« Donnie Darko » et l'angoisse adolescente en musique

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« Donnie Darko » et l'angoisse adolescente en musique

Quinze ans après la sortie du film culte de Richard Kelly, toute une génération reste encore marquée par sa bande-son.

On a tous nos titres, honteux ou pas, qui nous ont un jour révélé qui nous étions vraiment. Des œuvres qui nous ont aidé à développer notre empathie, et nous ont exposé à des situations qu'on ne pouvait avoir connues dans nos patelins pourris. Le genre de trucs qui confirmait ce que vous ressentiez déjà, mais que vous n'arriviez pas à exprimer. Très souvent, on tombe sur ces œuvres à notre age le plus fébrile et impressionnable ; et elles ne nous quittent plus. C'est le bagage embarrassant de l'adolescence, que vous portez toute votre vie comme un fardeau, et dont, en toute honnêteté, vous n'avez jamais été vraiment capable de vous débarrasser. Un fardeau qui peut aussi bien être un album de Blink-182 qu'un autre de Justice. Et si vous étiez quelqu'un un minimum sensible entre le milieu et la fin des années 2000, il est quasi sûr que Donnie Darko fait partie de ce fardeau.

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À la fois tragique, sinistre, marrant, poignant, introspectif, ampoulé, absurde et, à certains moments, ridicule,Donnie Darko a été la rampe de lancement de la carrière de Jake Gyllenhaal qui refuse – encore 15 ans après sa sortie – de s'enfoncer confortablement dans un quelconque carcan. Le film, un travail obsessionnel et autobiographique sur l'amour écrit et réalisé par un fantaisiste de 26 ans, Richard Kelly, est devenu un annuaire de citations, une pièce maîtresse basée sur les horreurs vécues dans les suburbs de sa propre adolescence. Mais l'humeur générale de Donnie Darko – cette atmosphère anxieuse et angoissante qui plane sur chaque scène – est amplifiée par la parfaite symbiose créative entre la narration de Kelly et sa bande-son. Et plus que l'histoire seule, c'est ce sketchbook sonore qui a sans conteste réussi à implanter le film dans la mémoire collective de toute une génération.

Je me souviens de la première fois où j'ai vu le film, après être tombé sur une pub dans un numéro d'Empire, et ressenti l'envie urgente de passer enfin de l'âge de l'enfance à celui de l'adolescence. Ça n'a pas été le scénario ou les personnages qui ont d'abord retenu mon attention. En vérité, je les trouvais surtout incompréhensibles à l'époque. C'était l'atmosphère, le ton, les nuances qui m'ont aussitôt parlé. Je n'avais jamais écouté Tears For Fears de ma vie, mais après avoir entendu  « Head Over Heels », quand Donnie et sa bande de parias sortent par la porte arrière de leur bus scolaire, j'ai su qu'il se passait quelque chose. Que ce quelque chose ait eu une signification, que je l'ai aimé ou trouvé insupportable, je ne pourrais même pas le dire. Mais voir ce plan ambitieux de l'école m'a interpellé et poussé à me concentrer sur ce que j'étais en train de voir. Peu de choses ont été écrites sur cette brillante technique, ou ces qualités chorégraphiques - à quel point elles modèlent et encadrent le film tout entier, son propos et ses thématiques. Mais encore une fois ce n'est pas cette raison qui m'a retenue. C'était l'impression que ce film, ce morceau, avaient capté le truc. Ils avaient capté les horreurs du lycée, la complexité et l'absurdité de ce lieu marquant dans la vie de chaque être humain.

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À la manière de nombreuses collaborations iconiques du passé, l'alliance entre Richard Kelly et Michael Andrews – le compositeur, multi-instrumentaliste et arrangeur avisé derrière le score de Donnie Darko – a été quasi fortuite. C'est un ami commun qui a recommandé Andrews à Kelly, le définissant d'entrée comme un « génie » , « le mec de la situation », et qui a permis à leur collaboration de naître, après quelques rendez-vous seulement. Dans une interview pourAbout Entertainment, Kelly se souvient : « J'ai su aussitôt qu'il était très, très talentueux et qu'il allait pouvoir me proposer une bande-son vraiment originale. » Crucial dans n'importe quelle association, Kelly pouvait aussi sentir l'instinct collaboratif chez Andrew, « qui m'aurait permis d'être là et de jouer mon rôle d'éditeur comme je le voulais. »

Le premier résultat a été « Carpathian Ridge », qui est également la première partition qu'on entend dans le film. Avec son piano lancinant et son étrange simplicité, ce morceau instrumental nous prépare exactement à ce qui nous attend, d'une façon à la fois précise et flottante, tel un patient encore dans le vague après une anesthésie. Pour un film très segmenté, c'est une ouverture coup de poing, qui débute (pour sa version en salles) sur le moment où Donnie se réveille au milieu d'une route au sommet d'une colline : un corps sans vie étalé, un somptueux lever du soleil, un lent mouvement embrumé de la caméra. Mais ce qui vient juste ensuite démontre à quel point la portée de la bande-son est cruciale pour le film et sa longévité. À mesure où le générique et l'instrumental disparaissent, effacé par les premiers coups de pédale furieux de Donnie en route pour sa maison quelconque, dans sa ville de banlieue quelconque, retentit alors un riff qui nous est maintenant très familier, et révélateur : The Killing Moon d'Echo and the Bunnymen.

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Dans des moments plus prudents, Kelly a laissé glisser que l'edit était peut-être un poil faible pour son ambition d'emmener ce soundtrack encore plus loin, le décrivant comme « une sorte d'opéra ou de comédie musicale » avec ses « cinq interludes musicaux distincts, qui ont chacun leur signification dans l'histoire. » Et en effet, quand vous replongez attentivement dans le film, vous réalisez à quel point le boulot est grandiose. La manière dont « For Whom The Bell Tolls » (de Steve Baker et Carmen Daye) creuse cet horrible trou dans l'estomac avant la principale confrontation entre Donnie et Frank ; la litanie de ces distorsions dans la production ; l'utilisation des titres de Tears For Fears en guise d'étrange ponctuation de chaque évènement marquant du film… Ce sont tous ces détails qui, à chaque minute, contribuent à faire de la bande originale deDonnie Darko une expérience bouleversante.

Il y a une puissante connexion entre la clarté de la B.O. et l'habileté du choix des morceaux. Sérieusement : Echo & The Bunnymen, Pet Shop Boys, Duran Duran, Tears for Fears – Kelly et Andrews ont cueilli le meilleur d'une (autre) génération qui a su emballé la morosité de l'existence dans des hits synth-pop au ton relativement optimiste. La bande-son deDonnie Darko n'est pas juste un monde nostalgique à explorer, mais une galaxie entière de désillusions qui vous parle comme si vous étiez la seule personne à naviguer dedans. Quoi de plus séduisant pour un adolescent qui attend la première étincelle pour s'embraser que la confortable illusion que c'est seulement lui, et lui seul, qui se retrouve perdu dans cet univers infini, en proie à la morosité et la solitude. Mais Kelly prend soin de remodeler ses propres souvenirs de lycée, à la fois dans l'histoire et la musique, pour vous rappeler qu'en fait, vous n'êtes finalement pas le seul à ressentir tout ça ; que la solitude et l'angoisse sont des sentiments universels et inter-générationnels, et que le fait de le savoir est également réconfortant.

Cette rage qui vous habite n'est ni unique ni exclusive. Après tout, ces groupes sont des groupes que vos parents ont intimement connus avant vous. Et c'est pour cette raison que des millions de gens ont acheté la reprise de « Mad World » de Michael Andrews quand elle est sortie – la complainte dévastée qui clôt le film – et l'ont propulsé en tête des charts anglais, ce qui a poussé encore plus de gens à s'intéresser au film. Comme Kelly le note, elle a été consciemment choisie en tant que chanson capturant « cette angoisse égocentrique adolescente » et sert de climax parfait au film. Pas compliqué d'imaginer que la plupart des acheteurs du single étaient soit des ados en plein âge des désillusions, ou des parents, se rappelant à la nostalgie de cet âge-là. Fait rare, des gens qui n'étaient pas encore nés au milieu des années 80 peuvent désormais évoquer ces hits avec la même voix vacillante que ceux qui ont dansé et/ou dansé dessus à l'époque. Magie de Donnie Darko.

Il faut d'ailleurs rappeler que Richard Kelly n'avait que 26 ans quand le filma été terminé, après plusieurs réécritures du script. Si on prend cet élément en compte, on peut avancer que le génie du soundtrack est d'une certaine manière naïf, voire même un magnifique accident. Des années après que Donnie Darko se soit taillé son statut de film culte, Michael Andrews l'a décrit comme « une possible naïveté qui s'est muée elle-même en quelque chose d'original », ce qui est une manière plutôt romantique d'envisager les choses. Mais décrire la bande originale comme naïve serait minimiser à quel point son assemblage a été impeccable et méticuleux ; à quel point les morceaux sont fondus et cousus autour de chaque scène comme des boutons sur un manteau ; comment la simplicité et la hardiesse de la musique semble si réfléchie ; et comment, quinze ans après la sortie en salles du film, on a encore l'impression que c'est un des seuls films mainstream qui ait réussi à saisir ce que c'était d'être jeune, triste et perdu.

_Donnie Darko ressortira en Blu-Ray et DVD le 12 décembre prochain. _