FYI.

This story is over 5 years old.

Music

« Sans la culture, nous serions des machines » : une conversation avec Philip Glass

Le compositeur new-yorkais nous a parlé de sa collaboration avec David Bowie et de la façon dont il envisageait le futur de la musique.

Illustration - Dessie Jackson

Philip Glass parle avec cet accent désuet et abîmé de la Côte Est, qui se fait rare de nos jours. Un accent épais, mélodique et teinté d’une irrévérence qui trahit à la fois ses origines de Baltimore et les quarante dernières années qu’il a passées à New York.

C’est un contraste évident avec les oeuvres subtiles et sensationnelles qui ont fait de lui l’un des compositeurs contemporains les plus influents et prolifiques. Il marmonne, digresse, et son esprit vagabonde en permanence le long de nouvelles idées ; on réalise alors que son discours et sa création musicale suivent le même et unique procédé. Cette curiosité vagabonde est aussi sa marque de fabrique : son travail est montré aussi bien dans les opéras que dans les salles de concert, les théâtres ou les cinémas. Il été nominé trois fois aux Oscars. Et bien qu’il ait largement œuvré dans la musique classique, il est sans doute aussi connu pour ses collaborations en dehors de ce milieu, notamment avec Lou Reed, The Roots ou David Bowie.

Publicité

La plupart de ces rencontres ont eu lieu sur la scène du Carnegie Hall, pendant les 26 dernières années, lors du concert annuel de soutien que Glass organise pour la Tibet House - un centre culturel et éducatif qu’il a co-fondé à New York en 1987. Le concert a dépassé son objectif initial - récolter de l’argent pour préserver la culture tibétaine, et fait désormais don de ses bénéfices à diverses causes qui viennent en aide aux populations menacées dans le monde entier. Chaque année, Philip Glass y réunit un comité de professionnels de l’industrie musicale pour inviter une palette de musiciens pop et classiques, émergents ou confirmés, dont la plupart jouent pour la première fois devant les 2 800 personnes que contient le Carnegie Hall. Bien que le comité travaille entre six et huit mois à l’organisation de l’événement et à sa programmation éclectique, les artistes sélectionnés ne commencent les répétitions que la veille du concert, accompagnés du backing band de Patti Smith et d’un quatuor à cordes. Cette spontanéité fait tout le sel de ces performances uniques dont certaines sont déjà rentrées dans la légende - comme ce duo entre Caetano Veloso et Laurie Anderson ; ou Philip Glass en personne qui joue du piano avec les Flaming Lips.

L’affiche de l’édition 2016, qui s’est tenue le 22 février, proposait FKA Twigs, Iggy Pop, Gogol Bordello, Sharon Jones, Foday Musa Suso, Lavinia Meijer, Basia Bulat et Dechen Shak-Dagsay & Helge van Dyke. Les présidents d’honneur de la soirée étaient Chuck Close, Maggie Gyllenhaal, Peter Sarsgaard, Uma Thurman et Arden Wohl.

Publicité

Quelques jours avant l’édition 2016 du Tibet House Benefit Concert, on a eu une conversation téléphonique avec Philip Glass - 79 ans aujourd’hui - depuis son domicile new-yorkais, à propos de la programmation de l’événement, du concept de collaboration et du futur de la musique.

Noisey : La musique de David Bowie a toujours été très présente dans les éditions du Tibet House Benefit Concert ; il y a lui-même joué deux fois, et ses chansons ont souvent été utilisées comme base de travail. Pensez-vous que certains artistes y feront référence cette année ?
Philip Glass : J’imagine que oui. C’était quelqu’un de très important dans ce monde. Il habitait ici, pas très loin, en centre-ville. Les gens le connaissaient, il travaillait avec pas mal de monde. Mais c’était quelqu’un de très discret. Il sortait très peu. Sa mort a déclenché une vague d’émotion extraordinaire. Je pense que les gens ont été tout bonnement surpris. Je me suis dit : « On doit tous mourir un jour, mais non, pas David ! » Ça a été un vrai coup dur.

Bien que vous et Bowie ayez travaillé dans des genres distincts, on retrouve cette même impression de présence et de fluidité dans votre musique, et vous avez tous deux reconnu avoir été mutuellement influencés. Vos premières symphonies étaient basées sur ses albums avec Brian Eno, Low et Heroes. Dans quelle mesure vous a-t-il influencé, et comment envisagez-vous votre influence mutuelle ?
Et bien déjà, David et Brian ont commencé la musique sur le tard. David était d’abord un peintre, et Brian, je ne sais plus ce qu’il faisait. Ils sont ensuite devenus de formidables compositeurs de mélodies. Passionnants. Je pense sincèrement qu’ils étaient, parmi tous les compositeurs - et peu importe de quel genre musical ils venaient - ceux qui ont écrit les plus belles mélodies que je n’ai jamais entendues. Et j’étais très impressionné par eux car c’était du pur talent. Eux ne sont pas allés au conservatoire, comme j’ai pu le faire. Non, rien de tout ça. Ils avaient du talent. Et Brian en a encore.

Publicité

À cette époque, je n’avais pas encore écrit une seule symphonie. C’était dans les années 80, ou début 90. J’avais écrit des opéras, et toutes sortes de musique classique. Je voulais me frotter à une nouvelle forme d’écriture, et j’ai eu l’idée d’utiliser le thème d’un compositeur - c’était déjà chose courante dans la musique classique, quand on dit « variations sur un thème de » suivi du nom du compositeur, Haydn ou Paganini ou Chopin… [j’ai rajouté les noms pour illustrer] C’est une idée très pertinente, et les gens aiment ça parce qu’ils connaissent déjà le thème. Je connaissais David depuis déjà quelque temps, je l’avais rencontré, je crois, au début des années 70 lorsqu’il avait joué pour la première fois au Peppermint Lounge, si je ne me trompe pas. Quelqu’un se rappelle du nom exact de l’endroit ? Non, personne ? [Rires] Je le connaissais depuis ce temps-là. Et nous étions restés en contact depuis.

Je lui ai alors téléphoné et expliqué ce que je voulais faire. Il était très intéressé par l’idée et a accepté de participer. La première pièce était la Symphony No. 1 (1993). J’ai utilisé des thèmes de l’album Low (1977) comme base de travail, et j’ai aussi composé ma propre musique pour compléter la symphonie, et parfois la mélanger avec leur musique. C’était vraiment pour moi une manière d’intégrer ce qu’ils avaient composé. Quand ils travaillaient ensemble, ils ne discutaient jamais de qui avait fait quoi. Je n’en savais rien. Et de la même façon, lorsque je travaillais sur ma symphonie, je devenais une sorte de collaborateur invisible, parce que ça sonnait comme leur musique, mais ce n’était pas du tout ce qu’ils auraient fait à ma place.

Publicité

Disons que ça m’a obligé à écrire de la musique classique de telle façon que les pièces symphoniques sont devenues le témoignage de l’orchestre lui-même. Je n’avais jamais fait ça auparavant. Ils m’ont donc été d’une grande aide. D’ailleurs, j’ai terminé ma Symphony No. 10 il y a environ deux ans, et je suis sur le point d’entamer ma Symphony No. 11. J’ai donc commencé sur le tard moi aussi : j’avais déjà la cinquantaine quand j’ai écrit ça !

C’est intéressant, parce qu’on a l’impression que l’ère numérique se prête très bien à ce genre d’échange et de collaboration.
Je crois que vous avez raison. Et pour moi ça fonctionnait bien parce que j’étais l’un des premiers à utiliser des pianos numériques et de la musique amplifiée dans le monde de la musique classique. Peut-être même le tout premier. Maintenant on en voit partout, et c’est bien normal. Faire de la musique avec ce nouveau type d’instruments est accessible à quiconque, et ça permet de collaborer beaucoup plus facilement, d’échanger les instruments. Par exemple, lors des concerts du Tibet House, il y a Iggy Pop qui joue, et déclame de la poésie ou fait des arrangements de ma propre musique… et j’écris justement avec cette idée en tête. C’est génial et vraiment amusant à faire.

Il y a cette question que vous posez souvent, et qu’on vous pose souvent : « D’où vient la musique ? » Vous répondez que la musique est un lieu, qu’elle est ancrée dans une idée de lieu.
Quand on dit « lieu », il faut entendre son usage poétique. Cela dit, c’est bel et bien un endroit vers lequel on va. Le mot « lieu » est le seul qui a la capacité d’inclure et d’expliquer toutes les différences. Je parle de l’expérience de l’écriture musicale. La double expérience d’envisager la musique pour moi, et pour vous de l’écouter. Et donc de l’écrire.

Publicité

Comment est-ce que ce « lieu » se modifie dans le contexte d’Internet et d’hyper-connectivité dans lequel on est plongé ? En quoi est-ce que ça modifie les « lieux » qu’on occupe lorsqu’on fait, écoute ou parle de la musique ?
C’est une question très intéressante. Mes enfants sont adolescents. J’ai un fils de 14 ans qui joue de la musique, et travaille sur Internet. Ce que je réalise - et je crois que tout parent pourrait vous le dire - c’est qu’il commence à travailler dans un monde et un langage que je ne comprendrai jamais de la même manière que lui. Ce qu’il écrira et écoutera dans 30 ans est… je n’ose même pas imaginer.

D’un autre côté, je pense que ma génération est bien plus une génération de transition. On est passés de la musique acoustique à la musique amplifiée, puis à la musique électronique et enfin la musique visuelle. Et envisager la composition musicale en termes de constructions binaires plutôt que de sonates est une toute autre démarche mentale. Radicalement différente, en réalité. Mais si on parle du développement numérique des formes d’écriture musicale, alors soit c’est une sonate, soit c’est autre chose. Pourtant il y a encore 10, 15 ou 20 ans, personne n’essayait de penser différemment. Aujourd’hui, à nouveau, des gens commencent à sortir du cadre, et parfois ils n’écrivent même pas la musique : elle est décrite d’une autre façon, sans utiliser le système de notation que l’on connait. On vit donc une période très, très intéressante. Je pense qu’il y a beaucoup à apprendre du passé, mais il y a encore plus à apprendre de ce que l’on ne connait pas encore.

Publicité

Pensez-vous que cette culture d’autonomie créatrice que permet la technologie freine ou, au contraire, encourage la créativité musicale ?
Vous savez, la culture, c’est la culture. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut quantifier ou même remettre en cause. La culture, c’est ce que l’on fait, vous comprenez. Il n’existe pas de « bonne » ou de « mauvaise » culture. On peut juger la façon dont les gens évoluent au sein d’une culture, mais la culture en elle-même ne peut pas être jugée comme un élément indépendant. Alors pour répondre à la question, disons que oui, la technologie est bonne pour la culture. Car sinon, quelle serait l’alternative ? Ne pas avoir de culture ? Non, on n’a pas le choix. C’est ainsi que s’expriment les êtres humains. C’est ainsi que fonctionne notre mémoire collective, et c’est ce qui nous permet de nous souvenir du passé. C’est ainsi que l’on peut comprendre le passé lointain et les choses du futur. Il n’existe pas d’autre façon de faire. Sans notre culture, nous serions des machines. Et, vous l’imaginez bien, nous n’aurions pas grand chose à nous raconter.

Mais quand on y pense, vous comme journaliste, moi comme compositeur, nous évoluons dans deux univers différents, nous n’avons pas le même âge, et nous sommes à deux moments bien distincts de nos vies. Et pourtant, nous sommes investis dans le même projet, qui est de faire de la musique, de la présenter, et d’écrire à ce sujet. Et c’est quelque chose de très commun pour nous. Quelque chose que l’on peut partager, même si nous avons des points de vue très différents. Et tout cela se fait sans effort. C’est-à-dire que je sais ce que vous pensez de moi, et vous savez ce que je pense de vous. Il est très important pour les générations de se comprendre entre elles. Pour savoir lire la poésie et l’écriture, voir les peintures, écouter la musique d’une autre génération : la culture est plus parlante que n’importe quoi d’autre. Plus importante que les statistiques, et plus importante que l’éducation.

Publicité

C’est intéressant de vous entendre dire ça, car le rôle de la musique au niveau culturel a énormément changé depuis votre adolescence.
Absolument.

Alors imaginons votre fils de 14 ans à votre âge : quel sera alors le rôle de la musique ?
On a retrouvé des instruments fabriqués par des êtres humains qui datent de 80 000 ans avant J.-C. Une petite flûte faite à partir d’os de pigeon. La musique a toujours accompagné l’homme civilisé, cet être humain doté d’un cerveau et qui peut penser, juger, imaginer, créer. Je ne sais donc pas quel rôle la musique aura, mais une chose est sûre selon moi, elle sera toujours présente.

Pensez-vous que la musique sera toujours une force motrice de notre culture ? Beaucoup de gens disent qu’elle a tendance à s’effacer aujourd’hui.
Ce n’est pas vrai, et je pense que ça a toujours été la même histoire : dans les années 60, à mon époque, et dans les années 70, et 80… Et ça continue aujourd’hui encore. Vous savez, je côtoie aussi des jeunes compositeurs, qui ont dans les 20 ou 30 ans. Et bien ils sont passionnés par ce qu’ils font. Pour eux la musique ne s’arrête jamais. Alors peut-être qu’on ne pourra plus la trouver dans les magasins de disques, peut-être même qu’il n’y aura plus de magasins de disques, mais on la trouvera sur Internet. On ira chercher la musique sur YouTube. Vous savez, tout est sur YouTube. Je peux même auditionner des chanteurs sur YouTube ; je n’ai même plus besoin d’organiser une audition physique. [Rires] Je n’ai qu’à les écouter. Internet a rendu la musique beaucoup plus omniprésente, en réalité. Quelqu’un me demande : « Tu as entendu tel artiste, telle musique ? » Je réponds « non », je tape le nom de l’artiste dans mon navigateur, et hop, c’est instantané ! Je n’ai plus à attendre de le voir en concert.

La sphère de l’information dans notre monde contemporain se porte très bien. Il n’y a pas que ça, mais quand même : mon expérience me fait dire que la technologie a accéléré l’échange de la musique parmi les jeunes et entre les générations. C’est pourquoi je crois que c’est une période très féconde pour travailler avec des artistes. Par ailleurs, on associe généralement le renouveau artistique aux périodes sombres de la société. Et je pense que personne ne contredira le fait que nous avons énormément de problèmes. Et c’est justement là que le monde artistique est le plus fertile. C’est déjà arrivé dans les années 60, et c’est ce qui arrive aujourd’hui, 60 ans après.

À quoi ressemblera la musique du futur ?
Je pense qu’aujourd’hui que les genres foisonnent comme jamais. Je pense que les gens commencent à vraiment travailler ensemble. Je vois tellement de pièces de théâtre qui incluent de la vidéo. Je vois le mélange entre la musique enregistrée et la musique live, entre la performance enregistrée et la performance live. Toutes sortes de choses sont en train de se passer. Je crois qu’il y a une prolifération de nouvelles choses.

Mais concernant le futur, je ne sais pas vraiment quoi répondre. [Rires] Je ne peux rien vous dire. Je suis en train de parler comme une sorte de vieux sage, mais en réalité, j’ai vécu tellement d’expériences diverses, que tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il y a beaucoup de choses que je ne sais pas. Si je pouvais envisager quelque chose, et d’ailleurs je l’envisage au présent, c’est que la passion de ma vie, soit toujours sincère. Ca, j’y pense sans arrêt. Andrea Domanick est sur Twitter. [[recommended]