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Music

Le fabuleux destin de Russ Solomon, fondateur de Tower Records

Il a créé la première chaîne de magasins de disques des USA, a planqué Michael Jackson dans une remise pour qu'il observe les clients et a vu l'industrie musicale s'effondrer de l'intérieur.

Russ Solomon devant l'enseigne de Tower Records à Broadway, en1987. Toutes les photos nous ont été fournies par Gravitas Ventures/All Things Must Pass.

« C’était le point de rassemblement de tous les paumés du coin. Quand tu ne savais pas où aller, tu allais à Tower Records » raconte Bruce Springsteen dans All Things Must Pass, le documentaire que Colin Hanks vient de consacrer à une des enseignes les plus emblématiques du monde de la musique.

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Et touts ceux et celles qui sont entrés dans un Tower Records pré-internet ne pourront qu'acquiescer. Car pendant ses 50 années de règne, Tower Records a offert bien plus que de simples disques à ses clients : c'était un paradis où on venait chercher le graal, la pièce tant convoitée, et accessoirement, rencontrer des gens et se tenir au jus sur à peu près tout ce qui comptait dans la vie.

« Je peux dire, sans exagérer, que j'ai dépensé plus d'argent à Tower Records que n'importe quel autre être humain », déclare Elton John dans le documentaire - qui rassemble un casting impressionnant, mais dont les véritables stars sont, en réalité, ceux qui ont travaillé pour Tower Records, à commencer par Russ Solomon, qui a fondé l'enseigne à Sacramento en 1960 après avoir repris la chaîne de magasins de son père, Tower Cut Rate Drug Store, qui vendait des disques pour jukebox et où il travaillait depuis l'âge de 16 ans.

Ce sont eux qui racontent, avec une fraîcheur et une spontanéité désarmantes, l'Histoire de Tower Records, de son explosion à San Francisco aux soirées délirantes sur Sunset Strip (un ex-employé se souvient qu'il reportait les dépenses en cocaïne dans la compta en les passant dans la colonne « essence pour monte-charge »), jusqu'à la chute de l'enseigne, qui n'est pas simplement dûe à l'arrivée du mp3 et s'avère nettement plus complexe qu'on ne pourrait le croire. En 1999, la chaîne Tower Records était estimée à 1 milliard de dollars. Sept ans plus tard, elle déposait le bilan.

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Plus qu'un simple trip nostalgique, All Things Must Pass raconte l'effondrement de l'industrie musicale avec une équilibre rare entre passion et détachement qui rend l'ensemble aussi fascinant que profondément humain.

Nous avons appelé Solomon chez lui, à Sacramento, pour parler du film, de l'industrie musicale et du jour où il a caché Michael Jackson dans la remise d'un de ses magasins pour qu'il puisse observer les clients.

Noisey : Comment s'est monté ce documentaire ? On t'a contacté ou bien tu étais partie intégrante du projet dès le départ ?
Russ Solomon : Colin, qui a grandi ici à Sacramento, m'a contacté pour me parler de son idée de faire un film sur Tower Records. Lui et son équipe ont souhaité me rencontrer et je leur ai dit qu'ils étaient dingues de se lancer là-dedans. Je trouvais que c'était une idée absurde, qui est-ce que ça pouvait bien intéresser un truc pareil ? Pourquoi gaspiller son argent ? Mais je les ai rencontrés et, après plusieurs heures de discussion, ils ont réussi à me convaincre de les suivre dans leur projet. Ça leur a pris 7 ans pour arriver à leurs fins, mais ils y sont arrivés.

Ça a été difficile de revenir sur toute cette histoire plutôt complexe ?
Non, en fait c'était très amusant. Tu t'assieds, on te sert un cocktail et tu raconte de vieilles histoires. J'ai adoré le faire et ils ont réussi à avoir plein de gens dans le film, ce qui ajoute vraiment un intérêt à l'histoire. Moi, tu sais, j'avais juste à raconter ma vie. Je ne suis pas un mec très sérieux. Mais eux avaient un vrai challenge : raconter 68 ans d'histoire en 90 minutes. Pas facile. Mais ils l'ont fait. Ils en ont fait une chouette histoire, où l'on retrouve tout l'esprit qui nous animait à l'époque et ça c'est vraiment génial.

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Le premier Tower Records à Sacramento en 1964

Un truc m'a marqué, et que peu de gens réalisent, c'est que le premier Tower qui a ouvert dans les années 60, était le premier magasin véritablement spécialisé en disques aux USA. À quoi ressemblait le marché du disque avant ça ?
Revenons un peu en arrière. Remontons jusqu'en 1941 - c'est l'année où j'ai commencé à vendre des disques, quand j'étais encore gamin. À cette époque, on trouvait des disques dans les magasins de musique, dans quelques supermarchés, et c'est tout. C'était un business assez marginal et plutôt maussade. Dans les années 40, 50 et 60, les gens écoutaient surtout de la musique classique et du jazz et ne prêtaient pas vraiment attention à la pop. Il y avait des magasins de musique qui vendaient de tout, mais la plupart ne vendaient que du classique ou du jazz.

Et puis il y a eu la guerre et après la guerre, les gamins ont arrêté de danser sur les big bands. Pendant un an, plus personne n'a dansé. Et tout à coup, la musique s'est mise à changer petit à petit, année après année, jusqu'aux années 60. Et au milieu des années 60, tout à changé à nouveau et là, c'est vraiment devenu fantastique. Le Summer of Love de 1967, tu ne peux pas t'imaginer à quel point ça a été important pour nous. Toute cette énergie qui émanait de San Francisco et Los Angeles, c'était fabuleux.

Si les choses avaient évolué différemment et que Tower Records existait toujours, qu'est-ce que tu aurais fait pour t'adapter à l'environnement actuel ?
[Rires] Très bonne question. Je me demande s'il existe une réponse. Au Japan, Tower marche toujours et les ventes de disques se portent bien. C'est le seul pays au monde où les ventes physiques s'élèvent à 80 % contre 20 % seulement pour le digital. Je pense qu'on aurait évolué de façon différente mais qu'on n'aurait pas laissé tomber la musique. Tu sais, on a été parmi les premiers à vendre du digital—assez mal, je dois l'admettre—et on vendait sur Internet, bien avant Amazon.

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Peut-être que si on avait disposé d'un peu plus de temps pour s'adapter, pour tester de nouveaux produits, pour prendre en compte les spécificités de chaque ville, les choses se seraient passées différemment. On aurait pû se mettre à l'occasion. On ne l'a jamais fait. Quand des chaînes comme Best Buy sont arrivées en cassant les prix au maximum, les seuls qui ont pu résister, ce sont ceux qui faisaient de l'occasion. Mais bon, qui sait ? Ce sont juste des suppositions. Ce qui est arrivé est arrivé, c'est sans importance.

Et aujourd'hui, la nouvelle génération se prend de passion pour le vinyle et même les cassettes.
Ça, pour le coup, c'est un truc que j'avais prédit il y a des années ! Une grande partie de nos clients, chez Tower Records, étaient des collectionneurs. On a tous été collectionneurs à un moment ou un autre. Quand tu es gosse, tu collectionnes les timbres, les boîtes d'allumettes, les auto-collants, ce que tu veux. Quand le CD a commencé à se faire ronger par le digital, les fans de musique se sont retrouvés sans rien à collectionner. Du coup, ils se sont accrochés à cette théorie qui veut que le vinyle ait un meilleur son, toutes ces conneries. Si tu veux mon avis, c'est purement psychologique. Le véritable avantage du vinyle, c'est la pochette. Tout à coup, tu as un bel objet, que tu peux collectionner. C'est ça qu'il manquait. Mais comme d'habitude, l'industrie musicale en profite pour faire n'importe quoi et tirer le truc vers le bas.

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L'équipe de Tower Records le jour de l'ouverture du magasin de Stockton en 1974

Le film parle beaucoup des liens entre Tower Records et les artistes, des sessions de shopping intensives d'Elton John au spot de pub chelou de John Lennon pour la boutique du Sunset Strip. Il y a un souvenir de cet ordre là qui t'a marqué plus qu'un autre ?
Mon préféré, c'est le jour où Bette Midler est venue et a enlevé tous ces disques du rayon Variété pour les mettre dans la section Rock. J'ai toujours aimé ça, les gens qui prenent leurs affaires en main. Et on n'était pas du genre à se formaliser.

Ce côté « rassemblement de paumés » dont parle Bruce Springsteen dans le documentaire, c'est un truc que vous cultiviez ?
Non, ça s'est fait naturellement. Les gens étaient comme ça. Tous les gens plus ou moins en lien avec la musique se retrouvaient là. Où d'autre auraient-ils pû aller, franchement ? Ils pouvaient discuter, découvrir de nouvelles choses, savoir ce qu'il y sortait de nouveau. Des tas de gens adoraient venir chez Tower.

Et puis il y avait les célébrités, comme Michael Jackson. Un cas intéressant : il était tellement connu qu'on ouvrait le magasin spécialement pour lui, tôt le matin, pour qu'il fasse ses courses—il adorait ça—et pour lui, c'était important de venir voir ce qu'il se passait chez les disquaires. Du coup, ça nous est arrivés de le planquer dans la remise pour qu'il puisse regarder les gens, voir ce qu'ils achetaient, ce qu'ils faisaient.

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Le Tower Records de Los Angeles sur le Sunset Strip en 1992

On dirait que Tower a vraiment pris le contrepied de ce qui se faisait dans les années 60 en termes de business. Les employés n'avaient pas d'uniforme, vous les recrutiez directement dans la rue et leur permettiez d'évoluer dans la société…
On ne s'est jamais dit : faisons comme ceci ou comme cela. On a laissé les choses se faire. On avançait comme bon nous semblait. Les fringues, la façon de parler, la musique : on portait, disait et écoutait ce qu'on voulait. Et on ne souhaitait donc rien imposer à personne. Ça me semblait naturel que les vendeurs ressemblent à nos clients ! On n'avait qu'une seule règle : vous deviez porter des chaussures. Mais comme personne n'y faisait attention, tout le monde ne la respectait pas forcément.

Quand on confiait un de nos magasins à un manager, on lui disait : voilà, c'est ton magasin. Tu peux prendre modèle sur nos autres boutiques, mais si tu veux faire les choses différemment, n'hésite pas. On demandait aux gamins qui s'occupaient des différentes sections de vraiment le gérer à leur façon. Et quand les choses ont changé, quand les banques ont commencé à mettre leur nez là-dedans et qu'on a vu arriver des gens qui ne faisaient pas partie de notre petite bande, tout s'est cassé la gueule. Les gens, si tu leurs donnes une responsabilité, même si c'est juste un tout petit truc, et que tu les laisse se débrouiller tous seuls, ils peuvent vraiment arriver à quelque chose de fabuleux.

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Solomon lors de l'inauguration du Tower Records de New York en 1981

Pendant longtemps, les disquaires comme Tower Records ont servi - on l'a dit - de lieu de rassemblements et de rencontres. Ils ont également joué un rôle d'influenceurs assez important. Est-ce que tu retrouves un équivalent de tout ça quelque part aujourd'hui ? Des endroits qui ont le même rôle, la même portée ?
Bonne question. Je ne sais pas. Il y a pas mal de petites boutiques ou de chaînes indépendantes—comme Amoeba, Waterloo Records à Austin ou Criminal Records à Atlanta, par exemple—qui ont su garder cet esprit-là. C'est plus facile chez les indépendants parce que tu n'as personne au-dessus de toi pour te dire quoi faire. Et les gens qui tiennent ces boutiques sont généralement de vrais passionnés. Donc oui, ça existe toujours, c'est juste moins visible.

Tower a été critiqué pour avoir justement, sur la fin de son existence, fait le jeu de l'industrie et provoqué la fermeture de nombreux disquaires indépendants.
Tout dépend de ce que tu appelles « disquaires indépendants ». Les bons disquaires, ils n'avaient rien à craindre de nous. C'est juste que forcément, quand tu as un business important, tu captes pas mal de public et ce public n'ira pas forcément ailleurs. On n'a pas provoqué la fermeture de ces disquaires. Beaucoup ont survécu. Mais c'est sûr que ceux qui n'avaient rien de particulier à offrir pour se différencier de nous, qui n'étaient pas solides, n'ont pas pû résister très longtemps.

Ce qui nous est arrivés, c'est que les banques ont pris le contrôle de nos magasins et ont, très vite, détruit tout ce qui en faisait le charme. Elles ont revu le management, renvoyé des tas de gens qui étaient indispensables à l'enseigne, et ont commencé à tout standardiser. Tower a perdu son âme, ce truc qu'on avait. Et Best Buy est arrivé par dessus tout ça pour nous donner le coup de grâce. Mais bon, c'est comme ça. Des gens arrivent avec une nouvelle idée et remettent en cause ce qui existe autour d'eux. C'est le jeu.

Il y a une leçon que tu retires de toute ton expérience avec Tower Records ?
Je n'ai aucun regret. Et la seule chose dont je suis certain, c'est que la musique ne disparaîtra pas. Ça continuera à passionner les gens. C'est une part importante de notre culture, de notre vie. La musique changera, mais elle sera toujours là. Il faudra juste chercher chaque jour un peu plus profondément, parce qu'elle ne se résume pas à Taylor Swift. Il y a des tonnes de trucs géniaux dont personne ne parle, plein de gens qui évoluent dans l'ombre et dont le disques ne sont pas distribués à grande échelle. Et ça continue à me donner la foi.

All Things Must Pass sortira en salles le 16 octobre aux USA. Plus d'infos sur le site du film.

Andrea Domanick est sur Twitter.