèle de ce duo, apparu à Zürich en 2008, et totalement impossible à cataloguer : un mélange de black, death, doom et rock psychédélique, et des textes faisant référence aux civilisations anciennes, au folklore et à Nietzsche. Incroyables sur scène, ils ont publié trois EPs et un album (

Hero

, en 2016), viennent d'achever une tournée en Australie et vont rempiler pour une série de dates européennes cette année.

Impure Wilhelmina

Voice of Ruin

Catherine Fearns est sur Twitter.