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Rétro : quand Frank Sinatra photographiait Mohamed Ali et Joe Frazier

Le chanteur aurait eu 100 ans en décembre 2015. À cette occasion, on revient sur un moment singulier de sa carrière.

S'il était encore en vie, Frank Sinatra aurait eu 100 ans le 12 décembre dernier, juste au moment où Conor McGregor (champion de MMA, ndlr) mettait K.O en 13 secondes José Aldo et inaugurait ainsi une nouvelle ère de domination devant des dizaines de milliers de dévots enragés que Sinatra lui-même aurait admirés.

Comme McGregor et tous les autres vrais mégalo, Sinatra a fait peu de pauses dans sa vie. Mais l'une d'entre elles a eu lieu à la fin des années 1970 alors que le chanteur réalisait ses « derniers » enregistrements avant de prendre officiellement sa retraite l'été suivant. Ce qui signifie que vers le printemps 1971 Sinatra cherchait quelque chose à faire, lui qui avait passé sa vie entière à s'occuper et qui était tourmenté par la solitude et les pensées suicidaires lorsqu'il était inactif. Et l'événement incontournable du printemps 1971, c'était le combat pour le titre suprême entre Mohamed Ali et Joe Frazier au Madison Square Garden, le 8 mars. Tous les gens un peu importants allaient être là : Miles Davis, Woody Allen, Walt « Clyde » Frazier. Burt Lancaster était commentateur. Norman Mailer avait été embauché par le magazine Life pour écrire un papier sur le combat, pertinemment intitulé – que ce soit pour Ali, pour Frazier ET pour Mailer – « Ego ».

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Le combat du siècle n'allait pas seulement être l'événement mondain de l'année, mais aussi un choc des cultures, pour ce pays enlisé dans les horreurs de la guerre du Vietnam et déchiré par celle-ci. Dans la grande métaphore qu'était devenu ce combat (les métaphores faisaient fureur dans les années 1960 et au début des années 1970), Ali représentait ce nouvel ordre mondial perturbé. Lui, la superstar afro-américaine effrontée, grossière, élevée au rang de héraut de la gauche anti-guerre, qui était tout juste revenu à la boxe après trois ans d'exil dus à son refus de servir au Vietnam. Lui, la terreur anti-establishment, le guerrier anti-raciste au casier judiciaire bien rempli. Frazier, quant à lui, était le sauveur calme et impassible de la droite américaine, de l'Amérique blanche, de l'Amérique du passé. Leur combat serait celui de deux idéologies.

Et Sinatra se devait d'y assister. Au-delà du besoin d'être vu, du besoin de faire quelque chose de sa vie, quoi que ce soit, le chanteur avait une longue histoire avec la boxe et Mohamed Ali. Six ans plus tôt, au sommet de sa gloire, Sinatra avait publiquement soutenu Floyd Patterson, ancien champion du monde et activiste des droits de l'homme, contre Ali, le Musulman noir, traître, gueulard, qui avait laissé tomber son pays. Sinatra avait espéré que Patterson détruise Ali, donnant ainsi raison à l'Amérique libérale et blanche et « récupérant le titre pour l'Amérique ». Quand Patterson échoua, essuyant une humiliante correction en 12 rounds, Sinatra qui, comme Ali, savait être cruel, tourna le dos à Patterson et ne lui adressa plus jamais la parole.

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Maintenant, au printemps 1971, bien après l'époque où, en libéral invétéré, il supportait la guerre du Vietnam, Sinatra devait trouver un moyen d'assister au combat d'Ali contre Frazier. Et Sinatra étant Sinatra, il devait être devant. À tout prix. Pourtant, les places étaient rares, même pour le président du comité, du coup Sinatra s'arrangea pour se frayer un chemin près du ring en prenant le rôle de photographe de Life, qui voulait des photos pour illustrer l'article de Mailer.

Comment Sinatra a-t-il réussi à avoir le job ? Cela reste un sujet qui fait débat. Certains disent que le chanteur, n'ayant pas réussi à obtenir une place pour le premier rang tout seul, a passé un marché avec le rédacteur en chef, Ralph Graves, qui a vu la valeur ajoutée d'avoir le nom du chanteur le plus connu de la terre en légende de la photo de couverture de son magazine. Mais Graves conteste cette version des faits, expliquant que Sinatra aurait de toute façon assisté au combat et avait également déjà prévu d'emmener un appareil photo avec lui, la photographie étant un de ses passe-temps favoris.

« Pour nos photos de l'événement, on comptait sur le collectif de photographes de magazine, notamment Neil Leifer et Tony Triolo de chez Sports Illustrated, qui ont d'ailleurs réalisé des clichés mémorables. Mais ça ne fait jamais de mal d'avoir une solution de secours, racontait Graves. Peu avant le combat [le journaliste Tommy Thompson] a appris que Sinatra s'était démerdé pour être sous le ring et qu'il s'apprêtait à prendre des photos avec toute une panoplie d'appareils. Tommy est allé essayer de convaincre Sinatra de nous laisser jeter un coup d'oeil à sa pellicule. On ne s'attendait pas à trouver des clichés que n'auraient pas déjà les photographes professionnels, mais ça valait le coup de regarder. »

Sinatra a dû voir quelque chose de spécial ce soir-là parce qu'au moins quatre de ses photos apparaîtront dans les pages de Life. Sinatra dira plus tard à Bill Gallo, journaliste sportif du New York Daily News : « J'ai eu quelques bonnes photos ce soir-là, mais je regardais surtout Frazier qui sortait trop sa tête, à la portée des coups d'Ali. Il défiait Ali, et j'ai dit au journaliste à côté de moi : ''Il va peut-être gagner, mais s'il continue comme ça, il va finir à l'hôpital à prendre tous ces coups'' ». Chanteur, acteur, photographe, et maintenant coach de boxe.

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Frazier a gagné cette nuit-là, suite à la décision unanime des juges, après avoir mis KO Ali pour la première fois de sa carrière. Les deux hommes se sont rencontrés sur le ring deux autres fois, pour deux victoires d'Ali, et Sinatra a finalement repris sa carrière deux ans plus tard. Ce qui signifie que sur sa première et unique mission en tant que photographe freelance, le chanteur natif de Hoboken a raflé le prix le plus convoité de l'histoire de la photographie : la couverture du magazine Life. Bien que cette photo de couverture – un étrange cliché d'un Frazier déformé acculant Ali sur le bord du ring – ait pu aider à vendre des magazines, elle n'a certainement pas fait l'unanimité. Dans une lettre adressée à l'éditeur, publiée la semaine suivante, l'ancien photographe de Life Robert W. fulmine contre son unique employeur, « Messieurs : je suis tellement en colère que je pourrais manger des clous et cracher des punaises. J'ai été photographe professionnel pendant 34 ans (environ 18 au service de Life) et ce qui m'irrite c'est votre couverture. Elle a évidemment été sélectionnée parce que Sinatra l'a prise plutôt que pour sa qualité esthétique. D'ailleurs, c'était une mauvaise photo. Ce que les millions de lecteurs de Life voulaient voir étaient le poing de Frazier fermement encastré dans la mâchoire d'Ali. » Kelley savait de quoi il parlait. Le photographe originaire de Seattle avait bâti sa réputation en couvrant la conquête spatiale ainsi que le mouvement pour les droits civils. Il se fractura une fois la jambe en fuyant un ségrégationniste peu désireux d'être pris en photo à Clinton, dans le Tennessee.

En attendant, des rapports disent que Sinatra a été le troisième homme le plus photographié à Madison Square Garden pendant cette soirée de mars 1971, devant même Miles Davis, paré de pourpre. Entre les rounds, les collègues photographes sportifs de Sinatra rivaient leurs objectifs sur le chanteur se tenant à côté d'eux, lui-même tenant un appareil. Même au moment de prendre sa retraite, Sinatra avait trouvé un moyen d'être au centre de l'attention.