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Music

« Rubble Kings » raconte la vraie histoire des « Guerriers de la Nuit »

Réalisé par Shan Nicholson, le documentaire décrypte le style de vie des gangs new-yorkais des années 70 et montre comment ils ont donné naissance au hip-hop.

De 1968 à 1975, la guerre des gangs faisait rage à New York, même si elle fit au total beaucoup moins de morts qu'une année d'accidents de la route en France. Les jeunes issus des minorités ethniques américaines passant l'essentiel de leur temps à « troubler l'ordre public » et à coudre des écussons sur leurs vestes plutôt qu'à se poursuivre avec des sulfateuses. Du Bronx au Lower East Side, de Brooklyn à Staten Island, ces voyous luttaient à leur échelle pour protéger leur turf et se faire un nom, leur seul moyen de reconnaissance sociale. Jean-Pierre Laffont, photojournaliste français qui a traîné avec eux en 1972, le raconte d'ailleurs très bien :

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« Ils étaient tous Portoricains et parlaient espagnol entre eux. Beaucoup m'ont avoué n'être jamais allés à Manhattan – ils restaient à Brooklyn à faire leur loi en bas des immeubles. Je trouvais ça absolument admirable qu'ils se protègent entre eux. Ils n'avaient rien du tout : aucune fortune, aucun argent, juste un blouson avec écrit 'Savage Skulls' dans le dos ; ça leur donnait un sentiment d'appartenance. Ils m'ont beaucoup ému, mais j'ai dû les quitter après trois jours, car ils faisaient tout le temps la même chose… »

Le style de vie de ces gangs a été immortalisé dans des documentaires et films cultes comme 80 Blocks From Tiffany's et le fameux The Warriors. Shan Nicholson est un enfant de cette gang culture. Il a grandi avec les petits-frères de tous ces types, et a assisté au rétablissement d'une paix relative dans les quartiers à travers l'émergence du hip-hop. C'est ce qu'il a voulu montrer dans son film, Rubble Kings, qui est sorti cet été au Etats-Unis. On lui a posé quelques questions sur son enfance, sur le graffiti, sur la vibe new-yorkaise de l'époque et il nous a envoyé en cadeau une mixtape 100 % gang musique que vous pouvez écouter à la fin de l'interview.

Un parc de jeux pour enfants new-yorkais au début des 70's.

Noisey : Parle-moi de ton enfance.
Shan Nicholson : J’ai déménagé à NYC quand j’avais 5 ans. J’ai grandi à Long Island City dans le Queens au tout début des années 80, inutile de te dire que le quartier n’avait rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui. Tout était post-industriel et crado. Il y avait beaucoup de prostitution, des immeubles abandonnés. Je me souviens que les gens venaient ici en van et bennaient leurs déchets à même la rue, des vieux canapés ou autre, et puis ils traçaient. Mais en tant que gamins, on adorait notre quartier, on se servait de ces vieux canapés comme de trampolines pendant des heures. Notre passe-temps favori était de grimper dans les buildings abandonnés et d’explorer l’intérieur. On tirait le meilleur de tout ce boxon. Il n’y avait rien d’autre à faire, donc on se servait de ce rien pour en faire quelque chose.

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Shan Nicholson sur un train dans les années 80.

Tu as grandi en même temps que le hip-hop. T’avais l’âge d’aller aux block parties et de taguer des trains à l’époque ?
Je ne dirais pas que j’étais là dès les débuts, mais probablement la génération juste après. Je me souviens de ces fêtes au parc à côté de chez moi et de ces parties de handball avec « Trans Europe Express » de Kraftwerk qui était joué à fond pendant des heures dans les ghettoblasters. J’entendais ça à longueur de journée ! NYC était bien plus détendu à l’époque, les mecs se promenaient partout avec leur boombox et le son crachait dans tous les coins. Je me souviens que toutes sortes de musique sortaient de ces trucs. Mon quartier était à dominance hispanique, donc j’entendais beaucoup de salsa et de merengue.

Je voyais tous ces trains repeints, mais à l’époque où je m’y suis mis, vers 1988, la génération d’avant avait déjà arrêté de s’attaquer aux trains. En gros, on taguait partout ailleurs, à l’intérieur et autour du métro, dans les stations, sur les blocs électriques, sur les toits, on retournait toutes les surfaces.

Qu’écoutaient des gangs comme les Savage Skulls, les Seven Immortals ou les Black Spades ? Ils avaient des groupes affiliés ? Dis m’en un peu plus sur les Ghetto Brothers.
La plupart des gangs étaient plutôt ouverts musicalement. Ils écoutaient surtout du rock mais aussi du funk, du latin funk, etc. Il y avait des hymnes bien distincts pour chaque gang. Par exemple, Bambaataa m’a dit que l’hymne des Black Spades était « Soul Power » de James Brown. Quand Brown gueulait « SOUL POWER ! », le gang répondait « SPADE POWER ! »

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Les Ghetto Brothers sont les personnages centraux de Rubble Kings. C’était un des plus gros gangs du coin à l’époque, et ils étaient plus impliqués politiquement que la plupart des autres gangs de la ville. Et ils avaient en plus un incroyable groupe de funk. Les Ghetto Bros étaient responsables du fameux rassemblement pour la paix de Hoe Avenue dont on parle dans le film, lors duquel tous les gangs se sont réunis et ont mis leurs différends en suspend pour instaurer la paix [à l’image de la scène d’introduction du film The Warriors]. Cette histoire est dingue, c’est cet épisode qui m’a donné envie de tourner Rubble Kings.

Le siège des Seven Immortals dans le Bronx, une déco réduite au strict minimum.

Quand j’ai interviewé Parris Mayhew du groupe hardcore Cro-Mags, il m’avait confié qu’il se sentait en sécurité quand les Savage Skulls régnaient en seigneurs de guerre dans le Bronx, ils protégeaient en quelque sorte le quartier. Tu ressentais la même chose dans les années 80 ?
À mon époque, il n’y avait plus beaucoup de gangs de hors-la-loi. Mais je comprends oui, dans beaucoup de communautés, ces types faisaient régner l’ordre et protégeaient leur turf. Tous ces gangs sont nés dans les années 70, au milieu de l’épidémie d’héroïne, alors ils chassaient les trafiquants et les junkies. Il faut aussi savoir que la présence policière était quasi inexistante dans certains quartiers, donc les gangs représentaient une forme de police en quelque sens. Si quelqu’un te braquait ou t’agressait, tu pouvais aller voir le leader du gang en question pour qu’il rétablisse la justice. Dans le documentaire culte 80 Blocks From Tiffany’s, on voit différent membres de gangs (surtout les Nomads et les Savage Skulls), Noirs ou Latinos, qui posent devant des drapeaux à croix gammée, avec des casques SS, etc. Comment ils chopaient ces trucs ?
La majorité des gangs de cette période se lookait en référence aux Hell’s Angels et autres clubs de bikers. Ils s’identifiaient vraiment à la culture « outlaw » et à son lifestyle. Pour citer DSR, un des membres du casting de Rubble Kings : « Les Hell’s se rebellaient et voulaient choquer la société, alors on s’est dit que nous aussi on pouvait le faire. Parce que nous, on avait vraiment des raisons de se rebeller. » Donc les swastikas et toutes la panoplie du « outlaw » faisaient partie du délire. Au final, ils voulaient juste choquer et effrayer la masse, ils se sont réappropriés ces symboles et les ont adapté à leur vision.

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Les Bachelors (Bronx) dans leur activité favorite : l'escalade.

Il y avait des gangs qui se revendiquaient antiracistes ? Comment se partageaient-ils le turf new-yorkais ?
Tous les gangs du Bronx et de Brooklyn qu’on a étudié pour le film étaient mélangés ethniquement. Il y avait aussi des gangs à dominance blanche dans le nord du Bronx, comme les Ministers, les War Pigs et les Golden Guineas. La lutte était vicieuse pour conserver son territoire, on m’a dit que dans certains quartiers, les frontières étaient carrément fixées à deux blocks d’intervalle. Genre tu ne pouvais pas dépasser la poubelle située sur le trottoir d’en face parce que tu violais la propriété d’un autre gang. C’est assez taré à imaginer.

À quel âge tu as commencé à collectionner les disques et à faire le DJ ?
Vers 18 ans, je faisais des beats aussi, donc c’était surtout pour trouver des samples que je chopais les disques. Il s’agissait surtout de funk et de vieille soul, du rock et du jazz. Plus tard, quand j’ai commencé à animer des soirées, je me suis mis à digger vraiment, des vieux breaks, du disco, etc.

Les Dukes de Brooklyn, prêts à sortir en soirée.

Si tu devais choisir 5 disques qui ont cristallisé le New York de l’époque, tu prendrais quoi ?

1. AFRIKA BAMBAATAA & SOUL SONIC FORCE - « Planet Rock » : Ce morceau a tout changé. Il était joué partout, et a été l’ambassadeur de New York pendant au moins 3 années complètes.

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2. MC SHAN - « The Bridge » : J’ai grandi à quelques pas des cités de Queensbrisge, donc c’était l’hymne de notre quartier. On entendait MC Shan dans chaque bagnole qui passait dans la rue, tous les types qui traînaient avec une boombox l’écoutaient. Il était partout. C’est aussi le morceau qui a déclenché le beef entre Boggie Down Productions et le Juice Crew, dont tout le monde parlait dans les années 80.

3. JUNGLE BROTHERS - « Straight Out The Jungle » : Encore une fois, ce sont mes propres goûts, mais quand ce disque est sorti, il a changé le game. La production du morceau, la vibe dans son ensemble, tout ça était tellement frais et nouveau.

4. RAZE - « Break For Love » : J’ai choisi celui-ci parce que je l’entendais tout le temps quand j’ai commencé à sortir en club. Il était diffusé partout, ça a conduit pas mal de kids qui avaient grandi avec le hip-hop à s’intéresser à la house music.

5. SOHO - « Hot Music » : Cette chanson me renvoie également à mes années clubbing. Je l’associe toujours aux soirées Giant Step qui avaient lieu à la fin des années 80 et au début des années 90. Quand le beat partait, les gens formaient des cercles de danse et se livraient des battles. C’était un titre underground mais il a réussi à atteindre des tas de scènes différentes. Les fans de hip-hop l’adoraient, les fans de house l’adoraient, tout le monde l’adorait.

Parle-moi un peu de l’impact que le film The Warriors a eu à sa sortie, du culte qu’il a engendré depuis trois décennies et de la manière dont il a influencé ton boulot.
The Warriors a clairement été un film marquant pour New York. Chaque gosse que je connaissais l’avait au moins vu une fois. Quand on a tourné Rubble Kings, à la fin de chaque interview, je demandais à tous ce qu’ils pensaient de The Warriors. La plupart m’ont répondu en souriant et m’on dit : « Ca n’aurait jamais pu arriver dans la vraie vie. Si tu avais tiré sur l’un d’entre nous, tu n’aurais même pas pu atteindre la station de métro la plus proche, alors Coney Island… »

L’époque pré-gentrification te manque ou tu penses que c’est le cours des choses et qu’on ne peut rien y faire ?
C’est toujours un sujet délicat pour moi. Pour faire court : oui, elle me manque. Il y avait une magie qui entourait New York City qui s’est définitivement évaporée, dans tous les domaines. Il y avait un sentiment de danger et des multiples possibilités à tous les coins de rue. NYC est désormais dominée par la culture de l’argent et est devenue trop homogénéisée pour moi. J’aimais la crasse de mon enfance…

RUBBLE KINGS : la mixtape (vous pouvez la télécharger également ici)

Rod Glacial n'aurait jamais abandonné Ajax dans ce parc. Il est sur Twitter.