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Music

Le rap et les sectes de l'Islam

De Kool Herc à RZA en passant par Public Enemy, Rakim ou Mos Def, le hip-hop des années 80 et 90 a été influencé de près ou de loin par les préceptes de Malcolm X ou Louis Farrakhan.

Louis Farrakhan (photo - Jim Bourg)

Octobre 2015, la Million Man March a lieu pour la deuxième fois à Washington DC. Elle fait écho à la première marche organisée en 1995 par le leader de la Nation of Islam, Louis Farrakhan, une nouvelle occasion de mettre en lumière les conditions de vie déplorables des hommes noirs. Dans le public, on peut croiser Chuck D, Russell Simmons, Puff Daddy, Snoop Dogg, Common… perchés aux lèvres du leader controversé pendant qu’il évoque pour la première fois, publiquement, les rumeurs sur sa participation à l’assassinat de Malcolm X.

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Une congrégation de rappeurs aux rassemblements NOI est loin d’être exceptionnelle, « l’Islam est la religion officieuse du hip-hop » écrit le journaliste Harry Allen. De la Zulu Nation d’Afrika Bambataa et DJ Kool Herc au Wu-Tang de RZA, il fut un temps où mentionner les enseignements d’Elijah Muhammad était la référence obligatoire. Les rappeurs se revendiquaient alors de plusieurs groupes musulmans, qui pour certains n’avaient de musulman que le nom.

Mais d’où vient cet Islam ? Quelle est la réelle étendue de cette influence ? Qui sont les messagers de ce rap islamique ? Mainmise occultée ou souvent reléguée au rang de simple tendance, ces divers groupuscules ont pourtant insufflé au hip-hop une intention politique, un lexique et une énergie unique.

Quels Islams ?

Noble Drew Ali

La pratique de l’Islam par les Noirs d’Amérique remonte à l’arrivée des premiers esclaves africains mais tout le monde s’accorde à dire que la première « secte » islamique noire a été créée par un certain Noble Drew Ali. Fils d’anciens esclaves et élevé par des Indiens Cherokee, Noble Drew Ali, né Timothy Drew en 1886, affirme que les Noirs sont descendants des Maures (peuple arabo-berbère du Maghreb). Après un séjour en Egypte, il retourne aux États-Unis avec la ferme intention d’aider les Noirs Américains à retrouver leur religion originelle, « l’islamisme » qu’il distingue de « l’Islam arabe, une orientation de maître d’esclave ». Selon lui les hommes noirs sont tous des prophètes, il prétend lui-même être la réincarnation de Jésus, du prophète Mahomet et de Bouddha. En 1913, il crée The Moorish Temple Of America (le temple maure d’Amérique) et rassemble rapidement d’autres illuminés.

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C’est après la mort de Noble Drew Ali en 1929 à Chicago, qu’émerge le fondateur de la Nation Of Islam W.D. Fard à Détroit. Fard transforme la religion d'Ali en science qui repose sur une théorie, celle de Yacub. L’homme originel serait noir et un jeune scientifique prénommé Yacub aurait créé le diable, l’homme blanc, il y a 6000 ans. Fard présente son Islam en tant que solution au règne de la suprématie blanche et promet de délivrer les noirs Américains. Il enseigne à ses anti-yacubiens « qu’ils sont inscrits à la Nation Of Islam, qui n’a ni acte de naissance, ni commencement, ni fin et est aussi vieille que le soleil, la lune et les étoiles » et les fidèles sont invités à abandonner leurs noms d’esclaves pour des « noms vertueux» (righteous names). Surveillé et traqué par la police pour diverses histoires liées à ses enseignements (des sacrifices entres autres), Fard finit par disparaître de la circulation. Son disciple Elijah Muhammad est nommé nouveau dirigeant et élève Fard au rang de « Allah ».

La suite de l’histoire on la connaît, la NOI gagne sa popularité durant les années 50 avec l’avènement de Minister Malcom X au Temple N°7, l’aile NOI de Harlem. Son éloquence et son idéologie crédibilisent la Nation of Islam et l’installe comme un espoir pour une population noire américaine d’Harlem qui, pour reprendre les mots de James Baldwin « vit dans un territoire sous occupation policière blanche ».

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La Five-Percent Nation of Gods & Earths

Clarence 13X (à droite) accompagné de ses « Gods »

Clarence 13X vient aussi du Temple N°7. Membre de la NOI depuis 1961, il fait partie de son organe de défense : le Fruit of Islam. C’est en apprenant assidument The Supreme Wisdom Lessons (les leçons de sagesse suprême), une série de questions/réponses entre Fard et Elijah, accessoirement textes fondamentaux de la NOI, qu’il entre en conflit avec leurs enseignements.

« Pourquoi adorer un métis, demi homme noir (Fard), alors que l’homme noir est censé être le dieu de l’univers ? » Pourquoi ne pas être « Allah » lui-même ?

Pris dans une spirale de questionnement et surement motivé par une pointe de mégalomanie, Clarence quitte la NOI et fonde la Nation des Cinq pour Cent (Five Percent Nation), aussi appellée NGE, The Nation of Gods and Earths. Son raisonnement est simple et directement issu des Supreme Wisdom Lessons qui divisent la population en pourcentage : 85 % sont des pauvres ignorants qui ne connaissent pas le vrai Dieu, 10 % connaissent la vérité mais exploitent les 85 % de misérables et les 5 %restants sont les « Poor Righteous Teachers » (pauvres enseignants vertueux) qui reconnaissent l’homme noir en tant que Dieu et enseignent « la paix, la justice et l’égalité à tous les hommes ».

Clarence considère les Five Percenters comme des scientifiques capables de démontrer tout ce qu’ils savent. C’est pourquoi il crée avec son acolyte Abu Shahid, l'alphabet suprême et les mathématiques suprêmes, un système de numérologie attribuant une valeur essentielle à chaque chiffre (de 1 à 10). Ainsi 1 signifie le savoir (Knowledge), 2 la sagesse (Wisdom) et 3 la compréhension (Understanding). Le chiffre 7 est tout aussi important parce qu’il représente la divinité, God. Les mathématiques et l’alphabet sont, en théorie, des codes que seuls les initiés Five Percenters comprennent. Ils s’en servent également pour décomposer les mots, ce qui transforme l’Islam en « I Self Lord Am Master » et Allah en « Arm Leg Leg Arm Head ».

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La Allah School in Mecca de Harlem

Sous la Five Percent Nation, les hommes noirs sont des Dieux et contrairement aux musulmans de la NOI, ne s’encombrent pas de règles. La vie monogame et sans addictions exigée par la NOI n’est pas une obligation. Clarence 13X est lui-même accro aux jeux d’argent et multiplie les relations extra-conjugales. Sa secte présentée comme un « mode de vie » plus qu’une « organisation religieuse » s’insère lentement dans la vie des adolescents des rues de New York, faisant des Five Percenters une partie intégrante du paysage de Harlem (rebaptisée « The Mecca ») et Brooklyn (« Medina »).

L’élan de Clarence est coupé court en 1969, l’année où il meurt assassiné. Transformés en brebis égarées sans leur maître, les Gods se déciment de l’intérieur entre crimes de gangs organisés, violence et prison. Cependant, le début des années 70 marque l’arrivée d’un genre qui vient se nourrir des enseignements de Clarence et redonne à la secte un rayonnement mainstream inattendu.

Les Poor Righteous Rappers

RZA dans un dossier sur la NGE (Vibe magazine 2008)

Dans son livre The Five Percenters, Islam Hip Hop and the Gods of New York (2008), Michael Muhammad Knight note que la connexion entre le hip-hop et les 5 % remonte aux premiers gigs de Clive Campbell connu sous le nom de DJ Kool Herc, le père du rap. Évoquant le début des années 70, période durant laquelle il introduit le jamaican style (fait de rimer sur le son de ses vinyles) au peuple de l’Ouest du Bronx, il se souvient : « les membres de gangs nous aimaient parce qu’ils ne voulaient pas gâcher ce qu’il se passait. Beaucoup de Five Percenters avaient l’habitude de venir à mes fêtes… On les appelait ‘les gardiens de la paix’, et ils me disaient toujours ‘Yo Herc ! Ne t’inquiète pas.’ Donc on passait juste du bon temps. »

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Les Gods, pionniers du wild style ? (photo - Jamel Shabazz)

Alors comment est-ce qu’un mode de vie réservé à un cercle fermé a pu se propager au point d’investir la culture populaire new-yorkaise ? Tout s’explique par la case prison. Entre les années 70 et 80, une augmentation exponentielle des incarcérations des Noirs a lieu et s’explique de plusieurs manières : le passage d’une loi pénale en 1967 qui réduit les possibilités de libération pour bonne conduite, le renforcement d’un « complexe industriel carcéral » et les années crack cocaïne. La prison se transforme donc en un lieu de recrutement de choix pour les adeptes de doctrines qui prônent la conscientisation. À ce sujet, le mogul du hip-hop Russell Simmons le dit lui-même : « si la Nation Of Islam est une religion qui trouve des convertis en prison, les Five Percenters trouvent leurs convertis sous la prison. C’est comme que ça marche dans la rue. »

Des anciens détenus aux rues de New York, le savoir ésotérique des Five Percenters commence à infuser le hip-hop. On les crédite par exemple comme étant à l’origine de la B-Boy stance, la pose bras croisés sur la poitrine (que les Gods appellent « stand in your square ») et qui est reproduite à l'infinie au début des 80's. Mais c’est surtout l’influence lexicale des Gods dans le rap qui est notoire avec l’utilisation du vocabulaire des Five Percenters dans l’argot. Il y a le fait de « balancer du savoir » (dropping knowledge /science), notion essentielle des Five Percenters, le « Peace ! » qui vient de « Peace God », « What up G ? », G ne signifiant pas Gangsta à l’origine mais bien God, « Word » version courte de « Word is bond », « Cipher » qui est à la base le cercle formé par les Gods autour de celui qui partage son savoir… Sans oublier l’Alphabet et les Mathématiques qui créent la technique du maniement des mots mis en pratique à la perfection par Rakim sur « The Mystery (Who Is God?) ».

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La philosophie des Gods dans le hip-hop, aussi appelée « God Hop », inonde les radios spécialisées dès la fin des années 80 et la « Knowledge of Self » devient le mantra des rappeurs de la côte Est. Les MCs officiellement Five Percenters ne ratent pas une occasion de rappeler leurs convictions « I’m a God, G is the seventh letter made » rappe Rakim sur « No Competition », on peut aussi citer RZA et Ol’ Dirty Bastard du Wu-Tang. ODB avait d’ailleurs décidé d’appeler son deuxième album The Black Man is God, The White Man is The Devil, titre rejetté sans doute par son label au profit de Nigga Please. D’autres Five Percenters renommés : Busta Rhymes, Brand Nubian, Big Daddy Kane, Queen Latifah… et plus récemment Jay Electronica.

Jay Z arborant la chaîne des Five Percenters, Beyoncé amusée

En ce qui concerne les officieux, ceux dont la discographie grouille de références à la NGE mais qui ne sont pas réellement de la famille des Gods, Nas mène la danse, sur son morceau « U.B.R (Unauthorized Biography of Rakim) » par exemple. Il est suivi de près par Jay-Z qui retourne les médias américains en 2014 en arborant une chaîne à l’effigie de l'organisation au Barclays Center. Du côté des musulmans sunnites, il y a évidemment le « Mathematics » de Mos Def qui s’inspire des Supreme Mathematics. Il ne serait pas maladroit de dire que tous les rappeurs qui ont grandi dans le New York des années 80 ont eté exposés d’une manière ou d’une autre aux préceptes des Gods. Certains ont décidé de creuser, d’autres ne se contentent que de citations superficielles.

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Les mélodies de Malcolm

Public Enemy en 1989

Même si la source initiale du rap islamique est la Five Percent Nation, les rappeurs finissent par embrasser la rhétorique nationaliste noire, politique venue de la Nation Of Islam. En 1983, Keith Leblanc ouvre le bal en samplant pour la première fois le discours du « Ballot or Bullet » de Malcolm X sur « No Sell Out », s’ensuit le début de l’obsession du rap politisé pour Malcolm. Selon Naeem Mohaiemen, auteur de l’essai Fear of A Muslim Planet: The Islamic Roots Of Hip Hop, la voix du Minister résonne dans le rap plus d’une centaine de fois durant les années 80 et 90.

Ja Rule, P. Diddy, LL Cool J et d'autres, entourant Louis Farrakhan au Hip Hop Summit 2002

L’autre élément qui réveille l’intérêt des rappeurs pour le messager de la NOI est X, biopic sur le leader noir réalisé en 1992 par Spike Lee. L’adaptation cinématographique rend sa vie et ses idées aussitôt accessibles pour une jeunesse noire fan de hip-hop et délaissée par l’Amérique post-industrielle. De pimp à vertueux, de prisonnier à fédérateur, de pêcheur à musulman, cette jeunesse pauvre s’identifie à lui parce qu’il représente le champs des possibles. Comme Malcolm X dans les 60's, le rap dérange dans les 80's et l’Amérique peine à contenir la puissance de ses représentants acharnés allant jusqu’à renommer Public Enemy, « groupe le plus dangereux en activité ».

Louis Farrakhan entre Young Thug et 2 Chainz, 2015

La répression n’a pas marché, Kendrick Lamar le confirme près de 30 ans plus tard quand il déclare en 2014 « l’autobiographie de Malcolm X a changé ma vie ». L’ombre de Malik El-Hajj Shabazz continue de planer sur une nouvelle génération de rappeurs activistes à la recherche d’un modèle à suivre.

Aujourd’hui l’Islam dans le Rap se fait rare. Les conversions à l’Islam traditionnel ou à celui de la NOI ont diminué considérablement à cause de l’islamophobie ambiante de l’après 11 septembre. Le contexte socio-politique des décennies qui ont vu naître ces groupes était propice à leur éclosion, ce qui est moins le cas en 2016.

Louis Farrakhan est le seul vestige de la NOI. Beaucoup le considèrent toujours comme une figure importante de la communauté mais par dessus tout, un guide spirituel. Les rappeurs Five Percenters quant à eux se comptent sur les doigts d’une main, mais leur influence, longtemps négligée, sera à jamais gravée dans les annales Unsung du hip-hop.

Rhoda Lolojaw est sur Twitter.