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Music

Le musée ABBA est plus flippant que n'importe quel autre musée au monde

Le lieu dédié au célèbre groupe pop des années 70 nous dit bien plus de choses sur la Suède qu'on n'aurait pu l'imaginer.

Photos - Åke E:son Lindman

Si vous n'êtes jamais allés à Stockholm, je vous recommande chaudement de le faire. La ville est construite sur un chapelet de 14 îles, reliées entre elles par des ponts ; un délice pour se balader à vélo. La plus impressionnante et la plus bizarre de ces îles est probablement Djurgården, dont toute la surface habitable est constituée de musées. Elle abrite Skansen, qui est à la fois un musée architectural en plein air et un parc zoologique. On y trouve aussi la Thielska Galleriet, une galerie d'art consacrée aux œuvres de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, le musée Nordique, dont le but est de préserver l'histoire de la région, ou encore le célèbre musée maritime Vasa. Et depuis 2013, il y a aussi le musée ABBA, qui contient exactement ce que son nom indique.

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Le musée ABBA endosse également le rôle de Music Hall Of Fame de Suède, eh ouais. La Suède est un pays d'environ dix millions d'habitants, ce qui rend d'autant plus impressionnante leur capacité à produire en série des groupes aussi différents que Robyn, The Knife, Entombed et Refused (qui sont tous célébrés d'une manière ou d'une autre dans le musée). Mais chacun de ces artistes n'a seulement droit qu'à un espace de quelques centimètres au sein d'une salle qui fait peut-être le quart de la taille totale du musée ABBA. C'est une sorte de déclaration officielle du gouvernement suédois : quand bien même rassemblerait-on tous les bons musiciens que le pays a enfanté dans le passé et enfantera à l'avenir, jamais ils n'auront la même importance dans l'histoire musicale de la nation qu'ABBA.

Du milieu des années 70 au début des années 80, ce groupe constitué de deux hommes et deux femmes a publié huit albums qui se sont vendus à environ 400 millions d'exemplaires. Ils ont écrit « Dancing Queen », probablement la plus grande chanson sur la danse jamais enregistrée, et « Waterloo », sûrement le morceau le plus catchy ayant utilisé Napoléon comme métaphore centrale. Leur musique a servi à adapter Mamma Mia !, huitième spectacle resté le plus longtemps à l'affiche à Broadway, et film ayant généré 600 millions de dollars de bénéfice, avec Meryl Streep au casting, laquelle a attribué à la représentation du spectacle original sur Broadway le mérite de l'avoir aidé à passer le coup de blues post-11 septembre. Rien que ça. Même Axl Rose était fan, mais bon, ce n'est plus vraiment un système de valeurs à l'heure actuelle.

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Si on met de côté ce musée à leur gloire, il est difficile d'expliquer pour nous autres à quel point ABBA sont à ce point populaires dans leur pays natal. Prenons le comme ça : imaginez que Nas et Kelis soient toujours ensemble, et qu'ils décident de monter un projet avec leurs amis proches, Jay Z et Beyoncé. Et puis après ça, imaginez qu'en plus de devenir instantanément le groupe le plus connu des États-Unis par le simple fait de son existence, on confie à ce groupe la tâche implicite de devenir internationalement célèbre et de représenter les États-Unis dans le monde entier, car il n'y aurait littéralement jamais eu aucun groupe américain célèbre avant eux. Imaginez maintenant qu'on soit dans les années 70, que ce groupe, aussi curieux que ça puisse paraître, ait réussi à atteindre cet objectif fou, et plusieurs fois par dessus le marché, et qu'ils soient plus Suédois qu'un putain de meuble IKEA. Voilà, c'est ça ABBA.

De nos jours, beaucoup des songwriters les plus demandés dans la pop sont suédois, et ils restent le plus souvent dans l'ombre. Des spécimens au talent subtil comme Max Martin, Shellback et RedOne finissent tous par filer leurs compos ultra efficaces à des chanteuses ou chanteurs américains à belle gueule pour qu'ils en fassent des tubes. ABBA sont les avatars d'une époque plus simple et plus glorieuse dans l'histoire musicale du pays, où des compositeurs du cru au physique très ordinaire pouvaient faire équipe avec leurs épouses modérément séduisantes et simplement chanter ces foutues chansons eux-mêmes, tout ce beau monde perché sur des boots à talons hauts avec des tenues scintillantes, arborant un sourire maniaque dès qu'une caméra faisait mine de se tourner dans leur direction. Même la vacuité des paroles d'ABBA s'est révélé être, avec le temps, un sacré atout pour le groupe. C'est ce qui a permis à « Dancing Queen » de devenir un hymne gay, et c'est une des raisons pour laquelle Mamma Mia ! fonctionne si bien comme comédie musicale. Il existe une ligne ténue qui entre les chansons qui ne parlent de rien et les chansons qui parlent de tout, et ABBA a su mettre le doigt dessus de manière magistrale.

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Je pense que l'Histoire sera clémente envers ABBA ; parce qu'ABBA en a déjà écrit les putains de grandes lignes. Le musée ABBA simplifie et « muséifie » la trajectoire générale du groupe – en gros : les leaders de deux des plus gros groupes de Suède deviennent meilleurs amis, puis chacun d'eux épouse une chanteuse connue, ils forment ensuite un groupe qui accouche de tube sur tube jusqu'à ce que les deux couples divorcent, puis 20 ans plus tard arrive Mamma Mia ! et tout le monde chez ABBA empoche une quantité de fric indécente, fin. Ou plutôt nouveau départ. Une partie de l'exposition est consacrée à la période pré-ABBA, qui inclut surtout la moitié des véhicules ayant servi aux tournées de The Hootenanny Singers et The Hep Stars, premiers groupes des membres Björn Ulvaeus et Benny Andersson – la moitié oui, comme vous le verrez plus bas. Une autre partie de l'exposition retrace la période « En Route vers la Gloire » d'ABBA, et elle nous raconte comment Ulvaeus et Andersson, accompagnés de leurs femmes respectives Agnetha Fältskog et Anni-Frid Lyngstad (toutes deux déjà stars à part entière à l'époque), ont persisté à écrire ces chansons dont personne n'avait rien à foutre jusqu'à ce que leur single « Waterloo » ne remporte le concours de l'Eurovision en 1974 et qu'ils deviennent énormes. Puis il y a une salle dédiée à l'âge d'or d'ABBA, où on peut par exemple voir la table de mixage sur laquelle ils ont élaboré la plupart de leurs albums. Il y a des espaces consacrés à la perspicacité en affaires de leur manager, à leurs costumes de scène, à leurs innombrables disques d'or et de platine, leurs micros, leur matos de studio, et aussi leur rituel d'avant-concert.

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Il va sans dire que l'endroit est rempli d'une quantité inhumaine de statues d'ABBA (sur le site internet du musée, une bannière vous invite : « ILS RAYONNAIENT À L'ÉPOQUE. ILS SONT RAYONNANTS AUJOURD'HUI. – VENEZ AU MUSÉE VOIR LES RÉPLIQUES D'ABBA EN TAILLE RÉELLE ! ») Et par dessus tout, on a droit a un paquet d'appareils interactifs, qui sont tous – au minimum – relativement déroutants. On trouve par exemple une fausse table de mixage sur laquelle on peut s'essayer à foirer le mix d'un morceau d'ABBA, un certain nombre de cabines de karaoké dédiées à ABBA, et une machine absolument terrifiante qui scanne votre visage pour le mettre sur le corps d'un membre du groupe, et ainsi créer votre « ABBA-tar » (voir plus bas). Il y a aussi, fait assez improbable, une machine interactive qui vous parle de Watain. Mais cette machine est difficile à trouver, et elle est en suédois, bien à l'écart dans la section Hall Of Fame du musée, une zone tellement secondaire que les gérants de l'endroit ont seulement jugé bon de traduire une faible portion des textes en anglais. Le musée ABBA, au contraire, est pourvu de traduction anglaise pour pratiquement tout.

Grâce à ce musée, j'ai appris tellement de conneries inutiles sur ABBA. Je sais maintenant que le nom originel d'ABBA était Björn & Benny, Agnetha & Anni-Frid, et qu'au début de leur carrière ils ne comprenaient pas pourquoi ça n'intéressait personne, jusqu'à ce qu'ils réalisent que leur nom était naze. Je sais maintenant que leur manager Stig Anderson était un homme extrêmement austère mais souvent chaleureux, car le musée ABBA s'est évertué à me le répéter. Je sais maintenant que Björn et Benny ont écrit les plus gros tubes du groupe assis à une table de cuisine, car le musée ABBA expose une réplique de la cuisine dans laquelle ils ont écrit des chansons comme « Waterloo », « Mamma Mia » ou « Dancing Queen ». Je sais maintenant qu'ABBA étaient des pionniers dans le domaine émergent de la production de vidéos musicales et que leur signature visuelle comprenait différentes combinaisons des visages de chaque membre, parce que le musée ABBA projette un documentaire sur les clips vidéos du groupe en boucle. Je sais maintenant que l'hélicoptère de la pochette d'Arrival (l'album avec « Dancing Queen ») est extrêmement petit, parce que quelqu'un l'a fait rentrer dans une salle du Musée ABBA.

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Mais plus que tout cela réuni, le musée ABBA est un monument dédié au succès absolument ahurissant qu'a rencontré le groupe. À partir du moment où ils se sont dotés d'un nom affreux-mais-pardonnable, ils n'ont pas seulement écoulé des stocks déraisonnables de disques et généré une quantité déraisonnable d'argent, mais également légitimé la Suède comme un lieu qui produit de la musique, ce qui implique que tout le monde, d'Ace of Base à Icona Pop en passant par Watain leur doit au minimum un peu de gratitude (ou peut-être, dans le cas de Watain, un sanglant sacrifice).

À ce jour, ABBA sont à la musique pop suédoise ce que les Beatles sont au rock, ou James Brown au funk – un groupe ayant mis en place un ensemble de nouvelles références musicales révolutionnaires. Si les Beatles furent les inventeurs de la musique moderne et James Brown le pionnier d'une pose, d'une attitude et d'une tension qui firent des émules sur des générations, ABBA ne furent ni plus ni moins que l'acte fondateur de l '« IKEA-ification » de la pop. Leur musique était à première vue relativement vide, insignifiante et sans danger, mais leurs mélodies étaient tellement en béton, les structures de leurs chansons tellement pures, comme un diamant ou un bureau Malm rutilant, que les gens n'ont pas eu d'autre choix que d'accepter leur génie.

Et puis il y a le niveau hallucinant de détail qu'ABBA mettait dans tout ce qu'ils faisaient. « S.O.S » a été écrite en Ré mineur, ce qui en fait une chanson très, très difficile à interrompre étant donné que, selon les mots de Nigel Tufnel dans Spinal Tap, « ça fait instantanément pleurer les gens. » Tout aussi impressionnant, « Move On » est construit sur une mesure rythmique de valse – à contre-pied des rythmes four-to-the-floor auxquels avaient recours nombre de leurs contemporains. Dans « Money Money Money », le groupe joue une note différente à chaque fois qu'ils prononcent le mot « money ». Bien sûr, ABBA n'avait aucune obligation de faire tout ça, mais leur musée avance qu'un groupe, dont le boulot était d'écrire d'énormes tubes pop monolithiques à portée internationale, n'aurait pas valu le coup s'il n'avait pu placer toutes ces petites fioritures dans sa musique.

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L'ABBA-tar de l'auteur

C'est cette tendance à considérer une grande œuvre d'art de la même manière qu'on pourrait voir un produit commercial lisse et sans aspérité, en associant les excentricités et les personnalités de ses créateurs à la technique de création plutôt qu'au message véhiculé lui-même, qui rend une grande partie de l'art scandinave intéressant. Par exemple, pour qui n'a jamais entendu parler de l'auteur norvégien Karl Ove Knausgaard, dont on a dit un jour « Voilà, ce mec écrit juste des bouquins qui le décrivent en train de faire des trucs normaux, les procédés littéraires qu'il emploie sont plutôt clichés, et ses dialogues manquent vraiment de naturel, mais on le considère comme un des plus grands auteurs vivants du monde ! », il y a de quoi rester perplexe. Mais si on prend la peine de se poser et de lire un de ses livres, on finit par comprendre la raison de son écriture, qui est complètement différente du but affiché d'« écrire quelque-chose d'important. » (Pour ceux que ça intéresse, sachez qu'apparemment, Knaussgaard déteste la Suéde, même s'il y vit toujours)…. Et c'est foncièrement le même principe avec ABBA – une chanson comme « Waterloo » ou « Dancing Queen » ne pourra jamais rivaliser avec le niveau de profondeur qu'atteint un Bob Dylan dans son texte, mais il suffit juste de l'écouter une fois pour qu'elle reste gravée dans sa tête pour l'éternité. Et ça, ce n'est pas rien.

Le groupe lui-même ayant activement participé à la création du musée, ce dernier brille par ses omissions flagrantes. Il ne fait que brièvement mention des divorces d'Agnetha et Björn et d'Anni-Frid et Benny – divorces à l'origine de la séparation du groupe –, et à en croire les indications forts charmantes qui parsèment le musée, le groupe ne traverserait qu'une période de hiatus, alors que ses membres ont eux-même affirmé à de nombreuses reprises qu'ils n'enregistreraient jamais plus rien de neuf ni ne donneraient plus de concert ensemble. Bien qu'ABBA aient leur cortège de détracteurs (ils ont été un jour décrit comme « l'ennemi » par le légendaire rock critic Robert Christgau), le musée préfère ignorer tout ça en consignant dans le coin d'une pièce un poster rassemblant deux mini-essais au ton ambigu qui décrédibilisent gentiment les scènes musicales suédoises progressites. Il faut passer le musée au peigne fin pour trouver des preuves que d'autres groupes qu'ABBA ont existé en Suède, avant de se voir expliquer que leur musique était globalement à chier.

Et puis il y a aussi le fait que le musée ABBA n'accepte que les cartes de crédit, ce qui semble plutôt normal étant donné que le taux – ahurissant – de transactions effectuées par carte en Suède s'élève à 80 % et que le pays n'est pas loin d'abandonner complètement le recours à l'argent liquide. Mais ça se corse quand on se souvient que le porte-parole officieux du « tout dématérialisé » en Suède n'est autre que Björn Ulveas qui, dans une déclaration publiée sur le site web du musée, avance que renoncer à l'argent liquide permettrait de réduire le crime lié au trafic de drogue (haha !). Même si on passe sur le fait que c'est le truc le moins rock'n'roll qu'on puisse imaginer, il y a quelque-chose de vraiment inquiétant dans la façon qu'a le musée ABBA de nier l'existence de tout ce qui n'est pas 100 % peace.

Rien que d'afficher cet immense sourire à longueur de temps a fait passer ABBA pour un groupe beaucoup plus flippant que n'importe quel autre rocker provoc ne l'a jamais été – sans déconner, essayez de regarder la vidéo de « Waterloo » sans frémir. Cette marche forcée sur la route de la joie, guidée par le musée, qui explique qu'ABBA était le seul groupe suédois de l'univers jusqu'à qu'ils choisissent délibérément d'arrêter la musique pour permettre à d'autres groupes locaux d'exister, laisse presque un goût de totalitarisme dans la bouche. Ceci n'est pas du tout un plaidoyer contre les sectes, le groupe ou le musée ABBA – il renvoie l'image parfaite de ce qu'était ABBA en tant que groupe, même si c'est une image horrible de la réalité. Mais franchement, qui a envie de vivre dans la réalité ? La réalité est triste et mal foutue. Elle est synonyme de chaos, de conflits, et de mort inévitable. Ce qu'il y a de terrifiant et de magique chez ABBA, c'est qu'ils ont trouvé le moyen d'exister pleinement en dehors de cette trivialité si déprimante, en cherchant l'immortalité dans l'ordre, la joie et les bottines blanches. Drew Millard est sur Twitter.