À Londres, la scène punk polonaise a trouvé un second souffle

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À Londres, la scène punk polonaise a trouvé un second souffle

Ils s'appellent Perma War, Low Rollers ou Radioactive Rats, ont élu domicile dans la capitale anglaise, et organisent des soirées où tout le monde chante polonais, parle polonais et boit polonais.

Photo : Radioactive Rats par Mariusz Fratczak En plein été, il y a trois ans, je me suis retrouvé dans une salle de concert caverneuse de Tottenham, au nord de Londres, baptisée T Chances. Ce soir-là, il y avait plein de groupes à l'affiche, qui ont balancé tous les genres musicaux existant entre le reggae/ska et le thrash/punk, et toutes les chansons étaient accueillies par un mur de hourras tonitruants. La foule, bras dessus bras dessous, dansait et criait les paroles, transpirant comme jamais, éclusant canette après canette. Mais mis à part ce constat plutôt logique pour un concert punk, un truc clochait : impossible de reconnaître le nom d'un groupe à l'affiche, ou la marque des bières vendues au bar, ni de comprendre un traître mot de ce que les gens chantaient. C'était une soirée 100 % punk polonais – parmi toutes celles qui se multiplient depuis peu au Royaume-Uni.

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En Pologne, le punk a émergé dans les années 80, accompagnant la colère sociale croissante qui grondait. Aujourd'hui, son héritage est toujours vivace dans la communauté des Polonais expatriés en Angleterre, par le biais de groupe comme Perma War, Low Rollers, Radioactive Rats et Pro Publico Bono, qui y ont créé une scène similaire – quoi qu'exprimant une urgence légèrement moins prégnante. Le son de cette nouvelle vague de punk polonais est porté par une énergie brute et implacable, qui emprunte autant à la scène hardcore 80's de Washington D.C et New York qu'à la rage typiquement britannique dont nous sommes familiers. Et sa tendance à tenir férocement tête à l'establishment en a fait un point d'ancrage communautaire, à une époque où une vague anti-immigration balaye le pays comme une sale épidémie de chaude-pisse, creusant encore plus le fossé entre les populations.

Perma War. Photo - Jude Kendall

Même s'il est vrai que la scène punk polonaise ne puise pas ses racines dans la même histoire que son homologue britannique, elle ne donne pas l'impression d'être une entité à part ; nombre de groupes polonais se rajoutent à l'affiche de concerts de vétérans comme Culture Shock ou The Restarts – mais depuis peu, elle a réellement commencé a prendre un essor qui lui est propre. « Clairement, il se passe quelque chose », m'explique Moscow, le chanteur du groupe crossover Low Rollers, quand je m'invite à une de leurs répètes, dans un local (désormais fermé) situé quelque part sous les arches du métro, dans l'est de Londres. « On n'a jamais cherché à mettre en place un truc délibérément polonais, ça s'est juste fait comme ça. Mais c'est vraiment une 'scène' à part entière, parce qu'on parle de Polonais qui sortent voir jouer d'autres Polonais. » Le corps parsemé de tatouages, crâne rasé et boots jusqu'aux genoux, Moscow évoque sa musique et sa vie à Londres avec décontraction. De retour au local, c'est un autre homme qui, accompagné du reste du groupe, enchaîne un à un les morceaux de sa setlist avec une passion qui fait trembler les murs et transperce les parois de mon crâne.

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Avant que la Pologne n'intègre l'UE en 2004, et que les gens comme Moscow puissent franchir plus librement les frontières des états-membres, établir une scène à l'étranger n'était pas chose aisée. Dezerter, un groupe formé à Varsovie en 1981, est issu de la scène polonaise originelle, et continue à tourner aujourd'hui. « Dans les années 80, il était impossible pour un groupe d'obtenir la permission de quitter la Pologne », se souvient le guitariste Robert Matera. « On ne nous donnait pas de passeports, parce que c'est le gouvernement qui les délivrait – ils ne voulaient pas que les citoyens découvrent la vérité de la vie dans l' 'occident dégénéré'… »

À cette période, le punk était la B.O. effervescente de la dissolution de l'Union Soviétique. Les groupes de l'époque était anti-communistes – ou en tous cas opposés au totalitarisme – et dénonçaient l'hypocrisie du gouvernement. Le groupe Tilt par exemple, canalisait l'énergie et l'irrévérence politique qui animaient les jeunes punks du pays, alors que d'autres, comme Dezerter, développaient un son incroyablement brut et abrasif, directement inspiré des impitoyables hivers polonais et de la pauvreté en constante hausse à l'époque. Leur musique suinte l'environnement sinistre et gris ainsi que l'architecture froide et angulaire qui constituaient le décor de leur vie quotidienne.

Radioactive Rats. Photo - Mariusz Fratczak

Sous la loi martiale soviétique, les groupes punk – comme Brygyda Kryzys, par exemple – n'avaient pas le droit de se produire en concert, à cause de leur nom ou de leurs textes. Dans son ouvrage Speak The Culture, Andrew Whittaker explique que les artistes devaient faire valider tous leurs textes par un censeur officiel avant d'être autorisés à entrer en studio. « Beaucoup de groupes changeaient simplement leurs paroles quand ils jouaient live » écrit-il, « bien conscients que le service de sécurité présent à la plupart des concerts aurait du mal à comprendre ce qu'ils chantaient. Les membres du public enregistraient les concerts et faisaient ensuite tourner les cassettes sous le manteau. »

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Même si les punks étaient perçus comme les « ennemis de la démocratie populaire » par le plus grand nombre, la scène s'est rapidement développée dans les milieux underground, et très vite, les fans ont commencé à s'échanger fanzines, vinyles et cassettes à travers tout le pays, de la main à la main, car les magasins refusaient encore de distribuer du punk. Avec l'émergence de groupes comme Sedes, venant de Wroclaw, la musique punk – et new wave par la suite – a pris une ampleur nationale. Bientôt, partout en Pologne les jeunes ont commencé à s'engager concrètement dans la lutte politique, un engagement qui allait conduire aux premières élections libres de 1989 et à l'effondrement du communisme.

Au début des années 90, nombre de ces groupes étaient prêts à exporter leur musique à l'étranger – mais non sans qu'on leur mette quelques bâtons dans les roues. Lors de la première tournée de Dezerter au Royaume-Uni en 1993, m'explique Matera, le groupe a été bloqué à la frontière par les services d'immigration britanniques, mis en cellule, puis rapidement renvoyé vers la France. « Ils pensaient qu'on venait s'installer en Angleterre pour y chercher du travail [illégal] ; on n'avait aucun moyen de se défendre, et personne ne voulait écouter ce qu'on avait à dire. » Les tampons figurant sur leurs passeports ont continué à les handicaper pendant toute la décennie, mais depuis, ils ont enfin réussi à venir jouer au Royaume-Uni – et depuis cette première tournée avortée, l'Angleterre a connu un changement radical autant dans les chiffres de l'immigration polonaise que dans les réactions qu'elle suscite.

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Actuellement, 826 500 polonais de naissance vivent au Royaume-Uni, selon les estimations de 2015. Tellement de gens sont partis chercher du travail à l'étranger depuis que la Pologne a rejoint l'UE en 2004 – et souffert de la transition d'une économie centralisée à une économie de marché – que le gouvernement de Varsovie a mis en place le programme Powroty [programme de retour], afin de faire revenir dans leur propre pays les Polonais qualifiés ayant émigré dans des états comme l'Allemagne, la France, l'Italie, l'Irlande et le Royaume-Uni. Le revers de la médaille, c'est qu'il semblerait qu'un vent de xénophobie se soit mis à souffler en Angleterre, alimenté par la peur d'être privé des services et ressources publics, et grossièrement transformé en « phénomène » à part entière par les tabloïds et la presse de droite. La connexion entre musique et politique est un sujet régulièrement remis sur le tapis lors de mes discussions avec différents groupes – avec le temps, ces deux thématiques sont devenues culturellement indissociables en Pologne, et c'est souvent le cas au Royaume-Uni également . « Dans les années 80, le punk rock s'apparentait à un style de vie pour beaucoup de jeunes », explique Renata Obrycka, de Pro Publico Bono, avec une certaine nostalgie dans la voix. « C'était une façon de s'opposer au système communiste et aux inégalités sociales. »

Perma War, en concert de solidarité à Warsaw 3. Photo - Joe Gamble

Avance-rapide jusqu'en 2017 : on fait aujourd'hui face à une inquiétante montée de l'autoritarisme de droite. En Pologne, le groupe Obóz Narodowo-Radykalny (parti nationaliste-radical) – qui tient son nom d'un mouvement antisémite des années 30 – rassemble des dizaines de milliers de participants lors de grandes marches organisées à Varsovie, et on dit que des alliances se tissent avec d'autres mouvements d'extrême-droite venus d'ailleurs en Europe, comme le Front National. Issues de cette tendance, des factions exportent leur haine comme en 2014, lorsque des néo-nazis polonais ont attaqué le public d'un festival à Tottenham, laissant un homme à terre (poignardé), non loin de T Chances, le club qui m'a fait découvrir la scène punk polonaise.

Fonctionnant sur le modèle d'une œuvre de bienfaisance, T Chances se décrit comme « une organisation mise en place par la communauté, pour la communauté, se spécialisant dans les arts, la musique, le théâtre et les projets communautaires. » Le club est susceptible d'accueillir des événements allant de boums d'anniversaires aux festivals grindcore, en passant par les cours de yoga et les soirées traditionnelles irlandaises. « La première fois qu'on nous a sollicités pour des soirées polonaises, c'était il y a quatre ou cinq ans », explique Kyle Potter, le manager des lieux. « Depuis lors, on en a accueilli des tonnes ; des amis polonais m'ont aidé à gérer le club, et d'autres ont bossé ici. Ils sont devenus partie intégrante du lieu. » Kyle raconte que c'est le Tottenham War Services (œuvre destinée aux vétérans de guerre) qui est derrière cette initiative, et que l'argent généré par les ventes au bar – dans lequel on trouve (quelle surprise !) surtout des bières polonaises – est consacré à l'aide des SDF et des jeunes en difficulté du quartier.

Mais que pense-t-il des liens supposés et de la présence éventuelle de l'extrême droite ? « Certains clubs stigmatisent parfois les Polonais, surtout dans la scène punk » continue-t-il, « parce qu'ils les voient comme des skins nazi ou je ne sais quoi. Mais les groupes polonais sont [souvent] plus engagés contre ça que la plupart des gens. » Quand j'aborde le sujet avec Moscow, des Low Rollers, il ne tarde pas à couper court à toute rumeur concernant de quelconques activités d'extrême droite à certains concerts du groupe. « Nous ne rencontrons jamais ce genre de problèmes lors de concerts, aucune violence politique ou quoi que ce soit de ce genre » me dit-il. « Jamais ici, à Londres, ni en Pologne. On n'est pas concernés. »

Nous sommes donc en présence d'une scène construite sur une sorte de « vivre ensemble » un peu mièvre, mais qui témoigne d'un authentique sentiment d'unité. « Je pense qu'il existe un lien entre toutes les scènes punk du monde entier », affirme Ewa Zablocka, des Radioactive Rats, un groupe basé à Nottingham, qui a passé 3 ans au Royaume-Uni après la fondation du groupe en 2003. « Le punk change au rythme du monde qui l'entoure. » Dans ce cas précis, une scène s'est construite lentement mais sûrement, en Angleterre, au cours de la décennie passée, et se pose comme l'incarnation brillante du terme galvaudé de « multiculturalisme ». Les groupes avec lesquels j'ai eu l'occasion de discuter ne semblaient pas particulièrement décontenancés par les réactions anti-immigration que les gens semblent adopter comme des moutons à travers tout le pays, et donnent l'impression d'être bien plus concernés par les situations désespérées dans lesquelles se trouvent certains clubs indépendants, forcés de mettre la clé sous la porte. Ceci étant posé, on peut imaginer qu'une scène capable de se développer et de survivre malgré la répression militaire des années 80 pourra résister à tout.

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